3-3. Pertinence contextuelle de l’acte d’énonciation (du mythe)

En amont du processus de saisie du sens, il y a un fait dysphorique d’ordre thymique qui advient à une famille. Les membres de la famille de la mort demandent alors à un chaman de préparer une séance prévue à cet effet. Une fois établi le contrat fiduciaire entre eux, le chaman se comportera comme le psychopompe à un moment de la cérémonie funéraire malmi, une des séquences qui la composent. Il alors enfile les habits royaux et se met à raconter le mythe barigongju (« Princesse abandonnée ») dans la mise en scène rituelle dont on vient de donner une description. Le chaman ainsi déguisé assume le dire mythique ici et maintenant à la place (et en présence) des proches du défunt afin que ce dernier puisse renaître dans le monde autre. Le chaman-conteur remplit le rôle d’actant d’énonciateur qui représente l’actant-source de l’événement chamanique. Quant à ce dernier, c’est une des pures positions qui se dessinent de façon relationnelle dans le champ de tension intentionnelle. En termes de sémiotique tensive, il y en a trois qui se modulent sur le continuum d’énergie perceptive : source, cible et contrôle. Il s’agit donc des valeurs positionnelles qui contribuent à constituer la masse phorique en un champ de présence doté de profondeur tensive. La morpho-dynamique qui émerge de ce premier niveau d’organisation du sens porte à montrer la manière qu’a le sujet tensif d’entrer en résonance avec ce qui l’affecte d’extérieur, en l’occurrence la disparition de son proche. Elle est constituée de diverses couches de la signifiance dont le contexte d’emploie du mythe. L’objet-message qui circule par le canal textuel participe donc du processus plus global de communication dans son aspect phéno-physique. Sous cet angle de sémio-genèse, l’actant-source pourra être considéré comme un simulacre imaginaire qui régit l’état modal de l’actant transformationnel-sujet manquant : famille de la mort. L’âme défunte joue le rôle de bénéficiaire de ce type de rituel chamanique et elle sera identifiable à l’un des avatars narratifs du protoactant-cible. A titre du point de médiation entre deux mondes hétérogènes, le chaman sera censé occuper l’instance de sélection dans l’ensemble catastrophique. Envisagée de la sorte, la séance chamanique senamgut est un langage figuratif constitué de deux formes de l’expression et du contenu et plonge ses racines dans l’opérativité de l’actant-contrôle, ce dernier étant l’un des contenus locaux qui se dessinent dans la profondeur du champ de présence dont la morphologie est spécifique de la communauté de la croyance chamanique.

De ce processus communicationnel, il sera possible de déduire un certain nombre d’éléments narratifs qui le composent. Il y a un objet-message qui circule entre deux pôles de destinateur (actant collectif d’esprits) et de destinataire (actant-sujet de manque : demandeur de la séance chamanique). Entre eux se situe le sujet de performance (chaman) qui le médiatise à travers le support d’actes magico-rituels qu’il accomplit. L’objet-message n’apparaît pas immédiatement dans le champ de vision du destinataire. Sa perception doit être canalisée par la performance sémiotique que le chaman opère en mobilisant ses compétences requises. Dans une perspective socio-sémiotique on pourra considérer cette performance sémiotique comme un signe-action tel qu’il est produit et interprété dans le contexte d’une interaction socio-culturelle, en l’occurrence la cérémonie funèbre constitutive du couplage structural qui lie l’actant collectif humain (le chaman et sa clientèle) à son entour.

En gardant à l’esprit l’espace de référence qui contraint le potentiel du discours mythique, regardons-en de près la structure sémantique interne.

Résumé

C’est l’histoire d’une princesse abandonnée par ses parents mais qui, pour les sauver, ira chercher un remède magique dans l’autre monde.

La nuit des temps, il y avait un roi qui voulait avoir un fils comme successeur du trône. Auparavant ses parents étaient allés consulter l’oracle auprès d’un voyant d’Etat au sujet du mariage de leur fils. Il leur dit ; si vous attendez l’année de bonne augure pour cela, tout ira bien. Sinon, votre fils aura sept princesses de sa future femme. Les parents du roi impatients de le voir se marier n’avaient pas écouté la parole du voyant en se disant que tout ce qu’il prévoit n’est pas forcément correct. Donc le mariage a eu lieu avant que le bon moment revienne. Comme c’est déjà prévu par l’oracle, la reine donne naissance jusqu’à six princesses. A la vue de la septième fille qui vient de voir le jour, le roi se met en colère et ordonne qu’on l’abandonne. On l’a enfermée dans un coffret qui a été jeté dans une rivière. En flottant au gré des vagues, elle arrive au bord d’une contrée située dans l’au-delà. C’est Bouddha qui l’a trouvée et il l’a confiée à un vieux couple qui l’élèvent.

Le temps passé, la princesse abandonnée arrive à l’âge adolescent et demande à ses parents adoptifs qui elle est. Face à cela, ils tergiversent. Pendant ce temps, le roi et la reine tombent gravement malade. D’après l’oracle qu’ils ont eu, ils sont tels qu’ils sont parce qu’ils ont abandonné leur propre enfant. Le seul moyen de les guérir est qu’ils prennent un élixir qu’on ne peut trouver que dans l’autre monde. Alors ils envoient un vieux ministre de haute fonction la chercher. Dirigé par un troupeau de corbeaux et pies, il finit non sans difficultés par retrouver la septième princesse et revient avec elle. Réjouis de la revoir en vie, le roi et la reine lui demandent pardon. A présent qu’ils vont de pire en pire, ils réunissent toutes leurs enfants dans son palais pour savoir à tour de rôle qui pourrait aller chercher le remède dans l’autre monde. Les premières six filles qu’ils élevaient par leurs propres mains refusent cette tâche périlleuse sous tels ou tels prétextes. Ils s’arrêtent devant la septième princesse et lui demandent si elle pourrait l’accepter. Elle répond alors que oui en disant ;

« J’y irai chercher le médicament, parce que je vous dois beaucoup pour ma vie d’ici-bas et que vous aviez déjà pris de soins de moi pendant dix mois de grossesse ».

Elle se déguise alors en homme en sortant du palais et maintenant elle est toute seule sur le chemin. Mais elle ne sait ni où aller, ni quoi faire. A ce moment-là, il y a un troupeau de corbeaux et pies qui apparaissent et ils l’amènent là où elle était auparavant. Elle y rencontre Bouddha qui se promène avec ses disciples. Touché par son amour filial, il lui donne une canne de moine. En route, elle voit des milliers de milliers d’âmes incarcérées en prison et elles lui implorent de les en sortir. Grâce à la canne de Bouddha qu’il a agité devant l’imposant portail de la prison, la princesse abandonnée le brise pour les en délivrer. Tenus au courant de cet acte désobéissant, les Dix Rois qui en sont responsables envoient chercher son auteur qu’on mettra en prison. Mais une fois de plus grâce à la canne de Bouddha, elle en a aplati l’entrée. Après avoir compris la raison de sa venue en ce monde autre, les Dix Rois font venir la princesse et lui apprennent l’endroit où se trouve Mujangsung, détenteur du mystérieux médicament qu’elle cherche.

Chez lui elle a mis neuf ans à faire de petits besoins. Après neuf ans de travaux ménagers, il lui demande encore d’accoucher de sept fils en échange du remède. Ce qu’elle accepte ne serait-ce que parce que ceci est nécessaire à son obtention. Une fois réalisées toutes ces tâches, Mujangsung livre à la princesse le médicament qui est en réalité fait de trois sortes de fleurs ; fleur de la respiration, fleur de la chair et fleur des os. Accompagnée des enfants et de leur père, l’héroïne se met en route de retour au monde des vivants où ses parents malades l’attendent. Arrivant à leur palais, elle voit le cortège funèbre de ses parents en sortir et se précipite au cercueil qu’elle ouvre. Elle applique la fleur de la respiration à leur nez, la fleur de la chair à leur peau, la fleur des os à leurs os. Le roi et la reine reviennent alors à la vie en disant :

« Quel long sommeil ! ».

En récompense, les rois et reine demandent à la princesse abandonnée ce qu’elle voudrait devenir. Elle répond que c’est l’esprit protecteur des morts qu’elle veut devenir. Ainsi se transforme-t-elle en divinité qui agit pour le bien-être des morts qu’elle guide en l’au-delà.

On vient de résumer le contenu de l’épopée mythique dont le volume est considérable (de deux à trois heures de récitation). Vu l’étendue quantitative du récit, il nous a fallu procéder à la sélection de ses périodes qui nous concernent directement dans la procédure analytique. Le choix des matériaux textuels 1 a été fait en référence au critère narratif, c’est-à-dire que l’on prend en considération trois pivots narratifs : phase initiale (abandon de l’héroïne par ses proches), épreuve qualifiante (les exploits qu’elle fait dans l’autre monde) et phase finale (guérison de ses parents et sa divination). Les parties textuelles ainsi sélectionnées constituent le corpus sur lequel nous travaillerons dans la procédure analytique. Nous commencerons par le côté narratif du mythe.

Notes
1.

Nous renvoyons le lecteur à l’annexe à la fin de la présente thèse. On y trouvera la traduction française du mythe qui est de nos faits. Ce n’est qu’à titre indicatif qu’elle est présentée. Nous travaillons sur la version originale.