2. Plan de l’expression culinaire

Si la classification dont il est question est bonne, chaque paradigme devra également avoir une valeur distinctive, par exemple, sur le plan de manières de table, substance de manifestation culinaire, qui est l’une des modalités sémiotiques constitutives de l’ensemble rituel. L’hétérogénéité de son plan d’expression n’empêche que chacune de ces modalités sémiotiques contribue à sa manière à en articuler le contenu plus ou moins homogène qu’est le sentiment religieux éprouvé par l’homme. C’est ce qu’on constate. En effet, on réserve à part une table de mets au destinataire de la séquence sungjugut, ce qui est loin d’être généralisable pour des esprits moins importants (à titre illustratif, nous donnons une image ci-dessous).

L’endroit où la table de mets sera posée n’est pas aléatoire. Il dépend de la fonction que son consommateur assume dans le système de croyance chamanique. Dans notre cas, la séquence sungjugut se poursuit là où a été faite la séquence jesukgut qui la précède immédiatement. Même si cela est variable en fonction des conditions matérielles du foyer où le rituel se déroule, c’est généralement dans la chambre à coucher principale que les deux séquences rituelles auront lieu. Le fait que la séquence sungjugut soit accompagnée d’une table de mets spéciale nous conduit à dire que l’esprit à qui elle est destinée est un objet du monde qui pourra être traité en termes de pertinence culinaire. Dans l’univers de référence de son observateur, il s’avère une figure de perception saillante. C’est la raison pour laquelle nous regardons de près la manière de table. La composition en est la suivante :

La figure-objet du monde sensible qu’est l’entité spirituelle sungju se manifeste de la sorte sur le plan d’expression culinaire du langage rituel. Nous la définirons comme une hypothèse (ou habitude interprétative) que son observateur formule à propos du processus de transformation existant entre les qualités plastiques de la manière de table, d’un côté et le « signifiant » à quoi leur combinaison sera reconnue comme le formant figuratif lié à son « signifié », d’autre côté. Le « référent » du discours-énoncé culinaire est un construct issu de cette transformation. A la différence d’un certain Lévi-Strauss qui chercherait à découvrir le « code » du langage culinaire, nous nous intéresserons, pour notre part, à comprendre son aspect « pragmatique » (rapport du langage au sujet d’énonciation) en en décrivant la topographie.

En avant de la table, on installe du sungjusiru, sorte de gâteau de riz garni de haricots rouges. Il est tel qu’il est contenu dans le cuiseur en terre cuite. Au sujet de la forme de sa présentation, on rapporte aussi que dans la région capitale de la Corée du Sud on fait un tas de riz et le couvre d’une feuille de papier blanche. En dessus on superpose le gâteau de riz. Du point de vue de l’anthropologie symbolique, le riz est l’un des attributs de l’esprit à qui renvoie le système de manière de table. Il est une métonymie du concret pour la propriété abstraite.

Derrière le sungjusiru, sont disposés sur le même rang trois espèces de légumes, d’un côté (à droite) et les objets liquide et aquatique, de l’autre (à gauche). Le repérage de quatre points cardinaux est pertinent pour la disposition des objets rituels. La cosmogonie rejoint ici l’art culinaire. On en déduira une opposition figurative /Terre/ vs /Eau/ qui est corrélée avec l’axe longitudinal de l’actant d’observateur. Les deux chandeliers sont posés verticalement à peu près au milieu de la table de mets. La ligne invisible qu’ils dessinent horizontalement semble diviser le plan de la topographie en deux parties kinésico-proxémiques /Rapproché/ et /Eloigné/. Plus proche du centre d’observation, les éléments de la Nature, /Terre/ et /Eau/, sont en rapport différentiel sur le plan d’expression culinaire du langage rituel. Plus loin est posée une cueillette, soit fruitière, soit de noix. Les qualités sensibles qui occupent l’arrière-plan de la manière de table apparaissent sous l’angle d’une affectivité tactile qui module sur l’échelle scalaire /Douceur/ - /Dureté/. Les degrés d’intensité perceptive s’associent à des valeurs proxémiques /Proche/-/Distancié/ qui se modulent sur l’échelle d’étendue du monde perçu par le corps-observateur. Si on la met en rapport avec l’opposition figurative /Terre/ vs /Eau/ dont l’axe horizontal est saillant, la catégorie proxémique semble faire apparaître l’axe vertical /Haut/ vs /Bas/. Car, perpendiculairement au plan de sol de l’observation, les arbres fruitiers qu’on voit en arrière de la table sont plus hauts que les légumes et donc plus proches du ciel. En ce sens, la figure /arbre/ est de même à manifester un autre élément figuratif /Air/. En revanche, elle est une image en miroir inversé de /Eau/ avec profondeurs. De là vient une homologation que l’on peut constater sur l’axe frontal (anté- et postérieur) de l’observateur : /Proche/  : /Distancié/ = /Bas/ : /Haut/. Comme on l’a dit, les deux secondes valeurs des côtés de l’équation sont investies dans les termes de l’opposition /Terre/ vs /Eau/ perçus sur l’axe latéral de la position d’observation. Quant aux deux autres valeurs de l’homologation, elles sont caractéristiques de la gradience d’affectivité tactile dont le terme /Air/ est le support de manifestation. Cela dit, Il conviendra ensuite de donner le rôle de fonction tensive à la figure /arbre/ dans la mesure où elle permet de distribuer les deux types de valences sur le plan d’expression du langage culinaire.

Afin de résumer ce qui vient d’être dit, on se proposera de visualiser la manière de table consacrée à l’esprit sungju de la façon suivante :

Sur la topographie de la manière de table, il y a deux régimes différentiel (opposition Terre vs Eau) et tensif (Air : terme médiateur). Elles s’y délimitent sur l’axe Devant / Derrière. Les termes distinctifs sont en tension avant d’être médiatisés à travers ce qui advient dans le champ de vision de l’observateur. Le degré de tonalité émotionnelle avec lequel le sujet énonçant appréhende le destinataire de la séquence sungjugut contrôle la distribution des figures spatiales /horizontalité/ (Terre) et /profondeur/ (Eau) par le truchement de la figure /fruitier/ (Air).