Cheminement du sens

Dans les pages qui suivent, nous nous proposons en guise de conclusion générale de formaliser les concepts de différents horizons dont nous avons usé tout au long de l’exercice analytique de notre corpus.

En amont d’un parcours de saisie (production et reconnaissance) de la signification, existe une phase de sémio-genèse durant laquelle le sens surgit d’un acte de perception singulier 1 (Deleuze) qui met en relation de complémentarité deux régimes tensifs du graphe existentiel : la zone complexe et la zone neutre. Ils ont chacun les opérateurs de manifestation phéno-physiques, la présence corporelle (zone complexe) et l’unité écologique (zone neutre). En termes phénoménologiques proprement dits, ces opérateurs correspondront à des concepts comme « presque-sujet » et « presque-objet ». Dans l’espace épistémologique représenté par le graphe, les deux proto-actants sont des points topologiques qui, en tant que de pures valeurs casuelles, se déterminent l’un par rapport à l’autre dans un champ de positions noématique. En ce sens, on peut distinguer deux niveaux d’opérativité de l’actantialité en opposant les actants positionnels aux actants transformationnels, selon qu’il s’agira de l’espace tensif ou de l’espace sémio-narratif. Le centre du champ de présence n’est pas une instance déictique sui-référentielle. Il entre en rapport de transitivité avec son corrélat objectal. L’objet de perception contribue ainsi à la genèse de la sémiosis. L’effet d’entropie qui vient de leur rapport d’intentionnalité informe sur le caractère a priori indécis et imprévisible du champ où ils s’immergent. Entre les deux termes du rapport d’intentionnalité, se dessine une dépendance, non pas spéculative, mais efficiente et pratique qui peut se traduire vectoriellement en tension orientée. Cette orientation intentionnelle qui n’est pas loin du concept de couplage structural est bilatérale dans le sens où l’un vise transitivement l’autre qui le saisit en même temps à l’image du cas ergatif. Les actants positionnels puisent leur efficacité dans le soubassement sensible de l’acte de perception.

La valeur topologique qui résulte de la première articulation de ce dispositif sensible permettra à l’observateur de déployer le flux perceptif en profondeur. Ce qui suppose que le champ d’énergies indifférenciées, impersonnelles se transforme alors en champ de présence. Le centre en incarne le « regard » de l’observateur. Quant aux horizons du champ de présence ils peuvent être, soit en extension, soit en rétention, voire en régression en fonction des figures du monde qui y apparaissent et disparaissent. La dimension figurale du discours se laisse entrevoir en filigrane de la modalité épistémique de l’instance d’énonciation. Le savoir figuratif dont elle dispose en fait partie intégrante. La notion de figure est prise ici dans le sens de médi-action entre langage et perception. Le régime visible du champ de présence se donne à montrer la manière dont le corps propre éprouve l’« être au monde » et qu’il remplit l’instance proprioceptive qui permet de construire une dimension homogénéisante de deux hétérogénéités a priori radicales et irréductibles l’une à l’autre. C’est parce que le corps propre est le lieu de médiation du dedans et du dehors qu’il se voit attribuer une fonction de sémio-genèse. Peu importe le nom qu’on lui donne (fonction de seconde génération, fonction sémio-mathématique ou encore seuil pré-sémiotique). Ce qu’il faut prendre en considération, c’est de pouvoir articuler deux niveaux d’opération de la notion de fonction, sémio-génétique et sémiotique proprement dit, si on prend comme démarche la logique relationnelle qui fait que la primauté doit être donnée à la relation au détriment à ses éléments. Ce qui compte pour nous c’est donc de nous interroger sur des modes d’articulation de deux types de sémantiques, du continu et du discontinu. C’est ce que nous avons essayé de démontrer dans la partie théorique de la présente thèse, en présentant trois niveaux de lecture de notre graphe existentiel.

Du point de vue tensif, on dira que le centre du champ de présence procède à articuler sur le mode continu la masse thymique en corrélant deux échelles de valences mises en profondeur tensive, ce qui donne un schéma tensif doté de deux axes d’ordonnées (degrés de l’intensité perceptive) et d‘abscisses (degrés de la quantité méréologique). Les zones d’intersection des points singuliers qui s’y dessinent permettront de rendre compte de la distribution des figures en discours, les parcours figuratifs qui les subsument étant perçus sur fond de configurations thématiques. La grandeur figurative doit être entendue maintenant dans le sens de formant de l’ensemble signifiant, à savoir dans son statut de trait négatif sous le contrôle d’une fonction sémiotique. En profondeur, les figures-valeurs forment un système, « structure élémentaire de la signification », qui est susceptible de forme homologique quand elles sont mises en parallèle avec les objets-figures du monde perçu par le sujet qui en est le centre organisateur. En surface, la figurativité profonde sert de constance perceptive à la visée discursive qui se trouve exprimée à travers le réseau d’isotopies interconnectées en discours-énoncé.

La fonction tensive est en rapport de dépendance avec la fonction sémiotique, rapport qui dérive du principe d’isomorphisme non conforme postulé entre deux plans d’expression et de contenu du langage. La bi-dimensionnalité du schéma tensif en est la conséquence directe qu’on pourra en tirer. Les deux types de corrélations sémio-mathématique, converse et inverse, peuvent jouer dès lors le rôle de fonction de seconde génération par rapport à des figures-valeurs qui s’opposent différentiellement sur l’un des deux plans du langage ainsi qu’à leur solidarité réciproque rendue possible par l’existence d’une fonction sémiotique. Les valences deviennent des fonctifs à l’égard des valeurs.

Il y a le temps révolu où certains prétendaient à l’universalisme du binarisme qui régit les organisations d'oppositions aussi variées que systèmes de signes linguistiques, structures de parenté, systèmes matrimoniaux, échanges de valeurs monétaires, etc. En bref tout système de langage qui repose sur le principe de réciprocité communicative.

Dans la terminologie qui est la nôtre, nous avons distingué trois niveaux de lecture du graphe existentiel en vue de rendre compte du passage entre deux régimes du sens, sensible et formel : niveau tensif, niveau schématique et niveau catégoriel. La fonction de sémio-genèse a été définie comme le potentiel d’un système de signes donné qui repose sur le rapport de complémentarité des trois zones qui composent son espace de référence : zones complexe et neutre, d’un côté et zone simple, d’autre côté. Le postulat épistémologique du graphe en question nous interdit de les articuler en termes hiérarchiques, mais multidimensionnel. Dans l’exercice analytique, cela nous a conduit à représenter d’une autre manière le potentiel du texte « chant de la fondation » en ce qui concerne le rapport de la figurativité spatiale et du champ de présence. En faisant appel au graphe existentiel, nous avons ajouté aux deux échelles de valences du schéma tensif le troisième axe de données factorielles qui interviennent dans le calcul sémio-mathématique de la « passion ». Cela avait pour but de montrer la multidimensionnalité de la tensivité phorique qui contribue au potentiel signifiant du texte quand ce dernier se rapproche de l’espace de référence qui en contrôle l’actualisation. Il en est de même pour le schéma polygone que nous avons mis en avant au terme de l’investigation de deux types de typologies des séances et des textes chamaniques. Nous avons choisi comme critères de classification trois gradients de typicalité (proximité, aspectualité et narrativité) pour représenter l’univers cognitif du centre d’organisation du rituel chamanique.

Au lieu de concevoir la tensivité phorique en termes de précondition de la saisie du sens, force est donc de dire que ce qui advient dans la profondeur du champ de présence ne cesse de s’impliquer dans le mouvement en spirale entre les trois zones du graphe, la morphologie de chacune étant due à la complémentarité des autres.

Désormais le corps propre devra être supposé au coeur de catégorisation dans la mesure où le découpage du monde par langage résulte d’un acte d’énonciation singulier et que cet acte repose à son tour sur la mise en corrélation des données intéro- et extéroceptives qui se fait dans le fond de bruit de l’histoire de couplage structural entre la présence corporelle et l’unité écologique de son entour. La présence du corps propre dans la mise en homogénéisation des univers hétérogènes nous conduit, du point de vue de la phénoménologie discursive, à la dimension esthétique de l’acte d’énonciation. Le degré de tonalité émotionnelle de son sujet est lié à la modalité perceptive /Apparaître/ de l’objet du discours visé de manière à donner le soubassement sensible à la mise en discours dont il est le centre organisateur. Les éléments figuratifs qui la constituent renvoient à son contenu noématique dans la mesure où ils sont envisagés dans ses deux aspects eidétique (gestaltique) et thématique. La visée discursive se donne à voir à travers des opérations comme la perception sémantique basée sur l’équivalence formelle de l’énonciatif et du perceptif.

En jouant le rôle de fonctifs de la fonction phéno-physique qui caractérise la structure noématique de la mise en discours, les composantes de l’énoncé-discours seront ainsi abordées sous l’angle de la morpho-dynamique du sens. Le domaine de recherches morpho-sémantique rejoindra le champ translinguistique si on emprunte le terme à M. Bakthine. La « forme » linguistique (ou tout autre forme sémiotique) deviendra une « substance » de manifestation d’un autre niveau de l’organisation du sens où son sujet appréhende quasi-esthétiquement son objet de discours. La description de l’esthésie du discours en acte (perceptif et énonciatif) gagnera en rigueur formelle. De ce point de vue, les stratégies de la mise en discours consistent à actualiser les virtualités perceptivo-sémantiques des figures du monde sur deux plans du langage mobilisé qui sont à mettre en appariement avec l’acte de perception sous-jacent. Le pôle extrinsèque de la sémiosis est à la fois le terminus ab quo et le terminus ad quum dans le double mouvement de montée (du sensible à l’intelligible) et de descente (du catégoriel au perceptible). L’instance qui les prend en charge se définira ainsi comme le lieu de convergence de l’énonciatif et du contenu référentiel, l’un relevant de la sémiotique de langues naturelles, l’autre du plan de l’expression phénoménale. Ainsi aura-t-il lieu à s’interroger sur la problématique d’intersémioticité en rapport avec celle d’acte d’énonciation si on élargit le champ d’application de l’énonciation à deux perspectives : phénoménologie du discours et sémiotique des cultures.

Le discours en acte aura pour opérateurs de manifestation deux actes, perceptif et énonciatif dans leur interdépendance formelle, opérationnelle ainsi que dans leur autonomie relative. Pour illustrer notre propos, nous nous référons à Hjelmslev, quand il parle de la notion de « structure » :

La sémiotique de langues naturelles n’est pas uniquement un système de signes dont les positions s’interdéfinissent négativement à l’intérieur de sa structure immanente dénuée de toute finalité extérieure. Elle est aussi la somme de embodied connaissances reconnaissables sous forme de schémas et qui ont été déposées en mémoire collective au cours de la praxis humaine du groupe socio-culturel qui la pratique. Tout en étant des invariantes, les fonctifs de l’expression et du contenu n’en sont pas moins sensibles à la variabilité en usage comme en schéma. Le phénomène de variation des faits de langage s’observe notamment au niveau de substance où ils se manifestent. La valeur opérationnelle qu’on leur reconnaît vient du fait que les fonctifs permettent la correspondance entre deux types de rapports : relations syntagmatiques et corrélations paradigmatiques. La fonction sémiotique d’une unité « textuelle » résulte du croisement de ces deux axes du langage. Et sur chacun d’eux se distribuent selon ses propres règles d’organisation (contrastives ou associatives), non pas des signes conçus comme assemblage des fonctifs d’expression et de contenu, mais les fonctifs eux-mêmes dans leur valeur opérationnelle. De sorte qu’ils indiquent la solidarité réciproque entre deux plans de l’expression et du contenu et rien de plus. Toujours est-il que les deux plans sont séparables l’un de l’autre pour la tâche d’analyse qu’il faut mener afin de mettre à jour des figures minimales constitutives de chacun d’eux. Cependant il n’est pas nécessaire que les fonctifs de la fonction sémiotique relèvent de plans distincts. Il leur suffit de pointer l’équivalence formelle des plans d’un certain point de vue, mais pas de l’autre. Le rôle des fonctifs consiste à montrer seulement qu’il y a deux plans A et B sans en dire de plus concernant leur spécificité.

Il se peut donc que deux plans d’une sémiotique dénotative se trouvent intégrés ensemble dans l’un des plans d’une autre sémiotique selon qu’il s’agit de sémiotique connotative ou de métasémiotique (ou encore de métasémiologie : terminologie comme science). La variabilité des faits de langage est ainsi caractéristique de degrés de scientificité qui se mesurent sur l’échelle allant entre la sémiotique connotative et la métasémiotique. La sémiotique dénotative qui en occupe la position médiane garantit l’homogénéité de l’analyse de textes réalisés. Par rapport quoi le degré de scientificité augmente ou diminue, en allant, tantôt vers le phénomène de connotation (catégories de connotateurs), tantôt vers la modélisation de la diversité linguistique. Rapportée à cette échelle, la notion de manifestation (rapports entre forme et substance) se définit relativement au point de vue où on se situe pour observer les faits de langage.

Du point de vue de la réception, les formants figuratifs d’un ensemble signifiant entrent par catalyse dans le domaine sémantique d’actions humaines. Le centre organisateur actualise les figures minimales (phémiques ou sémiques) en sélectionnant les images adéquates à leurs contextes de réalisation extrêmement flexibles (herméneutique et référentiel). Le principe de non-conformité spécifie l’absence de correspondance terme à terme des figures constitutives de chacun des deux plans de la fonction sémiotique. Sous l’angle de la sémantique interprétative, cette absence se caractérisera par le mécanisme d’afférence qui rend compte de l’aptitude adaptative du sujet énonçant (énonciateur et énonciataire). Les compétences discursivo-communicatives dont il dispose lui permettent d’organiser l’ensemble signifiant en manipulant deux types de figures : figures de la langue naturelle (catégorie de sèmes intéroceptifs) et figures phénoménales (formes eidétique des objets de perception). La saisie du sens (production et reconnaissance) s’opère dans un processus de communication socio-culturellement localisé et qui repose sur la pertinence de facteurs suivants :

  • la schématisation d’objets du monde propre aux membres appartenant à un groupe établi,
  • des rapports de perception maintenus lors d’une rencontre phénoménologico-discursive qui lie le sujet énonçant à l’objet visé,
  • les dispositifs spatio-temporel et actoriel de la mise en discours de la perception sémantique,
  • la reconnaissance d’isotopies sémantiques en termes d’appariement de l’acte perceptif et du référent en tant qu’objet perçu,
  • la forme textuelle hiérarchisée en configuration thématique et parcours figuratifs correspondants,
  • les stratégies de lecture du type de promenade inférentielle, de sémantique intégrée,
  • la structure morpho-dynamique du discours : unités linguistiques syllabiques plutôt distinctives, mots-syntagmes des configurations, prosodiques sur le plan de l’expression, et « passionnelles » sur celui du contenu,
  • l’organisation du contenu noématique en topicalisation vs nouvelles informations : thème vs rhème, dislocation, échelle argumentative, gradience de passivisation,
  • la hiérarchisation du texte en immanence et en réalisation : deux niveaux du sens explicite et implicite, structure modale de l’énoncé, implicature, typologie de valeurs illocutoires, principe de coopération de construction de l’espace textuel commun, etc.

Notes
1.

La notion de singularité chez Deleuze est une notion qui définit la différence interne, à savoir l’être infini comme étant qualitativement réelle, sans faire appel à la dialectique de la négation. Elle aboutirait à disloquer l’horizon théorique de la philosophie hégélienne. Voir le chapitre 3 de Gilles Deleuze An Apprenticeship in Philosophie, Michael Hardt, trad. coréenne, 1996.