Introduction

« C’est un objet divin, comme fabriqué par Héphaïstos, donné par Zeus à Hermès et passant successivement à Pélops, Atrée, Thyeste, Agamemnon, etc. » Jean Pierre Vernant, (1996, p. 367)

La dissuasion est en elle-même un terme ambigu. Comment peut-on dissuader avec des armes que l’on n’utilisera pas ? Ce concept n’est pas une nouveauté, mais il est tout simplement lié à la modernité des techniques militaires et prend sa véritable dimension depuis l’entrée dans l'ère nucléaire. Ce concept est ancien et se trouve déjà dans l'expression romaine “Si Vis Pacem Para Bellum, qui veut la paix prépare la guerre”. Mais, de par leur nature particulière, les armes nucléaires ne peuvent être utilisées de manière classique dans un conflit. Ces armes ont essentiellement une vocation dissuasive; écrit Martin Van Creveld (1993, p. 41) 3 . “Beni Sunt Possedentes” : bénis ceux qui les possèdent, mais l’usage de ces Absolute Weapons, reste de l’ordre de l’impensable entre les puissances dites rationnelles. Cet usage l’est encore moins dans une aussi petite région. De plus, si elles ne dissuadent pas les Arabes, mis à part l’obsolescence, que reste-t-il pour ces armes ? En analysant les actions des acteurs, on se rend compte que la rationalité sur laquelle se base la théorie de la dissuasion rationnelle, n’est pas si évidente. En effet, comment peut-on mesurer de façon objective la rationalité de deux acteurs ? Avec cette question, on essaie d’aborder le sujet de la dissuasion rationnelle. On essaie de comprendre ce que dissuader peut signifier ? On expose ainsi les facteurs qui peuvent expliquer les raisons de son échec.

À propos du choix rationnel et de ses implications dans la conception de la dissuasion, nous essayons de voir l’ensemble de cette conception dite “rationnelle’’ selon les applications de la Rational Deterrence theory et notamment la question suivante : qu’est ce qui pousse un acteur à ne pas tenir compte de la crédibilité d’une menace de représailles ? On approfondit notre analyse en essayant de voir pourquoi les Arabes ne sont-ils pas dissuadés. Ce regard en profondeur vise à analyser les éléments et les facteurs qui poussent un acteur à défier le plus fort. On montre comment le facteur de la perception de la menace peut être, dans un sens comme dans l’autre, biaisé par le contexte dans lequel se trouvent les acteurs. On verra comment la perception façonne la prise de décision, et notamment celle des guerres et comment un acte considéré comme irrationnel et impensable par un dissuadant est considéré comme la rationalité même par le challenger. C’est le cas notamment de Sadate en 1973. Notre travail développe les facteurs de l’échec de la dissuasion. Dans cette recherche, on rend compte du comment un challenger construit les faits, trouve son raisonnement et “rationalise’’ son action pour défier la dissuasion. Ce monde des “non-dissuadables’’, est simplifié par une logique personnelle. Quel profil ont-ils ? On aborde la rationalité du point de vue cognitif et les dilemmes à la fois intellectuels et psychologiques. Une bonne stratégie a besoin d’une très grande clarté. On verra alors quelles sont les conséquences de l’incertitude sur l’élaboration d’une telle politique. C’est enfin, comment les plus faibles dévaluent toute la logique considérée par le plus fort, comme rationnelle.

Le nucléaire israélien, est bien voilé et secrètement caché dans des supports divers et variés souligne Marcel Duval (1998) 4 . Sa trace n’est pas là où il est supposé être : dans les archives et les documents officiels. Non, elle est ailleurs, car les documents le concernant sont introuvables à l’heure qu’il est, inaccessibles ou détruits. Dans le peu que vous pouvez trouver, il manque parfois l’essentiel, car le document est rendu illisible. Restant un des secrets les mieux gardés au monde, le nucléaire israélien est, pour l’État hébreu, considéré comme le protecteur sacré. Depuis 1967, il est l’absent/quasi-présent. Il est le caché qui ne cesse de se montrer de temps à autre. Le pouvoir qui se trouve en lui est destiné à imposer silence à autrui. Dénié et caché par ses détenteurs israéliens, il est l’objet à dévoiler absolument par ses détracteurs, voisins de l’État hébreu. Pour eux, il est une chose volatile et virtuelle. Comme un démon, ils l’entendent sans pouvoir le saisir et ils le sentent sans trouver comment le voir. Ils le dénoncent sans vraiment pouvoir le localiser. Ils le montrent du doigt et le considèrent comme la source de l’instabilité régionale. Cette chose leur échappe sans cesse sans jamais pouvoir le sortir de sa cache ou lui ôter l’existence.

Lorsqu’on s’intéresse à cette partie cachée à la fois de l’histoire régionale, mais aussi de l’histoire internationale, il faut descendre dans les profondeurs pour chercher ses racines. C’est ainsi que l’on arrive aussi à toucher les racines de la conflictualité régionale durant les cinq dernières décennies car les actions des acteurs sont régies par ce socle ô combien important et primordial dans la prise des décisions de ces mêmes acteurs. Cela renvoie à la question du choix des acteurs dans la région, à la rationalité de leurs décisions et par conséquent à la dissuasion. Mais paradoxalement cet objet supposé dissuader ne dissuade pas et la région, malgré son existence, vit toujours au rythme des guerres. Il les a même, parfois, provoquées. Nous ne cherchons pas à apporter des révélations fracassantes sur la détention ou non de la bombe par les Israéliens. Cela n’est plus un secret pour personne. Ce que nous cherchons ici est de l’ordre du comment. Nous cherchons à démontrer que les leaders en tant qu’acteurs se trouvent souvent loin de leurs calculs et de ce qu’ils souhaitent obtenir.

Comment et pourquoi le dissuadant cherchant à dissuader, ne dissuade-t-il pas ? Comment et pourquoi l’acteur supposé être dissuadé, ne l’est pas non plus ? Nasser souhaitait, en 1967, aboutir à une situation de mise à l’agenda international du nucléaire israélien. Il voulait aussi sortir de la situation de menace qui pèse sur son pays par l’entrée en service du réacteur nucléaire israélien. Il entreprend une série d’actions et se trouve, suite à la guerre des Six jours, dans une situation d’humiliation militaire. Israël qui cherchait la sécurité avec le nucléaire ne parvient toujours pas vraiment à l’acquérir. Retrait du Sinaï, retrait prématuré du Liban, retrait du Gaza ou encore perspectives de retrait du Golan ; l’arme nucléaire n’a pas préservé l’hégémonie régionale espérée par les Israéliens. Sortant d’une défaite militaire écrasante en 1967, Nasser, deux ans plus tard, déclenche la guerre d’usure (1969-1970). Sadate, en 1973, malgré une situation militaire en sa défaveur, défie la dissuasion israélienne et déclenche la guerre. Il se trouve, durant la guerre, confronté à une situation dans laquelle sa 3ème armée frôle une catastrophe militaire sans précédent. Saddam Hussein, en 1991, envoie 36 missiles Scuds sur Tel-Aviv, défiant ainsi toutes les menaces de recours aux armes nucléaires faites par les Israéliens avant la guerre du Golfe.

Y a-t-il vraiment des armes nucléaires en Israël ? Telle est la question posée par Merav Datan (2000) 5 . Car au fond, hormis la question qui se pose de savoir si la politique de l’ambiguïté est une bonne ou une mauvaise chose, les Israéliens détiennent-ils vraiment des bombes atomiques ? La réponse est naturellement oui, écrit Merav Datan mais pour les Israéliens, c’est toujours selon des sources étrangères. En effet, si l’on regarde de près ce qui se passe au niveau israélien, on se rend bien compte que rares sont les articles qui donnent des informations précises relatives au programme nucléaire israélien. Ce qu’on sait, c’est que les médias israéliens donnent certes des informations, mais se basent toujours sur des sources étrangères. « Même en organisant un débat public, le nucléaire de l’État hébreu apparaît soudain pour disparaître dans son mystère » écrit Aviv Lavi, dans Haaretz en février (2000) 6 . Le journal israélien Haaretz publie, en juin (1998) 7 , un article dans lequel le vice-ministre Israélien de la Défense Silvain Shalom nie qu’Israël a effectué un test nucléaire trois semaines auparavant, le 28 mai (1998) 8 , dans le golfe d’Aqaba. D’après le Bulletin of American Scientists, d’octobre (1999) 9 , Israël se classe en 6ème place ( 10 ) parmi les pays producteurs du plutonium militaire. ( 11 ) Depuis le début et au milieu des années 50, la Grande-Bretagne, la France, la Chine, l’Union soviétique, tous avaient été submergés par l’acquisition des armes nucléaires, alors, qui parmi eux aurait eu l’idée de dire aux Israéliens -qui sentaient la menace arabe-, de ne pas s’engager dans la voie du nucléaire ? Le fameux “Samson option ”, de l’État hébreu a, dès les années 70, soulevé des questions sur l’ignorance que les Américains se sont auto-imposée. La bombe israélienne reste ce qu’elle est, opaque, invisible et non reconnaissable. La position officielle de l’État hébreu à ce propos est toujours ambiguë. Les décideurs israéliens ne cessent de répéter qu’ils ne seront pas les premiers à introduire les armes nucléaires au Moyen-Orient. Mais Israël, n’a jamais défini vraiment ce qu’il entend dire par introduire.

Notes
3.

Martin Van Creveld, Nuclear Proliferation and the Future of Conflict , New York, The Free Press, 1993, 180 pages.

4.

Marcel Duval, “À la recherche d’un secret : l’arme nucléaire israélienne”,Défense nationale, avril 1998.

5.

Merav Datan “Relaxing the Taboo : Israel Debates Nuclear Weapons”, Disarmament Diplomacy N. 43, février 2000.

6.

Haaretz, 7 février 2000, “Atom and Impenetrability”, Aviv Lavi.

7.

Haaretz, 18 juin 1998.

8.

C’est en mai 1998, qu’Indiens et Pakistanais procèdent à des tests nucléaires.

9.

World Plutonium Inventories, Bulletin of the Atomic Scientists,Vol. 55, No. 5, p. 71, septembre/octobre 1999.

10.

Chiffres publiés dans le Bulletin of American Scientists, qui cite un classement établi par le NRDC, Conseil de Défense des Ressources Naturelles, sur la base de documents confidentiels du département américain de l’Energie.

11.

La Russie figure en tête, avec des stocks compris entre 140 et 162 tonnes ; elle est suivie par les États-Unis (85 tonnes), la Grande-Bretagne (7,6), la France (entre 6 et 7t) et la Chine (entre 1,7 et 2,8t). Israël arrive juste derrière le club officiel des puissances nucléaires, avec 300 à 500 kilogrammes de plutonium militaire, devant l’Inde (entre 150 et 250kg), et la Corée du Nord (entre 25 et 35kg).