Définir la dissuasion

« Il n’est de dissuasion que nucléaire. La rupture totale introduite par l’atome relègue les manœuvres dissuasives des âges antérieurs à l’état d’entreprises intéressantes, sans doute pour l’étude stratégique, mais sans rapport avec le fait dissuasif tel que le fonde l’arme nucléaire et ses vecteurs » Pierre Gallois (1960).

Dans les documents de l’Institut français d’études stratégiques ( 54 ), on trouve la définition suivante : « L’objet de la dissuasion est d’ordre psychologique : il s’agit de faire renoncer l’adversaire à prendre la décision d’intervenir. Cet objet est moins radical que celui de la guerre qui vise à faire prendre la décision de capituler. Par contre, la guerre dispose du moyen de pression que constitue l’emploi des forces, tandis que la dissuasion doit obtenir ses effets par la simple menace d’emploi des forces. » La notion de dissuasion n’a pas, depuis les années 80, suscité une pensée très novatrice. C’est tout récemment que des efforts sont entrepris pour approfondir ces questions. Vu d’aujourd’hui, le débat occidental de l’après-Deuxième Guerre mondiale sur la dissuasion, semble étroit et se limite essentiellement au nucléaire; un concept plus général et plus rationnel à propos de la prévention des conflits fait donc défaut. L’idée de dissuasion « a dégénéré en un cliché mille fois débattu » et c’est un concept qui n’a « jamais véritablement évolué depuis les années 50, et ce d’autant plus qu’il a cycliquement louvoyé entre les écueils des vieux dilemmes » Roberto Zadra (1992) 55

Par opposition, la dissuasion nucléaire a pour base « la certitude des destructions qu’entraînerait l’emploi de ces armes (...) c’est cette menace de destruction qui crée la dissuasion à cause de la valeur certaine du risque qu’elle comporte » explique André Beaufre (1964, p. 34) 56 . Le concept de la dissuasion se définit par rapport à d’autres notions voisines : coercition, persuasion etc. ; dès lors que c’est l’arme nucléaire, elle et nulle autre, qui sert la dissuasion. C’est par une distinction entre coercition et dissuasion que le général Beaufre (1964) 57 , entreprend ses études sur la dissuasion. Prise dans son acception courante, la dissuasion est une forme tactique ou stratégique banale et aussi ancienne que les conflits. En effet, l’interdiction des actions adverses peut toujours adopter deux formes. La première est la défense. C’est-à-dire la réaction effective, -par engagement de forces-, aux actions ennemies. La seconde est la dissuasion. C’est-à-dire par déploiement d’armées dont les capacités affichées semblent telles que l’ennemi, conscient de l’inégalité des forces en présence ou de son insuffisante supériorité, est conduit à renoncer parce que la probabilité de conquérir l’enjeu lui paraît trop faible, écrit Lucien Poirier (1997) 58 . La dissuasion ne s’énonce que parce qu’on l’associe au renouveau des conceptions politiques de stabilité par équilibre des puissances, Balance of Power. Cette conception n’a jamais conduit qu’à la course aux armements -en vue de la recherche de la supériorité, de la compensation de l’infériorité (supposée)- ou encore à des décisions fondées sur un sentiment de confiance en la qualité de sa compétence dans l’art de la guerre. Si le théoricien s’attarde sur cette antinomie, ce n’est pas seulement par souci épistémologique qui permet de lever une ambiguïté, c’est aussi et surtout parce qu’il introduit la notion d’inversion du calcul stratégique et fonde la légitimité de sa loi de l’espérance de gains stratégiques. Le général Poirier (1997) 59 , conclut que « l’effet dissuasif n’est ni théoriquement ni pratiquement impossible par le moyen des forces classiques. Mais il est par nature instable si l’on entend par stabilité sa persistance à travers des crises répétées. » C’est ce que l’on observe dans les relations entre Arabes et Israéliens, qui, en 35 ans, ont connu six guerres (entre 1948 et 1982). « Toute action de coercition (et en particulier la guerre) vise, par l’emploi de divers moyens, un objectif psychologique positif en forçant une puissance, par sa capitulation, à prendre la décision de renoncer à s’opposer à son adversaire. La dissuasion au contraire vise à empêcher une puissance adverse en présence d’une situation donnée, de prendre la décision d’employer les moyens coercitifs (violents ou non) en lui faisant craindre l’emploi de moyens coercitifs existants » André Beaufre (1964) 60 .

Dans la droite ligne de A. Beaufre, Lucien Poirier, énonce à son tour que la dissuasion « se donne pour fin de détourner autrui d’agir à nos dépens en lui faisant prendre conscience que l’entreprise qu’il projette est irrationnelle (....) Transposée dans l’âge nucléaire, cette définition devient la stratégie de dissuasion nucléaire est un mode préventif de la stratégie d’interdiction qui se donne pour but de détourner un candidat-agresseur d’agir militairement en le menaçant de représailles nucléaires calculées de telle sorte que leurs effets physiques probables constituent, à ses yeux, un risque inacceptable eu égard aux finalités politiques motivant son initiative » Lucien Poirier (1988) 61 . Également sensible à la rupture, mais soucieux de la situer dans la totalité stratégique, le général Beaufre oppose le calcul du risque classique fondé sur la crainte d’être vaincu, à son espérance de victoire -dont la dialectique fonde une dissuasion qui « tend à être instable dès que les espérances de succès cessent d’être minimes » André Beaufre (1964, p. 53) 62 .

Notes
54.

Institut français d’études stratégiques DOC/ACT n° 19, 1er septembre 1963.

55.

Roberto Zadra, “L’intégration européenne et la dissuasion nucléaire après la Guerre froide”, Institut d’Études de Sécurité, novembre 1992.

56.

Ibid.

57.

André Beaufre, “Introduction à l’étude de la dissuasion”, Stratégie N° 1, 1964.

58.

Lucien Poirier, Stratégie théorique , Paris, collection Bibliothèque stratégique, 1996.

59.

Lucien Poirier, “Éléments pour une théorie de la crise”, dans Essais de stratégie théorique , Paris, Economica, 1997.

60.

Ibid.

61.

Général Lucien Poirier, Stratégies nucléaires, Bruxelles, Complexe, 1988.

62.

André Beaufre, Dissuasion et stratégie , Paris, Armand Colin, 1964.