Le téléologique et le normatif

Dans la littérature économique, nous rencontrons l'acteur téléologique et rationnel sous plusieurs formes. Il y a d’un côté l’acteur calculateur, sous forme de l'Homo economicus de Raiffa Howard (1968) 70 , qui optimise ses décisions grâce à une parfaite connaissance de l'information. Il y a aussi l’acteur satisfait de Herbert A. Simon (1969) 71 , qui se contente de la première solution satisfaisant quelques critères. Ces modèles ont des traits en commun. Principalement, l'acteur vit dans un monde composé de faits objectifs qu'il connaît et qu'il peut manipuler afin de créer de nouveaux faits. Il s’agit donc d’un monde parfait et idéal. Ces modèles de la rationalité économique sont analytico-normatifs et simplistes. Leur logique n'est pas empirique, mais axiomatique. L'acteur économique suit des buts fixes et doit suivre des maximes strictes pour choisir entre les alternatives. Ceci implique une vision à court terme : les buts à suivre ne changent pas, l'action est une simple décision explique Daniel Schneider (1994) 72 . L'approche de l'Homo sociologicus possède quant à lui, des traits extrêmes. L'acteur sociologique est piloté par des normes et des valeurs qui définissent des attentes pour un comportement de rôle. Dans ce contexte de recherche, les valeurs, les normes et les rôles sont par définition externes à l'individu. Ils sont simplement internalisés sans qu'il ne connaisse réellement leur contenu. En conséquence, cet acteur sait ce qui est -socialement parlant- juste (bien) ou faux (mal), et dans une mesure limitée, quel fait est juste ou quel fait est faux. Dans cette sociologie, l'acteur ne sait pas pourquoi il devrait agir, il agit simplement. Comme l'acteur rationnel-type, l'Homo sociologicus ne possède pas de capacités réflexives mais peut agir aussi illogiquement que l'individu rationnel agit logiquement. Une telle image s'applique encore moins à l'acteur politique qu’à celle de l'acteur rationnel. Certes, beaucoup d'actions se font sans réflexion en suivant des normes sociales, mais un acteur efficace doit être -avec des exigences minimales- à même de mettre en balance deux normes s'il existe un conflit entre elles.

La démarche weberienne qui se veut compréhensive du sens visé de l’activité sociale, distingue, quatre types généraux d’orientation des comportements : la rationalité en finalité, la rationalité en valeur, la tradition et l’affectif. Mais, pour Weber, n’est proprement sociale qu’une activité basée sur une relation entre les attentes (ou expectations) et les comportements des différents participants. C’est donc la dimension « relationnelle » qui caractérise les faits sociaux, et le concept de "relation sociale" est défini pour rendre compte des situations concrètes d’interactions et notamment le type d’orientation, le "sens visé" de l’activité.

L’économie est, pour Weber, la sphère par excellence de l’activité rationnelle, au point qu’il considère que « la théorie économique est étrangère à la réalité, car elle repose sur une rationalité en finalité idéale » qui n’existe pas dans des relations sociales ou politiques concrètes. La réalité sociale n’est jamais conforme à la rationalité pure car elle est conditionnée par des obstacles Max Weber, (1995, p. 47, p. 79) 73 . Weber considère que les motifs rationnels en finalité ou en valeur présentent le plus haut degré de compréhension possible) et il est, par conséquent, possible de distinguer différents types purs de sociation. C’est pourquoi il propose d’appréhender les relations significatives irrationnelles comme des déviations par rapport à la rationalité idéale (Max Weber 1995, p. 32) 74 . Ainsi, la sociologie, par sa méthode rationaliste, est un mode de connaissance qui tend à une compréhension univoque des comportements tant rationnels que non-rationnels et qui, en s’éloignant de la réalité, rend service à la connaissance (Max Weber 1995, p. 49). En effet, dans la réalité, la plupart des relations sociales combinent des aspects communautaires et des aspects sociétaires : N’importe quelle relation sociale, si rationnelle en finalité soit-elle peut faire naître des valeurs sentimentales qui dépassent la fin établie par la libre volonté. Inversement, une relation sociale dont le sens normal consiste en une communalisation peut être orientée en totalité ou en partie dans le sens d’une rationalité en finalité. En particulier, les valeurs jouent un rôle essentiel dans l’orientation des comportements sociaux. Par exemple, le type d’activité défini par l’orientation rationnelle en valeur est un compromis entre des moyens strictement rationnels et des finalités non rationnelles (traditionnelles ou affectuelles). Ainsi, Weber propose de conjuguer empathie et rationalisation pour appréhender ces différents aspects de la réalité politique.

En combinant des traits de l'acteur utilitaire de Max Weber et de l'acteur social de E. Durkheim, Talcott A. Parsons (1937) 75 , crée l'acteur, doué de volonté, guidé par des normes. Cet acteur calcule et agit selon sa propre motivation. La notion de la motivation façonne l’action des acteurs. D’après Hans Morgenthau (1978, p. 6) 76 , pour comprendre le choix des acteurs, il faut comprendre leurs motivations. Il explique qu’en terme de réalisme politique, nous ne savons vraiment pas les motivations des décideurs C’est ce qui guide les études de Robert Jervis (1999) 77 , sur la conception de la dissuasion. Cette approche des réalistes conduit, avec sa version structurelle des relations internationales, à réduire l’autonomie des acteurs qui subissent la contrainte de l’anarchie sans jamais s’en affranchir. Telle est la critique qui conduit Kenneth Waltz (2000) 78 , à expliquer que l’intention des entités étatiques disparaît, et que seule compte l’anarchie structurante.

Mais, l’approche waltzienne néo-réaliste des relations internationales, parce qu’elle s’appuie sur une théorie substantielle du choix rationnel, est indéterminée. D’après John A. Vasquez, en posant la survie comme intérêt étatique minimal, le seul résultat engendré par le néo-réalisme est que les États éviteront le suicide national, ce qui n’est pas une grande découverte. Mais sommes-nous sûrs de cela, lorsqu’on pense à Hitler ? Le concept balance of power, qui est érigé en système dans la théorie waltzienne, veut, en réalité, poser des hypothèses supplémentaires sur le comportement des principaux acteurs du système explique John A. Vasquez (1998) 79 . L’approche réaliste se montre limitée à appréhender une activité internationale riche. Sa complexité et son importance lui échappent. Émerge alors l’approche cognitive dans ce domaine. Depuis les années 1970, une série de travaux est entreprise en particulier ceux de Robert Jervis, montrant la complexité des relations interétatiques : les perceptions réciproques, les attentes mutuelles et les images respectives des États sont généralement très éloignées d'une évaluation objective de la réalité internationale souligne Robert Jervis (1999) 80 .

« La scène internationale relève davantage du jeu de miroirs déformants, où les approximations hasardeuses et les convictions erronées viennent gripper la belle mécanique imaginée par les réalistes, dont les seuls rouages étaient les critères objectifs de la puissance » écrit Jean-Yves Haine (1999) 81 . Robert Jervis, qui se base sur la théorie du jeu des dominos, -un tombe, le reste suit- note que les relations des acteurs sont interdépendantes. Cette interdépendance n’est pas une exception mais plutôt la règle des relations internationales. Cette vision qui intègre la notion de Feedback de David Easton (1979) 82 , -et qui renvoie à l’interactionnisme chez Erving Goffman (1973) 83 -, considère que les relations internationales sont d’une telle complexité que seul un génie ou un savant, pourrait anticiper le déroulement. Dans ce cas, Alice au Pays des Merveilles ( 84 ), est plus utile qu’un ouvrage de logique. Supposez que vous voulez maximiser votre puissance, (ignorez le fait que la puissance n'est pas un concept bien défini comme l'utilité ou la probabilité) puis, peut-être, comme Cincinnatus ( 85 ), vous devriez l'abandonner. Ou supposez que vous voulez signaler au monde que vos rapports vont mal et que rien ne va plus. Vous pourriez faire comme les États-Unis et le Japon ont fait avant la Deuxième Guerre mondiale et proclamer publiquement la force de votre alliance mais aussi, passer par le comportement de Pearl Harbor et par celui de Hiroshima. L’histoire montre que choisir la mort peut être, dans des conditions extrêmes, considéré comme du point du vue d’un acteur, le choix le plus rationnel. Le suicide collectif des habitants d’Okinawa( 86 ) durant la Deuxième Guerre mondiale en est l’exemple. 150 000 personnes se suicident en se jetant dans les falaises, de peur de tomber entre les mains de l’armée américaine. C’est le même choix des zélotes de Massada en Palestine, face aux Romains ( 87 ). En l’an 74 après J.-C., les habitants de la forteresse de Massada choisissent le suicide ( 88 ). Les Numantais ont fait de même ( 89 ). Après avoir subi un siège imposé par les Romains durant onze ans, les habitants de Numance en Espagne, en l’an 132 avant J-.C., se jettent dans le feu et laissent une ville morte. Ces exemples montrent à tel point le choix de la mort peut être vu par un acteur comme un acte rationnel. C’est aussi, selon les rationalistes, la logique des groupes terroristes pour qui le suicide est considéré comme un acte logique et rationnel. C’est ce qui renvoit à la notion du choix, de l’action et de la décision des boites noires humaines.

Notes
70.

Raiffa Howard, “Decision Analysis: Introductory Lectures on Choices under Uncertainty”. MA, Addison-Wesley, Reading, 1968.

71.

Herbert A Simon, Management by machines: How much and how soon ? The Management Review, N. 49, 1960. pp. 12-19 et 68-80.

Voir aussi : Herbert A. Simon, The Sciences of the Artificial Cambridge, Cambridge Press, 1969. Herbert A. Simon, The New Science of Management Decision, Prentice Hall, Englewod Cliffs, 1977; “The Newest Science of the Artificial”, Cognitive Science, N. 4, pp. 33-46; Herbert A. Simon, “Human Nature in Politics: The Dialogue of Psychology with Political Science”, American Political Science Review, Vol.79, N.2, 1985, pp. 293-304.

72.

Daniel Schneider, Modélisation de la démarche du décideur politique dans la perspective de l'intelligence artificielle, Thèse de doctorat, Université de Genève, Faculté des Sciences économiques et sociales, Département de science politique, septembre 1994.

73.

Max Weber, Économie et société , tomes l et 2, Pion, 1995.

74.

Ibid.

75.

Talcott Parsons, The Structure of Social Action, New York, The Free Press, 1937; Voir aussi : Talcott Parsons, Working Papers in the Theory of Action, New York, The Free Press, 1953 ; Social Systems and the Evolution of Action Theory, New York, The Free Press, 1977, Action Theory and The Human Condition, New York, The Free Press, 1978.

76.

Hans Morgenthau, Politics Among Nations, The Struggle for Power and Peace , New York, McGraw Hill, 1978.

77.

Robert Jervis, Systems Effects, Complexity in Political and Social Life, Princeton, Princeton University Press, 1999.

78.

Kenneth Waltz, “Structural Realism after the Cold War”, International Security, été 2000, Vol. 25, N.1, (pp. 5-41).

79.

John A. Vasquez, The Power of Power Politics , Cambridge, Cambridge University Press, 1998.

80.

Robert Jervis, Systems Effects, Complexity in Political and Social Life, Princeton, Princeton University Press, 1999.

81.

Jean-Yves Haine, “Rationalités et relations internationales”, Cultures et Conflits, Vol. 1, N. 36, hiver 1999.

82.

David Easton, A systems analysis of political life , Chicago, Phoenix books, 1979.

83.

Erving Goffman La mise en scène de la vie quotidienne : 1- La présentation du soi, Paris, Editions de minuit, 1973.

84.

Lewis Carroll, Oeuvres, de l'autre côté du miroir, Chapitre III, Paris, Gallimard, 1990, 1983 pages.

85.

Lorsque Rome est sous le siège en 458 av J.-C., Lucius Quinctius Cincinnatus, se trouvant à sa ferme est invité par les sénateurs, à assumer un pouvoir autoritaire et à faire face à l'urgence. Six mois après, Cincinnatus sauve Rome, il abandonne son rôle de dictateur et retourne à ses travaux pastoraux à sa ferme.

86.

Voir le documentaire de Chris Marker, Level Five, Le cinéma d’ARTE, 1996.

87.

Velleius Paterculus, Histoire romaine du retour de Troie au règne de Tibère, Livre II, traduction française, édition de Pierre Hainsselin et Henri Watelet.

88.

Les soldats recrutés par Israel Defence Forces Armoured Unit, prêtent serment lors d’une cérémonie solennelle qui a lieu sur le sommet de la montagne en répétant la phrase suivante : Massada shall never fall again. Le site de Massada est situé entre Dimona et la mer morte. Perché au sommet d'une montagne escarpée qui domine la rive sud-ouest de la mer Morte, ce site abritant la forteresse de Massada qui symbolise le rationnel du suicide collectif d’une population. Une minorité de juifs réfugiés dans un site construit par Hérode 100 ans auparavant, résiste à la puissance de l’armée romaine. Ne pouvant faire face et voyant la fin s’approcher, ils décident de se donner la mort. Massada résiste encore, alors que toutes les autres villes environnantes ou places fortes sont déjà tombées entre les mains des Romains. La ville de Jérusalem est prise et rasée deux ans après le début de l'insurrection en l’an 70 après J.-C. Massada reste imprenable jusqu'en 74. Abrités derrière ses murs, près de 1000 défenseurs (960 est le nombre exact des résistants) assiégés repoussent les assauts répétés d'une armée romaine estimée à 15 000 hommes. En l’an 74 après J.-C., et en dépit de sa résistance acharnée, la situation de Massada, est devenue désespérée. Coupée de tout renfort et entièrement cernée par l'armée romaine, les habitants ne sont plus capables de supporter une attaque décisive. Après avoir bombardé la forteresse à l'aide de lourdes machines de siège, les Romains tracent une immense voie d'approche et se préparent à l'assaut final. Eléazar ben Yair, le commandant de la forteresse, exhorte alors ses hommes à tuer leur femme et leurs enfants. Dix hommes sont choisis pour tuer leurs compagnons. Puis ils tirent au sort celui d'entre eux qui tue les neuf autres. Lorsque le dixième accompli sa tâche, il met le feu aux bâtiments encore debout et se suicide à son tour. Les neuf cent soixante hommes, femmes et enfants périssent ainsi. Et lorsque les Romains entrent à Massada, ils ne trouvent que des cadavres dans un monceau de ruines. En se cachant dans des aqueducs souterrains, sept personnes (deux femmes et cinq enfants) échappent au massacre. Ils rapportent les faits. Le site est ouvert aux visiteurs toute l’année sauf le Yom Kippour, jour marquant le début de la guerre de 1973.

89.

Julian Hurtado Aguna, Historia Antigua, Thèse de doctorat, Université de Salamanca, 2000. Voir aussi, Juan Goytisolo “Cinq siècles après, l'Espagne paie encore pour avoir renié son héritage arabe et juif”, Le temps stratégique, N.17 ; Americo Castro, La Réalité historique de l'Espagne , Paris, Klincksieck, 1963.