Étudier la dissuasion

Certains analystes ont récemment souligné que la dissuasion n’est pas une nouveauté et que ses principes d’application avaient déjà été codifiés dans des documents datant de plusieurs milliers d’années. Les racines de la notion de dissuasion remontent au code d’Hammourabi, le plus ancien code pénal du monde (3 000 ans av. J.-C.) Jean-Louis Gergorin (1991, p. 3) 109 , Roberto Zadra (1992) 110 . D’autres placent ce concept dans le contexte du XXe siècle et le situent en priorité avec l’apparition des armes nucléaires, après la Seconde Guerre mondiale. Pour eux, avant le nucléaire, la dissuasion ne pouvait pas être considérée comme le début et la fin de tout, pour la simple raison qu’elle échouait très souvent. Depuis les armes nucléaires, beaucoup ont estimé que la dissuasion allait devenir le début et la fin de tout, parce que son échec n’était plus acceptable. Roberto Zadra (1992) 111 . La vraie question pour George W. Dawns (1989) 112 , est celle qui consiste à la standardisation des critères. C’est-à-dire « à partir de quel moment peut-on considérer que le modèle de dissuasion dont dispose le faible passe à la version du modèle de dissuasion du fort -sur un continuum d’un modèle de dissuasion rationnelle “Rational Deterrence Model ?” » À l’image de la peur de la Destruction Mutuelle Assurée éprouvée par les États-Unis et l’Union soviétique et qui a stabilisé les relations entre les deux superpuissances durant plus de quarante années, -en dépit de la crise de Berlin et la crise cubaine (Charles Zorgbibe (1995) 113 . D’après les néo-réalistes tels que Kennith Waltz (1981) 114 , ou encore Shai Feldman (1981, p. 148) 115 , l'acquisition des armes de destruction de masse, par les leaders du tiers-monde -y compris ceux du Moyen-Orient- donnera lieu à un processus de socialisation aux réalités de dissuasion mutuelle. Dans ces conditions, explique Stephen Van Evra (1990) 116 , les décideurs agiront ainsi de façon rationnelle.

Etudier la dissuasion pose deux problèmes. Le premier étant d’ordre méthodologique et le second de l’ordre de l’approche théorique. C’est ce qui donne une très grande différence dans la définition de ce concept et dans la manière de l’aborder. Concept vaste et difficile à définir, depuis les années 1960, un grand nombre de recherches empiriques lui sont consacrées et tentent d’étudier son efficacité. Il y en a peu parmi elles qui s’intéressent de près à la dissuasion par l’ambiguïté. Les études consacrées à la théorie de la dissuasion et le concept théorique de dissuasion, se distinguent selon la pensée de deux grandes écoles. Pour la conceptualisation de la dissuasion se confrontent les avocats et les adversaires. La première école est celle qui donne comme conclusion que la dissuasion est un succès. Les avocats de la théorie de la dissuasion supposent que les acteurs sont tous rationnels, logiques et consciencieux. Selon la pensée de cette école, l’apparition des armes nucléaires a stabilisé les relations entre les puissances. Cette école qui s’appuie sur la notion de rationalité, se trouve confrontée aux critiques qui posent la question : comment définir la rationalité et comment interpréter les actions des challengers de la dissuasion ? Parmi les adversaires de la théorie de la dissuasion on trouve Christopher H. Achen et Duncan Snidal (1989) 117 . Ces auteurs, lorsqu’ils parlent de dissuasion rationnelle, soulèvent une question fondamentale : peut-on parler de théorie de la dissuasion ? Ils arrivent à la conclusion selon laquelle une théorie sur la dissuasion est vouée à l’échec. D’après Achen et Snidal, une théorie de cette nature n’est, tout simplement, ni applicable, ni vérifiable. Qu’il s’agisse de la Seconde Guerre mondiale, de la guerre du Vietnam, ou encore de celle des Malouines, qu’il s’agisse de la crise de Cuba, de celle de Berlin ou encore de la guerre du Liban, Christopher H. Achen et Duncan Snidal (1989, p. 144) 118 , considèrent que la science politique a largement concentré ses efforts d’études sur le comment penser la dissuasion. Ces auteurs soulignent qu’on a supposé que ces exemples impliquaient forcément une dissuasion, ce qui n’est pourtant pas forcément le cas. Selon Achen et Snidal, dans trois cas : celui de Berlin, de la guerre de Corée et de la crise de Cuba, les Américains ont été surpris par la façon dont leurs opposants ont réagi. Les Américains pensaient en effet que l’acteur en face ne réagirait pas dans cette direction car une telle action comportait un haut risque pour lui. Or, il y a des situations qui imposent une incohérence d’action et un paradoxe de réaction. Dans ces conditions, la dissuasion rationnelle ne sait pas interpréter et ne sait pas prendre en compte. C’est le cas des Israéliens face à Nasser et à Sadate. C’est aussi le cas de Washington face à Saddam Hussein.

Notes
109.

Jean-Louis Gergorin, “Deterrence in the post-Cold War Era” IISS, Adelphi Paper, N. 226, 1991/1992, p. 3.

110.

Ibid.

111.

Roberto Zadra, “L’intégration européenne et la dissuasion nucléaire après la Guerre froide”, Institut d’Études de Sécurité, novembre 1992.

112.

George W. Dawns, “The rational deterrence”, World Politics Review, Vol. XLI, N°2, janvier 1989.

113.

Charles Zorgbibe, Histoire des relations internationales , Paris, Hachette, 1995, tome IV.

114.

Kenneth Waltz, “The Spread of Nuclear Weapons”, Politics Review, Vol. XLI, N°2, janvier 1989.

Kenneth Waltz, “The Spread of Nuclear Weapons: More May be Better”, Adelphi Paper, N. 171, London, IISS, 1981.

115.

Shai Feldman, “Peacemaking in The Middle East, Next step”, Foreign Affairs, printemps 1981.

116.

Stephen Van Evra, “Primed for Peace”, International Security, Vol. 15. No.3, hiver 1990, 1991.

117.

Christopher H. Achen, Duncan Snidal, “Rational deterrence theory and comparative case studies”, World Politics Review, Vol. 40, N°2, janvier 1989.

118.

Ibid.