Les deux écoles

Comme le monde politique, la communauté intellectuelle s’est scindée en deux : des avocats et des adversaires des armes nucléaires et leurs capacités dissuasives. Parmi les adversaires de la théorie de la dissuasion, on trouve Keith Payne ou encore Philip Bobbitt (1987) 119 qui évoque une crise de vulnérabilité. D’après Bobbitt (2002) 120 , la dissuasion ne garantit plus la sécurité des États. Ces derniers sont de plus en plus vulnérables face à la menace des armes de destruction massive mises entre les mains des groupes non étatiques. Keith Payne et Lawrence Fink (1989) 121 , considèrent que la dissuasion nucléaire n’est, dans le seconde âge nucléaire, tout simplement pas fiable car la théorie de la dissuasion est une « théorie extraordinairement limitée, se fondant sur des hypothèses extraordinairement vastes. » Ces auteurs vont encore plus loin en expliquant que les armes nucléaires doivent être des armes d’opération et pouvant être utilisées lors d’un conflit. Les penseurs les plus radicaux de ce groupe, avancent même l’idée selon laquelle les armes nucléaires ne semblent pas avoir été nécessaires pour dissuader un conflit majeur.

Les choses n’auraient probablement pas été très différentes si les armes nucléaires n’avaient jamais été inventées. La liste des adversaires de la théorie de la dissuasion est longue. À titre d’exemple, on trouve les études d’Arquilla et Davis (1992) 122 ; George et Smoke (1974) 123 ; Huth (1988) 124 ; Huth et Russett (1984) 125 ; Jervis, Lebow, et Stein (1985) 126 ; Karsten, Howell, et Allen (1984) 127 ; Lebow (1981) 128 ; Lebow et Stein (1990) 129 ; Maoz (1983) 130 ; Mearsheimer (1983) 131 ; Quester (1986) 132 ; Russett (1967) 133 ; Shimshoni (1988) 134 ; Wolf (1991) 135 ; Zinnes, North, et Koch (1961) 136 . Parmi cette quantité d’études, une partie est quantitative et les auteurs relatent statistiquement un certain nombre de cas de succès de la dissuasion. D’autres sont comparatives. Elles examinent et analysent les diverses facettes de cas historiques allant de l’an 431 avant J.-C. à 1991. Ces études, qui utilisent différentes définitions des termes clés et qui posent de multiples questions en explorant plusieurs hypothèses, n’offrent pas un terrain de comparaison possible entre elles. Ces études donnent toutefois des grandes lignes à propos de l’efficacité de la dissuasion, et une grande majorité d’entre elles apporte des conclusions qui mettent en cause le concept de la dissuasion. Ce consensus est à souligner non seulement en raison de la différence méthodologique qui existe entre ces études, mais aussi parce qu’elles montrent un substantiel désaccord sur l’approche théorique entre les différents chercheurs. Sur un continuum rationalité/irrationalité, il y a deux écoles. La première -des rationalistes- est celle qui soutient la thèse selon laquelle les relations interétatiques sont conflictuelles et que les États sont des acteurs rationnels et calculateurs. Il y a au contraire l’autre école -des irrationalistes- qui soutient une autre thèse : celle selon laquelle les relations entre les États sont potentiellement coopératives mais que ces États sont potentiellement des acteurs irrationnels. Mais au fond, que doit-on penser de l’acteur agissant en défiant le dissuadant ? Qu’en est-il lorsqu’un acteur se comporte contre toutes les attentes, et donc irrationnellement ? Y-a-t-il des non-dissuadables ? Si oui, peut-on prendre cela comme un exemple d’échec de la dissuasion ? Dans ce cas, se pose alors le problème de la dissuasion et de l’acteur irrationnel. Car, explique Edward Rhodes, (1999) 137 , il y a bien des cas où les challengers ignorent ‘’irrationnellement’’ la dissuasion. Face à la menace nucléaire, il faut bâtir une capacité de dissuasion efficace ; telle est la leçon tirée de la guerre froide expliqueReuven Pedatzur (2000) 138 . Certes, avec la formule “desiderat pacem, praeparet bellum”, (qui veut préserver la paix, prépare la guerre), les Romains ontmontréque dans un monde anarchique et dans un environnement hostile, il faut s’attendre aux conflits. Dans ce cas, la dissuasion n’est en soi pas suffisante pour prévenir les guerres, mais pour Gerald Steinberg (2001) 139 , elle devient un outil qui peut préserver la stabilité. La stabilité est ainsi atteinte par deux chemins, l’un abolitionniste et l’autre proliférationniste. Mais le retour à la formule classique de la dissuasion est peut-être en phase de trouver son chemin de retour. Les armes nucléaires se classent alors dans la partie nulle du jeu, laissant la preuve que la dissuasion nucléaire est un échec. C’est ce que paraît expliquer en partie la théorie de Paul H. Nitze(1976) 140 , auteur du fameux NSC-68, ( 141 ) qui avait défini le containment anti-soviétique. Nitze soutient que du point de vue des États-Unis, la situation s’est inversée et que la dissuasion est mieux servie par des armes conventionnelles de pointe que par des armes nucléaires, écrivent David Cumin et Jean-Paul Joubert (2003, p. 13) 142 .

Notes
119.

Philip Bobbitt, Democracy and Deterrence: The History and Future of Nuclear Strategy, New York, St. Martin's, 1987, 325 pages.

120.

Philip Bobbitt, The Shield of Achilles: War, Peace, and the Course of History , New York, Alfred A. Knopf, 2002, 976 pages. Voir aussi : Philip Bobbitt, Lawrence D. Freedman et Gregory F. Treverton, U.S. Nuclear Strategy: A Reader , New York, New York University Press, 1989, 525 pages.

121.

Keith B. Payne, Deterrence in The Second Nuclear Age , Lexington, University Press of Kentucky, 1996. Voir aussi : Keith B. Payne, et Lawrence Fink, Strategic Review, hiver 1989, (pp. 25-40).

122.

John Arquilla, Paul K. Davis, Extended Deterrence, Compellence and the Old World Order, Santa Monica, Rand, 1992. Voir aussi : Charles T. Allan, “Extended Conventional Deterrence: In From the Cold and Out of the Nuclear Fire ?” The Washington Quarterly, Vol. 17, N. 3, été 1994, pp. 203-233.

123.

Alexander L. George, Richard Smoke, Deterrence in American Foreign Policy: Theory and Practice , New York, Columbia University Press, 1974.

124.

Paul K. Huth, Extended Deterrence and the Prevention of War , New Haven, Yale University Press, 1988.

125.

Paul K Huth, et Bruce Russett “What Makes Deterrence Work ? Cases from 1900 to 1980”. World Politics Review, 1984.

126.

Robert Jervis, Richard Ned Lebow, Janice Gross Stein, Psychology and Deterrence , Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1985.

127.

Peter Karsten, Peter D. Howell, Artis Frances Allen, Military Threats: A Sytematic Historical Analysis of the Determinants of Success , Westport, Greenwood Press, 1984, 166 pages.

128.

Richard Ned Lebow, Between Peace and War: The Nature of International Crisis , Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1981.

129.

Richard Ned Lebow, Janice Gross Stein, When Does Deterrence Succeed and How Do We Know ?, Ottawa, Canadian Institute for International Peace and Security, 1990.

130.

Zeev Maoz, “Resolve, Capabilities, and the Outcomes of Interstate Disputes, 1816-1976,” Journal of Conflict Resolution, 1993.

131.

John J. Mearsheimer, Conventional Deterrence , Ithaca, Cornell University Press, 1983.

132.

George Howard Quester, Deterrence Before Hiroshima , New Brunswick, transaction, 1986, 2ème edition.

133.

Bruce Russett, “Pearl Harbor: Deterrence Theory and Decision Theory,” Journal of Peace Research, N. 2, 1967.

134.

Jonathan Shimshoni, Israel and Conventional Deterrence , Ithaca, Cornell University Press, 1988.

135.

Barry Wolf, When the Weak Attack the Strong : Failures of Deterrence , Santa Monica, Rand, 1991.

136.

D. A. Zinnes, R.C. North, et H.E. Koch, Jr. “Capability, Threat, and the Outbreak of War” in James N. Rosenau, International Politics and Foreign Policy , New York, Free Press, 1961.

Voir aussi : Bruce Bueno de Mesquita, The War Trap , New Haven, Yale University Press, 1981 - Bruce Bueno de Mesquita, The War Trap Revised , American Political Science Review, Vol. 79, N. 1, Mars 1985. - Simon Burrows, “Culture and Misperception: The Law and the Press in the Outbreak of War in 1803”, International History Review, vol. 18, no. 4, november 1996. - Richard J. Harknett, “The Logic of Conventional Deterrence and the End of the Cold War”, Security Studies, Vol. 4, No. 1 automne 1994. - Robert Jervis, “What Do We Want to Deter and How Do We Deter It ?” in L. Benjamin Ederington, Michael J. Mazarr, Turning Point: The Gulf War and U.S. Military Strategy , Boulder, Westview Press, 1994. - Richard Ned Lebow, “Conclusions,” in Robert Jervis, Richard Ned Lebow, Janice Gross Stein, Psychology and Deterrence , Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1985. - Jack S Levy, “Quantitative Studies of Deterrence Success and Failure,” in Paul C. Stern, Robert Axelrod, Robert Jervis, Roy Radner, Perspectives on Deterrence , New York, Oxford University Press, 1989. - Jack S. Levy, “Prospect Theory and International Relations: Theoretical Applications and Analytical Problems,” Political Psychology vol. 13, N.2, juin 1992.

137.

Edward Rhodes, “Review Of Empirical Studies Of Conventional Deterrence”, Center for Global Security and Democracy, Rutgers University, 1999.

138.

Reuven Pedatzur, “Completing the Deterrence Triangle”, Proliferation Brief, Carnegie Endowment for International Peace, Vol.3, No.18, 29 Juin 2000.

139.

Gerald M. Steinberg, “Rediscovering Deterrence After September 11, 2001”, The Jerusalem Letter, Jerusalem Center for Public Affairs, décembre 2001. Voir aussi : Gerald M. Steinberg, “A Realistic Assessment” The Jerusalem Letter, Jerusalem Center for Public Affairs, 15 décembre 2002.

140.

Paul H Nitze, Nelson Drew, NSC-68 forging the strategy of containment , Washington, DC, National Defense University, 1994. Voir aussi : Paul H. Nitze, “Deterring Our Deterrent”, Foreign Policy, N. 25, hiver 1976.

141.

Le NSC-68 est un document étendu par le Conseil de sécurité nationale examinant les deux puissances du point de vue militaire, économique, politiques et psychologique. Le projet d'orientation produit par le NSC (connu sous le nom de “NSC-68”) est l'un des documents les plus importants et les plus controversés de la guerre froide. Ce document forme des actions de gouvernement dans la guerre froide pour les 20 années à venir. Son programme a pour objectif de guider la politique étrangère des États-Unis. NSC 68 : United States Objectives and Programs for National Security, (April 14, 1950), A Report to the President Pursuantto the President's Directive of January 31, 1950. Source : Naval War College Review, Vol. XXVII (May-June, 1975), pp. 51-108. Also in U.S. Department of State, Foreign Relations of the United States: 1950, Volume I.

142.

David Cumin, Jean-Paul Joubert, Le Japon : Puissance nucléaire , Paris, l’Harmattan, 2003.