Défier la dissuasion

Avec l’ambiguïté israélienne, certains considèrent que la dissuasion de l’État hébreu est entrée dans une phase de corrosion depuis la guerre du Golfe en 1991. Gerald Steinberg (2001) 143 , considère la période entre 1993 et 1995, comme le début de cette phase. D’après Steinberg, la dissuasion israélienne montre des faiblesses et ne préserve même plus la stabilité, y compris au sein des territoires occupés. Pourquoi a-t-elle donc échoué ? Voyons maintenant les facteurs faisant obstacle au succès de la dissuasion et qui peuvent causer son échec. Il y a tout d’abord, les Highly Motivated Challenger. Il y aussi des facteurs culturels et des facteurs dûs aux valeurs du challenger. On trouve aussi des facteurs propres aux challengers que l’on appelle internes, liés à l’usage du défi pour des raisons internes. Il y a aussi d’autres facteurs qui sont liés à la perception du challenger. Ces facteurs personnels reposent essentiellement sur l’interprétation et du sens donné par le challenger aux faits. Enfin, il y a des facteurs liés à la communication des messages de la menace. En ce qui concerne les facteurs culturels, soulignons les études de J. Shimshoni (1988, p. 224) 144 , R. N. Lebow (1985, pp. 205-206) 145 , Simon F. Burrows (1996) 146 , montrent que les acteurs qui ignorent la crédibilité de la dissuasion peuvent l’être pour des raisons culturelles.

D’autres études comme celles de Peter Karsten, Peter D. Howell, Artis F. Allen (1984, p. 70) 147 , montrent l’importance de l’objectif fixé par l’acteur. Ces objectifs peuvent être de nature purement culturelle. En plus des facteurs culturels, il y a des facteurs internes. Lors des crises, les acteurs qui challengent le fort peuvent focaliser leurs objectifs sur des intérêts internes en ignorant la crédibilité du fort explique Edward Rhodes (1999) 148 . Ils ignorent ainsi tout facteur extérieur, y compris la possibilité de mettre la menace du dissuadant à exécution comme le souligne Richard. N. Lebow (1981, p. 276) 149 . Parmi ces facteurs, on trouve des facteurs personnels. Les acteurs non-dissuadables, peuvent ainsi être insensibles aux menaces -mêmes crédibles-, de la part de dissuadant. La perception du challenger joue un rôle rationalisant en objectivant les raisons de l’action de défi. Cette perception rationalise dans ces conditions les raisons internes du challenger. Des auteurs comme Richard N. Lebow (1981, p. 276) 150  ; Paul K. Huth (1988, pp. 82-83) 151  ; Peter Karsten, Peter Howell ; Artis Allen (1984, p. 68) 152 , montrent que cet état de subjectivation aide un acteur à ignorer ainsi toute dissuasion et toute menace extérieure. Il y a des cas où les acteurs, tout en percevant leur infériorité ainsi que la supériorité militaire de l’adversaire, défient malgré cela la dissuasion écrit Alain Dieckhoff (1999) 153 . Ils concentrent et focalisent leur motivations davantage sur les raisons et non pas sur les conséquences d’une guerre comme le montre des chercheurs comme Dina A. Zinnes, Robert C. North, Howard E. Koch, (1961) 154 ; Bruce Russett (1967) 155 . Il y a aussi les cas des Highly Motivated Challengers. Dans certaines conditions, l’acteur, qui sait d’avance et avec certitude qu’il est perdant, estime que sa perte est plus attractive que la non-action Barry Wolf (1991, p. 5) 156 . Il y a les facteurs du sens comme l’expliqueR. N. Lebow (1985, p. 212) 157 . Il s’agit des conclusions faites suite aux interprétations qu’un acteur fait de ses propres évaluations et estimations de la situation. Ce facteur repose sur les explications et le sens qu’un acteur projette ou peut donner aux menaces faites par le dissuadant. La motivation du challenger façonne son interprétation et modifie, voire biaise, ses estimations écrit Robert Jervis (1994) 158 . Un acteur motivé par les raisons et le sens qu’il donne à son action, neutralise l’effet de la dissuasion. Il peut même pousser le challenger à tout faire pour défier le dissuadant. Un challenger ayant donné un sens à une action offensive, même en évaluant correctement la situation et même en sachant que son action peut aboutir à des résultats désastreux, est tenté de passer à l’action d’attaque. Enfin, il y a les facteurs de la communicabilité. Ces facteurs de la communicabilité sont essentiels dans la dissuasion. D’une communication correcte, dépend le succès ou l’échec de la dissuasion. Le manque ou le dysfonctionnement de la communication aboutit à un échec des efforts du dissuadant. Le challenger qui ne perçoit pas correctement les moyens mis en œuvre par le plus fort, peut défier la dissuasion. La communication repose sur la quantité d’informations données par le plus fort en direction du challenger. Défier ou non est le résultat de la somme restante des calculs, et l’évaluation que fait le challenger en fonction des informations disponibles, telles sont les conclusions de Richard J. Harknett (1994) 159 , de Timothy Wallace Crawford, (1996) 160 , ou de Barry Wolf, (1991) 161 . Le décalage entre le disponible en information et l’utilisé chez le challenger donne lieu à l’échec. Un maximum d’informations sur la crédibilité de la menace du dissuadant, ne minimise pas systématiquement les tentatives d’actions agressives du challenger. En 1973, les Égyptiens se basent sur un calcul tendant à dire que l’information disponible et donnée par les Israéliens ne constitue que des ressorts psychologiques ; ils ont ainsi neutralisé l’effet de la dissuasion. C’est ce qui peut expliquer pourquoi Sadate ferme les yeux sur la capacité nucléaire israélienne et se lance dans la bataille illustrant le profil d’un challenger hautement motivé (Highly Motivated Challenger).

D’après Barry Wolf, (1991) 162 , le faible peut attaquer et agit contre toute forme de rationalité et à l’encontre de toute attente. Il prend pour cela l’exemple de la guerre de 1973. Sadate donné perdant et estimant que la non-action est pire qu’une défaite, défie la supériorité militaire israélienne. Barry Wolf, avec la formule de HMC, Highly Motivated Challenger, analyse la cause de l’échec de la dissuasion par le triangle suivant : motivation, croyance et mauvais calcul. Un acteur très motivé pour changer un statu quo qui croit correctement ou incorrectement à son potentiel militaire et qui n’est pas en mesure d’agir rationnellement vis-à-vis de la menace du dissuadant, cet acteur-là, à toutes les chances de défier la dissuasion. En somme, lorsqu’un acteur est insatisfait d’un statu quo, la dissuasion a peu de chance de réussir. Des acteurs avec un tel profil passent le plus souvent par les actions militaires, écrit John Mearsheimer (1983, p. 211) 163 . Du côté du plus fort, mettre la menace à exécution est le fondement même de la dissuasion. Mais, du côté du challenger, cela peut-être mis en doute, auquel cas la dissuasion échoue. L’ambiguïté introduit et peut donner lieu à ce doute.

Notes
143.

Gerald M. Steinberg, “Rediscovering Deterrence After September 11, 2001”, The Jerusalem Letter, Jerusalem Center for Public Affairs, décembre 2001.

144.

Jonathan Shimshoni, Israel and Conventional Deterrence , Ithaca: Cornell University Press, 1988.

145.

Richard Ned Lebow, “Conclusions” in Robert Jervis, Richard Ned Lebow, Janice Gross Stein, Psychology and Deterrence , Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1985

146.

Simon Burrows, “Culture and Misperception: The Law and the Press in the Outbreak of War in 1803,” International History Review, vol. 18, no. 4, november 1996.

147.

Peter Karsten, Peter D. Howell, Artis Frances Allen. Military Threats: A Sytematic Historical Analysis of the Determinants of Success , Westport, Greenwood Press, 1984, 166 pages.

148.

Edward Rhodes, “Review Of Empirical Studies of Conventional Deterrence”, Center for Global Security and Democracy, Rutgers University, 1999.

149.

Richard Ned Lebow, Between Peace and War: The Nature of International Crisis , Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1981.

150.

Richard Ned Lebow, Thomas Risse-Kappen, International Relations Theory and the End of the Cold War, New York, Colombia University Press, 1996.

151.

Paul K. Huth, Extended Deterrence and the Prevention of War , New Haven, Yale University Press, 1988.

Voir aussi : Christopher H. Achen, Duncan Snidal “Rational Deterrence Theory and Comparative Case Studies.” World Politics 41, 1989 ; James D. Fearon, “Signaling versus the Balance of Power and Interests: An Empirical Test of a Crisis Bargaining Model”, Journal of Conflict Resolution 38, 1994 ; Paul Huth, Bruce Russett, “ Testing Deterrence Theory: Rigor Makes a Difference ,” World Politics 42, no. 4, Avril 1990 ; Paul Huth, Christopher Gelpi, D. Scott Bennett, “The Escalation of Great Power Militarized Disputes : Testing Rational Deterrence Theory and Structural Realism”, American Political Science Review 87, 1993 ; Richard Ned Lebow, Janice Gross Stein, “Rational Deterrence Theory : I Think, Therefore I Deter.” World Politics 41, 1990 ; Frank C. Zagare, D. Marc Kilgour, “Asymmetric Deterrence.” International Studies Quarterly, N. 37, 1993.

152.

Peter Karsten, Peter D. Howell, Artis Frances Allen, Military Threats: A Sytematic Historical Analysis of the Determinants of Success , Westport, Greenwood Press, 1984, 166 pages.

153.

Alain Dieckhoff, “ Les trois défis d’Israël ”, Politique internationale, N. 83, printemps 1999.

154.

Dina A. Zinnes, Robert C. North et Howard E. Koch Jr, “Capability, Threat, and the Outbreak of War” in James N. Rosenau, International Politics and Foreign Policy , New York, Free Press, 1961.

155.

Bruce Russett, “Pearl Harbor: Deterrence Theory and Decision Theory,” Journal of Peace Research, N. 2, 1967.

156.

Barry Wolf, When the Weak Attack the Strong: Failures of Deterrence , Santa Monica, Rand, 1991.

157.

Richard Ned Lebow, “Conclusions” in Robert Jervis, Richard Ned Lebow et Janice Gross Stein, Psychology and Deterrence , Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1985.

158.

Robert Jervis, “What Do We Want to Deter and How Do We Deter It ?” in L. Benjamin Ederington, Michael J. Mazarr, Turning Point: The Gulf War and U.S. Military Strategy , Boulder, Westview Press, 1994.

159.

Richard J. Harknett, “The Logic of Conventional Deterrence and the End of the Cold War,” Security Studies,Vol. 4, No. 1 automne 1994.

160.

Timothy Wallace Crawford, “Legitimacy and Deterrence: Hard Choice in the Strategy of Peace Enforcement”, Peace Forum, Vol. XIII, N. 24, 1996.

161.

Barry Wolf, When the Weak Attack the Strong: Failures of Deterrence , Santa Monica, Rand, 1991.

162.

Ibid.

163.

John Mearsheimer, Conventional Deterrence , Ithaca, Cornell University Press, 1983.