Construction de Marcoule

Un événement crucial pour les Français et les Israéliens a lieu en 1951. Malgré l’opposition de Francis Perrin, Pierre Guillaumat ( 211 ) en tant qu’administrateur général du Commissariat de l’énergie atomique, autorise la construction d’un réacteur capable de produire le plutonium nécessaire pour le fonctionnement de Saclay. La découverte d’un site d’uranium naturel près de Limoges facilite la tâche pour Guillaumat et Perrin. Les deux hommes trouvent ainsi un terrain d’entente et une alternative pour fabriquer l’uranium enrichi. Un an plus tard, la construction du réacteur de Marcoule, au sud de la vallée du Rhône, commence (Lawrence Freedman, 2003) 212 . C’est la SGTN (Saint-Gobain Techniques Nouvelles) qui remporte le contrat de construction de la centrale de Marcoule ( 213 ). Ce réacteur marque un tournant dans les démarches vers la fabrication de la bombe. Des Israéliens sont alors associés dans la chaîne de fabrication de l’uranium enrichi. Seymour Hersh (1991 p. 29) 214 , note qu’à cette époque, seuls Shimon Pérès et Ben Gourion sont favorables à la poursuite de la collaboration franco-israélienne dans le domaine nucléaire. Les scientifiques israéliens sont les seuls scientifiques étrangers à avoir l’autorisation d’accès au complexe nucléaire de Marcoule. Les Français ont besoin des connaissances techniques et informatiques des experts israéliens, pour mener les tests nucléaires dans les années suivantes. Le premier test nucléaire français a lieu en 1960 avec le concours des techniques informatiques israéliennes (Robert Ferrell, 1981) 215 . Bertrand Goldschmidt ( 216 ), un des scientifiques français, et expert de la centrale de Marcoule, plus tard défenseur et porte-parole de la non-prolifération nucléaire écrit « nous ne les avons pas aidés - les Israéliens-, nous leur avons montré ce qu’on faisait, sans savoir vers quoi cela peut mener. Nous ne savions pas nous-mêmes à quel point cela pouvait être difficile. La réalité dans les années 50 et 60, avoir l’arme nucléaire était une bonne chose, quelque chose de gratifiant, pas comme maintenant. » Alors que le gouvernement israélien sous Sharett conduit des négociations secrètes avec Nasser, l’affaire Lavon fait surface ( 217 ) et entraîne la démission du Premier ministre Moshe Sharett. Six jours après sa succession au pouvoir, le 28 février 1955, Ben Gourion ordonne une attaque contre des positions de Fedayin palestiniens et des positions des camps militaires égyptiens à Gaza. Cette opération est conduite par le colonel lieutenant Ariel Sharon. Il a alors la réputation d’être brutal, et les pertes côté arabe sont quatre fois plus importantes que celles côté israélien. Ces événements font monter la tension entre Israéliens et Égyptiens et incitent Nasser à se tourner vers le bloc communiste (Moshe Dayan, 1965) 218 . En avril 1955, lors de la conférence de Bandung, Nasser obtient des promesses de fourniture d’armes chinoises dont l’Égypte a besoin, et en juillet une délégation soviétique arrive au Caire et offre une aide militaire. En septembre 1955, Nasser annonce qu’il va recevoir de l’armement lourd de la part des chinois et des soviétiques. Ben Gourion pressent la menace qu’incarne Nasser et sait que les Américains, comme les Britanniques n’ont pas l’intention de lui fournir l’aide militaire dont il a besoin. Il se tourne vers la France. Les Israéliens ont besoin d’armes et les Français ont besoin des Israéliens pour le canal de Suez. En France, et vers la fin de l’année 1954, le gouvernement de coalition conduit par Pierre Mendès France ( 219 ), -l’une des quatorze coalitions formées lors de la IVe République (1944-1958)-, œuvre pour un plan d’armement nucléaire et la formation, dans ce but, d’un groupe au sein du Commissariat d’énergie atomique. Ce plan est accueilli avec un certain scepticisme de la part des militaires français. Au ministère de la Défense, on ne croit pas à une dissuasion nucléaire indépendante. Mais les opposants à la dissuasion nucléaire changent par la suite d’opinion suite à la défaite en 1954, lors de la bataille de Diên Biên Phu -bataille décisive qui marque la fin de la première guerre d’Indo-chine- ainsi que la montée des mouvements d’indépendance dans les colonies de l’Afrique du Nord. Il est donc devenu clair pour les stratèges français que la France ne peut dépendre de ses alliés de l’OTAN pour protéger ses intérêts. En janvier 1955, le gouvernement de Guy Mollet ( 220 ) arrive au pouvoir et adopte une ligne dure envers les combattants et les révolutionnaires algériens ainsi qu’envers les leaders arabes qui les soutiennent, comme Nasser écrit Pierre Péan (1991, p. 52) 221 . Israël, qui fait face aux Fedayins basés à Gaza. Ces groupes palestiniens mènent des attaques sporadiques sur la frontière égyptienne. L’État hébreu est alors vu comme l’un des alliés les plus dépendants de la France.

The Risk Report ( 222 ), rapporte que Guy Mollet accorde, vers la fin de l’année 1955, une opération top secret de vente de bombardiers français de haute performance aux Israéliens. Cette opération est arrangée et coordonnée par Shimon Pérès. Par la suite, et durant douze ans, il y a un couloir d’acheminement d’armes sans aucun contrôle diplomatique. Ce sont les ministères de la Défense des deux pays qui traitent les ventes entre eux. En contre partie, les Israéliens mettent à la disposition de la France leur réseau d’espionnage en Afrique du Nord et notamment en Algérie. Des juifs d’Algérie sont alors encouragés par le gouvernement israélien à fournir des informations sur les leaders du FLN. Considérés comme des traîtres par les Algériens et accusés de collaboration avec la France, un grand nombre d’entre eux, travaillent comme commerçants ou hommes d’affaires dans les quartiers d’Alger, va être exécuté (Seymour Hersh, 1991, p. 36) 223 . Il est inévitable qu’Ernst Bergmann et Shimon Pérès concluent qu’Israël a offert ce qui justifie la demande de l’aide française pour construire la bombe. Ils comprennent que la bombe israélienne ne sera jamais une réalité sans l’aide de Paris. La construction en France du réacteur de Marcoule est, en 1955, à moitié achevée, et les scientifiques israéliens sont désormais associés à chaque étape de la construction.

Notes
211.

Né le 5 août 1909 à La Flèche (Sarthe), Pierre Guillaumat est le fils d’Adolphe Guillaumat, Ministre de la Guerre (1926), il est polytechnicien et ingénieur des Mines. Il est nommé chef des services des Mines en Indochine, puis en Tunisie. À la libération, il est nommé directeur des Carburants au ministère de l'Industrie (1944-1951). De 1945 à février 1959, il est Président du Bureau de recherches du pétrole, administrateur de Gaz de France (1947-1951), administrateur général, délégué du Gouvernement auprès du CEA (1951-1958), et Président d'Electricité de France de 1954 à 1959, puis de 1964 à 1965. Ministre des Armées de juin 1958 à février 1960, puis ministre délégué auprès du Premier ministre, de février 1960 à avril 1962, il retrouve ensuite les grands organismes de production énergétique. En 1966, il devient le premier PDG du groupe Elf-Aquitaine, qu'il dirige jusqu'à sa retraite, en 1977. Il meurt le 28 août 1991.

212.

Lawrence Freedman, The Evolution of Nuclear Strategy , London, Palgrave Macmillan, 2003, 2nd Edition.

213.

Mechanical Engineering Magazine, novembre (1959, p. 60). L’article relate l’historique et le descriptif de Marcoule sans référence à ses capacité de fabrication d’armes nucléaires.

214.

Seymour M. Hersh, The Samson Option: Israel's Nuclear Arsenal and American Foreign Policy , New York, Random House, 1991, 354 pages.

215.

Robert H. Ferrell, The Eisenhower Diaries , New York, W. W. Norton, 1981.

216.

Avec Frédéric Joliot-Curie, Bertrand Goldschmidt est un des pionniers français de l'énergie atomique, il est l’un des pères fondateurs du Commissariat à l'énergie atomique (CEA). Bertrand Goldschmidt est aussi un des pionniers de “l'aventure atomique” française. Une aventure qui avait débouché, le 13 février 1960, sur l'explosion, à Reggane, dans le désert algérien, de la première bombe H et, quelques années plus tard, sur le lancement d'un programme électro-nucléaire.

217.

Les autorités égyptiennes arrêtent, en juin 1954, un espion israélien. Il est accusé d’organiser des attentats contre les intérêts américains dans le but de détériorer les relations entre le Caire et Washington et empêcher ainsi toute coopération militaire entre les deux pays. Cette affaire conduit à la démission du gouvernement Sharett et le retour de Ben Gourion au pouvoir. Plusieurs agents des services secrets israéliens sont arrêtés au Caire. C’est l’affaire Lavon où une poignée de juifs égyptiens recrutés par Israël sont appréhendés au Caire alors qu'ils étaient en train de poser des bombes aux consulats américain et britannique avec l'intention de présenter les explosions comme des “actes terroristes islamiques”, déclenchant ainsi l'hostilité entre Arabes et Américains.

218.

Moshe Dayan, Diary of the Sinai Campaign , London, Weidenfeld & Nicholson, 1965.

219.

Pierre Mendès France est né à Paris, le 11 janvier 1907. En 1924, Edouard Herriot conduit le Cartel des gauches. Le jeune Pierre adhère au Parti radical et milite à la LARS (Ligue d'action républicaine et socialiste). Aux élections de 1932, il est élu député de l'Eure ; il est le plus jeune député de France. La période 1946-1951 est pour lui le moment où il s'éloigne de la politique. Il travaille au sein de la Banque internationale pour la reconstruction et le développement (BIRD), au Conseil économique et social de l'O.N.U., puis au FMI. Au début des années 50, il retrouve son siège de député de l'Eure. Cette nouvelle situation lui permet de commencer à intervenir au Parlement contre la guerre en Indochine. Dans cette même lignée, il défend à Tunis plusieurs militants indépendantistes tunisiens. En 1953, il manque de peu l'investiture comme Président du Conseil ; il est élu Président de la commission des Finances de l'Assemblée Nationale. Après la défaite française de Diên Biên Phu (1954), il devient Président du Conseil, le 18 juin 1954. Revendiquant une certaine indépendance par rapport aux partis politiques, il mène une politique d'apaisement dans les colonies et de rigueur du point de vue économique. Opposé aux institutions de la Ve République, il s'éloigne peu à peu du pouvoir tout en conservant l'image d'un homme politique modèle qui a marqué l'histoire de la IVe République.

220.

Guy Mollet, nommé Président du Conseil en Janvier 1956, est un des acteurs essentiels des Traités de Rome, il est Président du Conseil des Ministres au moment de leur signature. Son poids dans les négociations, notamment avec le premier Chancelier allemand, Konrad Adenauer est très important. Né à Flers, dans l’Orne, en 1906, pupille de la nation, il suit ses études comme boursier à la faculté des lettres de Lille. Il s’engage très jeune dans le mouvement socialiste et mène de front, de 1936 à 1944, ses activités de professeur d’anglais à Arras, de secrétaire général de la Fédération de l’Enseignement puis de résistant, en tant que responsable de l’organisation civile et militaire pour le Pas de Calais (1942-44). À la Libération, il devient maire d’Arras, conseiller général et député du Pas de Calais. Socialiste, il reste secrétaire général de la SFIO (ancien parti socialiste) de 1946 à 1969. Ses convictions européennes se manifestent dès la fin des années quarante, par sa participation à l’Assemblée consultative du Conseil de l’Europe, à l’Assemblée du Comité d’Action pour les États-Unis d’Europe créée par Jean Monnet. Son engagement se manifeste plus clairement encore à partir de Janvier 1956, lorsqu’il devient Président du Conseil. Entendant faire de son mandat un acte pro-européen, il choisit comme ministre des Affaires étrangères un autre européen déterminé, Christian Pineau, qu’il appuie tout au long des négociations du traité. Au titre de Président du Conseil, il est responsable de l’engagement français aux côtés des britanniques dans l’expédition de Suez. Par la suite, il est vice-Président du Conseil (15-31 mai 1958), puis ministre d’État dans le premier cabinet du général de Gaulle (Juin 1958-janvier 1959). Après avoir quitté ses fonctions au gouvernement, il reste député, et rentre dans les rangs du nouveau parti socialiste à sa fondation en 1969, tout en créant, la même année, l’Office Universitaire de Recherches Socialistes. Il publie plusieurs ouvrages de documentation socialiste, ainsi que ses souvenirs de constituant de 1958 sous le titre Quinze ans après.

221.

Pierre Péan, Le s deux bombes ou comment la guerre du Golfe la commencé le 18 novembre 1975 , Paris, Fayard, nouvelle édition, 1991.

222.

“Israel's Nuclear Weapon Capability: An Overview”, The Risk Report,Vol. 2, N. 4, juillet/août 1996.

223.

Seymour Hersh, The samson Option , New York, Random House, 1991.