Shimon Pérès et Paris

Plus que tous, Shimon Pérès est l’un des dirigeants israéliens que l’on peut qualifier de produit pur de l’âge nucléaire. Il commence déjà sa carrière politique en tant que conseiller du 1er Premier ministre israélien Ben Gourion. En 1953, âgé de 30 ans, il est directeur au ministère de la Défense et supervise le projet du programme nucléaire israélien, alors que celui-ci n’a qu’une infrastructure virtuelle et ne dispose que d’une dizaine de scientifiques dans le domaine de la physique nucléaire. Pérès identifie la France comme la source la plus sûre en matière d’aide et d’assistance nucléaire au projet ; il table sur le fait qu’à l’époque, Paris n’était pas décidé à s’engager fermement dans la voie nucléaire. Pérès se voit confier par Ben Gourion, la poursuite du projet nucléaire israélien, considéré comme le facteur garant de la survie de l’État nouvellement créé. En 1956-57, Shimon Pérès seul, exploite le climat de décentralisation de la IVe République et réussit à arranger secrètement la vente par la France à Israël, d’un réacteur et de composants sensibles, nécessaires à la construction de la centrale de Dimona (Pierre Péan, 1991, p. 46) 239 . Durant près de 10 ans, Pérès sera chargé de la gestion du projet de construction du réacteur de Dimona dans le désert du Néguev. Le projet sera comme un État secret dans l’État nouvellement créé, avec une gestion qui ne rend compte à personne sauf au Premier ministre Ben Gourion. C’est en 1956, que le gouvernement de Guy Mollet accepte de fournir un réacteur de recherche (fonctionnant à l’uranium naturel et à l’eau lourde) d'une puissance de 24-26 MW. Installé sur le site de Dimona, dans le nord du Néguev, à 70 km de Beersheba, ce réacteur n'est opérationnel que vers la fin de l’année 1963 écrit Avner Cohen (2000, pp. 117-119) 240 . C'est la société Saint-Gobain qui signe un accord en 1957, pour la fourniture à Dimona des unités nécessaires à l'extraction du plutonium.

La France assure par la suite la livraison de l'eau lourde jusqu'à ce qu'un accord avec la Norvège prenne le relais en 1959. La France accentue alors ses efforts de collaboration avec Tel-Aviv et lui offre l’opportunité d’assister au déroulement des premiers essais nucléaires dans le désert du Sahara algérien. L'État hébreu accède ainsi à des connaissances essentielles pour le développement de son programme militaire et dispose des instruments de mesure. L'échange de bons procédés permet à la France d'obtenir des informations cruciales de manière informelle. Israël propose alors une partie des connaissances obtenues des Etats-Unis, note François Géré (1995) 241 . Le fondateur de l’État hébreu, David Ben Gourion, ne croit pas à la paix avec les voisins arabes. Il décide, lors de la première guerre israélo-arabe en 1948, d’explorer l’option nucléaire. Il demande, note Amnon Kapeliouk, à des géologues de chercher de l’uranium dans le Néguev, pour les besoins de la centrale de Dimona, dont la construction commence dès 1958. Les quantités trouvées s’avèrent insignifiantes. L’uranium viendra principalement de l’Afrique du Sud, où domine alors le régime de l’apartheid (Amnon Kapeliouk, 1999) 242 . Le Comité pour l’énergie atomique, fondé par Ben Gourion en 1952, voit la plupart de ses membres démissionner en 1957. C'est lorsqu’ils apprennent qu’Israël signe avec le Premier ministre français Guy Mollet, un accord en vue de la construction, à des fins militaires du réacteur de Dimona. Parmi eux se trouve le professeur Amos De Shalit qui prônr une autre approche à ce sujet (Amnon Kapeliouk, 1999) 243 , (Dan Raviv et Yossi Melman, 1990) 244 . Avoir un feu vert de la part de la France provoque ironiquement et contrairement aux attentes une crise au sein du gouvernement israélien, note Seymour Hersh (1991, p. 37). Un accord français oblige Bergmann et Pérès à informer le cabinet qu’Israël est sur le point de construire un complexe nucléaire secret, alors qu’il y a des objections à l’idée du nucléaire de la part d’un petit groupe. Parmi eux on trouve Levi Eshkol, plus tard Premier ministre. Il est alors ministre des finances qui malgré le fait qu’il partage la vision de son Premier ministre Ben Gourion, -la pensée de “Ein Breira”, (il n’y a pas d’alternative)-, est par ailleurs convaincu qu’ une arme nucléaire israélienne est une folie en soi. Car Eshkol et le groupe de réticents, pensent qu’outre le coût financier, il y a devant les dirigeants israéliens, d’autres préoccupations : comment Israël peut-il construire et garder en secret le réacteur ? Est-il moralement acceptable que ceux qui ont souffert de la discrimination et de l’holocauste peuvent avoir une telle arme destructrice ? Que diront les Américains ? C’est alors qu’en septembre 1955, le gouvernement canadien annonce la construction d’un centre de recherche nucléaire en Inde. Ce dernier déclare que le réacteur sera utilisé à des fins civiles. En l’absence d’un accord international sur la prolifération nucléaire, il y a là pour les Israéliens, un précédent pour la construction du réacteur en Israël.

L’idée d’usage civil et de fins pacifiques est alors adopté par Ben Gourion. Il le sera durant la décennie critique 1959-1969, souligne Pierre Péan (1991, pp. 22-23) 245 . Deux mois avant l’arrivée de Kennedy à la Maison Blanche, un télégramme de l'ambassade américaine à Paris envoyé à l'USAEC (United-States Atomic Energy Commission) et daté du 22 novembre 1960, est écrit en réponse à une demande spécifique pour de plus amples informations au sujet de la participation française à la construction alléguée de la centrale nucléaire en Israël. Le signataire du télégramme est le représentant de l'USAEC à Paris. Il rapporte la discussion avec « un membre approprié de la Commission française de l'énergie Atomique. » Son interlocuteur est catégorique : « la Commission française de l’énergie atomique, ne collabore pas avec les Israéliens dans la construction d'un réacteur d'énergie nucléaire. » Pour Avner Cohen (1998, pp. 81-86) 246 , sémantiquement parlant, ce rapport n'est qu’un pur mensonge à propos d’un réacteur puissant, et presque achevé. Ce n’est donc rien qu’une volonté délibérée de tromper les États-Unis (Annexe 34) 247 . L’intérêt des deux pays, à ce moment, est de garder le secret. Les accords entre les Israéliens et les Français n’ont d’ailleurs jamais été rendus publics et il ne le sont toujours pas. Pierre Péan (1991, pp. 83-84) 248 , Avner Cohen (1995) 249 . Si un membre du Commissariat français de l’énergie atomique nie la coopération avec les Israéliens, c’est que l’enjeu dépasse largement les simples faits. Il touche l’avenir sécuritaire de la France et son prestige sur le plan international. Il y a donc de bonnes raisons pour cacher ce que les Américains savent déjà sur Dimona. Mais, malgré l’aspect apparent selon lequel Dimona est devenu une affaire embarrassante, au fond, le déni français ne va-t-il pas dans le sens des choses voulues par Washington ?

L’intérêt politique de Paris et de Washington est double : d’une part, ne pas être accusé de proliférant et d’autre part Israël reste l’allié à la fois de Washington et de Paris. L’administration Eisenhower accepte toutefois les justifications des deux pays. Le déni de Tel-Aviv et de Paris est accepté alors que les documents entre les mains de Washington parlent d’autre chose. Retournons en arrière quelques semaines auparavant et voyons cela de près dans les faits. Le 9 décembre 1960, le Secrétaire d'État Christian Archibald Herter ( 250 ), à propos de la participation française dans le projet de Dimona appelle le chargé d'affaires français à Washington, M. Label, soulignant que Ben-Gourion est sur le point d'annoncer qu'un nouveau réacteur de recherche expérimentale est à construire dans le désert de Néguev avec l’aide française ( 251 ).

Notes
239.

Pierre Péan, Le s deux bombes ou comment la guerre du Golfe a commencé le 18 novembre 1975 , Paris, Fayard, nouvelle édition, 1991.

240.

Avner Cohen, “Nuclear Arms in Crisis Under Secrecy: Israel and the Lessons of the 1967 and 1973 Wars,” in Peter R. Lavoy, Scott D. Sagan, James J. Wirtz, Planning the Unthinkable: How New Powers Will Use Nuclear, Biological, and Chemical Weapons , Ithaca, Cornell University Press, 2000.

241.

François Géré, La prolifération nucléaire , Que sais-je, Paris, PUF, 1995, 126 pages.

242.

Amnon Kapeliouk, “Israël assume «sa» bombe”, sa bombe”, Le monde diplomatique, édition de février 1999.

243.

Ibid.

244.

Dan Raviv, Yossi Melman, Every Spy a Prince: The Complete History of Israel's Intelligence Community , Boston, Houghton Mifflin, 1990, 466 pages.

245.

Pierre Péan, Les deux bombes , Paris, Fayard, 1991.

246.

Avner Cohen, Israel and the Bomb , New York, Colombia University Press, 1998.

247.

Annexe 34, Document d’un Mémorandum de conversation entre le Secrétaire d’État Herter et l’ambassadeur de France à Washington. Herter fait part de son étonnement à son interlocuteur Lebel. Le réacteur est dix fois largement supérieur à la puissance initialement prévue. Source : National Security Archive, Nonproliferation collection.

248.

Pierre Péan, Les deux bombes , Paris Fayard, 1991.

249.

Avner Cohen, “Most Favored Nation”, The Bulletin of Atomic Scientists, Janvier/Février 1995, Vol. 51, No.1, 1995.

250.

Christian Archibald Herter, succède à John Foster Dulles au poste de Secrétaire d’État (1959-1961), il écrit Toward an Atlantic Community , (1963).

251.

U.S. State Department, 486, décember 3, 1960, Reid to Secretary of State. National Security Archives, Collection of Proliferation, Washington, D.C.