Divisions et deux visions

Au sein même de la classe politique israélienne, il y a deux visions différentes. Il y a celle de Ben Gourion : la bombe dans le secret. D’autres voient, au contraire, que la supériorité militaire israélienne, par rapport aux Arabes, réside dans la qualité d’équipement et le niveau technique des soldats. Parmi les partisans de la supériorité qualitative, figurent Yigal Allon ( 269 ) qui dirige les opérations militaires lors de la guerre de 1948, Yitzhak Rabin, alors chef des armées, ainsi qu’Ariel Sharon, alors général au Tsahal. Pour eux, une supériorité militaire classique et conventionnelle vaut mieux que la bombe car les voisins, et notamment l’Égypte, seront plus dangereux avec, que s’ils n’en possèdent pas. Selon leur analyse, les Égyptiens feront de même dès qu’ils sauront que les Israéliens ont l’arme nucléaire. Il serait dans l’avenir impossible de cacher ces armes aux Égyptiens ou encore aux autres pays du Moyen-Orient. Seul Moshe Dayan, parmi les militaires israéliens, se montre favorable et soutient le programme nucléaire dès le début. Pour Bergmann ainsi que pour David Ben Gourion et Shimon Pérès, la seule issue pour protéger le projet et aboutir à sa réalisation, est le silence et le secret. Le seul homme qui menace la réalisation de ce rêve est l’un des partenaires de l’État hébreu : le général Charles de Gaulle. En décembre 1958, il est élu Président de la Ve République pour sept ans avec une promesse de trouver un compromis pour finir la guerre d’Algérie. Le général de Gaulle est en faveur d’une dissuasion nucléaire indépendante pour la France, et tout autre sujet pour le général, comme la question du soutien d’Israël, est secondaire. Pour ces raisons, la coopération entre le Commissariat français de l’énergie atomique et la Commission israélienne de l’énergie atomique se poursuit selon les accords secrets. La construction de la centrale de Dimona, continue sans que le général de Gaulle ne soit averti ( 270 ). Quant aux équipements lourds, comme le réservoir citerne, ils sont décrits et déclarés aux douanes françaises comme des réservoirs de dessalement d’eau de mer en Amérique latine. L’eau lourde est à son tour acheminée illégalement par les Français vers Dimona (Seymour Hersh, 1991, p. 64) 271 .

Le Commissariat de l’énergie atomique achète alors l’eau lourde auprès des Norvégiens, qui à cette époque, sont les leaders mondiaux en production de l’eau lourde en grandes quantités (Pierre Péan, 1991) 272 . Les Norvégiens livrent l’eau lourde aux Français avec la condition de ne pas la transférer vers un tiers. Cette stipulation est ignorée par les Français et l’aviation militaire achemine plus de quatre tonnes d’eau lourde vers Israël. En France, le premier signe manifeste de malaise de la part du général de Gaulle envers l’implication de la France dans la construction de la centrale de Dimona, survient en mai 1960 . Alors que le secret est bien gardé et que l’usine qualifiée par les Israéliens comme celle de textile, le ministre français des Affaires étrangères Maurice Couve de Murville ( 273 ) informe l’ambassadeur israélien que la France souhaite qu’Israël annonce publiquement ce qui se déroule à Dimona et que les Israéliens mettent le site à la disposition de l’inspection internationale, comme c’est le cas du site de Nahal Soreq. Le ministre Couve de Murville signifie que, sans ces conditions, la France arrêtera toute implication dans le programme nucléaire israélien. Un sommet est par la suite organisé entre le général de Gaulle et le Premier ministre israélien Ben Gourion ( 274 ) et le sujet est enterré note Seymour Hersh (1991, p. 68) 275 . Bertrand Goldschmidt note, dans ses mémoires, que cette rencontre est intervenue dans un moment où la France faisait face aux événements d’Algérie et où le général de Gaulle craignait un éventuel scandale, si la coopération nucléaire entre la France et Israël devait être connue sur la scène internationale. Dans la logique du Général, la France serait alors le seul pays en dehors des États-Unis, de la Grande Bretagne, et de l’Union soviétique, à avoir aidé un pays tiers à la prolifération nucléaire. Paris risque d’être dans une posture internationale difficile à gérer. Pour les Israéliens, il y a de leur côté, une autre raison d’inquiétude. Si Israël annonce publiquement son programme nucléaire, les Égyptiens, sous la pression des populations arabes, vont inévitablement poursuivre le même chemin avec l’aide de Moscou. Les Israéliens seraient alors placés à la fois sous la pression américaine et soviétique et leur entreprise risque l’effondrement.

Le général de Gaulle, suite à la rencontre avec Ben Gourion, le 17 juin 1960, est ferme et convaincu qu’il faut arrêter toute poursuite de coopération dans le domaine nucléaire entre la France et Israël. Il ordonne la cessation de toute activité scientifique et technique entre les deux pays et l’arrêt immédiat des travaux de construction de la centrale de Dimona. En Décembre 1960, Israël reconnaît que Dimona est un site abritant un réacteur nucléaire. Dans les mois qui suivent, et durant l’année 1961, Shimon Pérès travaille pour trouver un compromis en négociant avec M. Couve de Murville. Il s’agit de trouver une politique pour ‘’sauver la face’’ afin de continuer le travail déjà avancé (Pierre Péan, 1991) 276 . Shimon Pérès propose à M. Couve de Murville la formule israélienne, celle qui va dominer la politique israélienne en ce qui concerne l’arme nucléaire. Il s’agit d’assurer aux Français que les Israéliens n’ont aucune intention de développer une bombe atomique. Le compromis est donc trouvé. C’est ce qui permet à la France de continuer à porter son aide et à tenir ses engagements. Paris poursuit sa fourniture des parties manquantes à l’achèvement du réacteur et ne demande pas l’inspection internationale du site. Israël de son côté, fait savoir publiquement l’existence de son réacteur nucléaire et continuera la construction sans mentionner l’aide du gouvernement français. La coopération entre les deux pays continue sans en informer le général de Gaulle, et Ben Gourion maintient un statu quo sur ce qui se passe à Dimona. Par la suite, ni le général de Gaulle, ni le gouvernement français ne changent le courant des choses et les firmes françaises travaillent jusqu’en 1966 sous les mêmes conditions de contrats. Mais cette fois, le doute commence à planer sur Dimona. Ben Gourion va devoir prendre la décision et parler de son projet.

Notes
269.

Yigal Allon (1918-1980), général et homme d’État. Commandant durant la guerre de 1948, Leader de Achdut Ha'Avodah et membre de la Knesset ; Ministre travailliste (1961-1968), Premier ministre (1968). Ministre de l’Éducation (1969-1974). Ministre des Affaires étrangères (1974-1977).

270.

voir à ce propos, Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, l’Effort : 1962-1965 , Paris, Plon, Tome II, 1970.

271.

Ibid.

272.

Pierre Péan, Les deux bombes , Paris, Fayard, 1991.

273.

Maurice Couve de Murville. Homme politique français (Reims, 1907-Paris, 1999). Ministre des Affaires étrangères (1958-1968). Après une carrière d'inspecteur des finances, il occupe diverses fonctions diplomatiques (ambassadeur de France au Caire de 1950 à 1954, auprès de l'OTAN en 1954, à Washington de 1955 à 1956 et à Bonn de 1956 à 1958). En 1958, il est nommé ministre des Affaires étrangères et conserve ce poste sans discontinuer jusqu'en 1968, devient brièvement ministre de l'Économie et des Finances, avant de succéder à G. Pompidou à la tête de l'ultime gouvernement du général de Gaulle, de juillet 1968 à avril 1969.

274.

Le général de Gaulle recevant le 17 juin 1960, le Premier ministre Ben Gourion, l’informe de l’arrêt du concours de la France en matière nucléaire entrepris depuis la crise de Suez de 1956.

275.

Seymour Hersh, The samson Option , New York, Random House, 1991.

276.

Pierre Péan, Le s deux bombes ou comment la guerre du Golfe la commencé le 18 novembre 1975 , Paris, Fayard, nouvelle édition, 1991.