Washington et la prolifération

Bien qu'Israël soit considéré comme l’exemple de l’échec des efforts américains concernant leur politique contre la prolifération, il y a des questions relatives au rôle joué par Israël dans l’orientation de la politique américaine dans ce domaine. On ne peut savoir comment ni dans quelle mesure, le cas israélien a influencé l'évolution de cette politique. La majorité des écrits sur ce sujet (qui sont peu nombreux) 306 , traite le côté israélien de l'histoire, c’est-à-dire, comment la pression américaine a déterminé la politique nucléaire d'Israël et comment cela explique en partie l’adoption de la politique de l’ambiguïté israélienne. Presque aucune recherche n’est faite sur la façon dont le cas d’Israël a pesé dans la balance de l'évolution de la politique américaine contre la prolifération, durant la décennie critique qui conduit au TNP en 1968.

Les documents récemment déclassés permettent de reconstruire une partie de cette histoire. Basé sur une évidence, Avner Cohen avance l’idée selon laquelle les leçons tirées du cas israélien ont persuadé les Policy Makers américains qu'une approche bilatérale de la non-prolifération s’avère insuffisante. Durant les années 60, il est devenu évident pour Washington que l'approche bilatérale qui a échoué avec Israël, peut échouer ailleurs. Les États-Unis font donc usage de leur influence et de leur puissance pour créer une norme internationale de prévention contre la prolifération nucléaire. Cela ouvre le chemin vers la mise en place et la formation d’un régime pour incarner et soutenir cet effort. La manière d'accomplir cette tâche passe par un traité global de non-prolifération soutenu par les deux superpuissances. Durant les années 60, la Chine devient la 5ème puissance nucléaire. Le monstre jaune met la main sur l’arme et Washington cherche à le contrer. Il trouve le voisin indien prêt à devenir à son tour une puissance nucléaire. Le premier pays fait peur car il est communiste, le deuxième est non-aligné et techniquement prêt, Washington met tout en œuvre pour l’aider.

Le moment n’est pas celui de la conceptualisation d’une politique contre la prolifération car contrer Moscou et Pékin ne passe-t-il pas par Tel-Aviv et New Delhi ? C’est la grande question. Les États-Unis n’ont-t-ils pas laissé faire ? C’est l’énigme. Mais au fond, pourquoi les États-Unis ont-ils attendu presque 20 ans, après le plan Baruch -présenté devant les Nations unies en juin 1946-, pour mettre en place une norme internationale contre la prolifération ? En d’autres mots, Washington a-t-il attendu afin de permettre à certains de ses alliés de finaliser leur programme nucléaire ? Depuis le plan Baruch en juin 1946, (Annexe 27) 307 , les États-Unis se sont opposés à la prolifération nucléaire. C’est le cas jusque dans les années 60. Cependant, l’opposition américaine à la prolifération des armes nucléaires a été à peine accompagnée d’une politique logique, cohérente et bien définie (Avner Cohen, 1998) 308 .

Durant les années 50, la prolifération nucléaire n'a pas été considérée par les Policy Makers américains comme une question globale nécessitant une politique particulière. L’administration Eisenhower opte pour une stratégie sous le signe de la paix : Atoms for Peace. Cette politique se montre limitée et c'est sous le Président John F. Kennedy que les États-Unis considèrent que la non-prolifération nucléaire mérite une ligne politique plus stricte. Malgré cela, et en 1964, la Chine devient alors la 5ème puissance nucléaire et d’autres candidats sont potentiellement et techniquement capables de franchir le pas. Émerge alors l’idée d’une norme internationale et sous l’administration Lyndon B. Johnson, d'un traité sur la non-prolifération des armes nucléaires. Washington tend alors à considérer qu’une politique ferme, globale et concertée peut freiner la prolifération des armes nucléaires. Mais depuis, en trois décennies, le nombre de pays détenteurs de la bombe atomique a doublé (avec l’Inde, le Pakistan, Israël, et le Corée du Nord).

À cette date, Israël s’est déjà doté de la bombe atomique, et la nouvelle orientation de la politique américaine naissante se voit alors confrontée au problème concret du nucléaire israélien. Cet exemple est, pour Avner Cohen, un témoignage de taille qui montre sans le moindre doute l’ambiguïté américaine, voire un manquement de la part de l’administration Eisenhower, dans le traitement et la gestion de cette réalité de la prolifération nucléaire, explique Avner Cohen (1998) 309 . Bien que le projet nucléaire israélien soit conçu en 1955-57, et la construction du site de Dimona soit lancée début 1958, les Américains mettent de longues années avant de se poser des questions sur la réalité des activités du site. C’est seulement en décembre 1960, que l'administration sortante d’Eisenhower établit qu’une importante installation nucléaire israélienne dans le désert de Néguev vise la fabrication d'armes nucléaires.

Le défi consiste alors à agir de la sorte pour appliquer la nouvelle ligne de la politique américaine contre toute prolifération d’armes nucléaires avec une position d’ambivalence en ce qui concerne le cas israélien. Ce dossier complexe est laissé avec cette question en suspens, à la nouvelle administration qui vient de s’installer à la Maison Blanche, celle de Kennedy. Le Président Kennedy est de loin le Président américain qui montre le plus d’intérêt pour faire face au problème du nucléaire israélien. Il considère que les conséquences de la prolifération nucléaire israélienne vont au-delà de la politique des États-Unis envers Israël, et au-delà même des intérêts américains dans la région. J. F. Kennedy, qui se montre préoccupé par la sécurité de l’État hébreu, se montre également préoccupé par la prolifération nucléaire. Au printemps et durant l'été de 1963, alors que ses deux préoccupations se trouvent confrontées l’une à l’autre, Kennedy poursuit ses efforts dans la gestion de ce dilemme pour limiter les ambitions nucléaires d'Israël. Il est assassiné quelques mois plus tard et la flamme passe au Président Johnson.

Durant ses deux premières années, l’administration Johnson a d'autres priorités que la non-prolifération. C’est sous la présidence de Johnson qu'un arrangement spécial est mis en place entre Washington et Tel-Aviv. Ce dernier fait valoir qu’il ne sera pas le premier à introduire les armes nucléaires dans le Moyen-Orient, contre l’engagement des États-Unis de lui fournir les armes nécessaires pour maintenir sa sécurité (des chars et des avions.) C’est ce que nous allons voir, après cet aperçu général, durant les trois prochains chapitres. Nous essayerons d’approfondir notre analyse pour chaque administration de la décennie critique.

Notes
306.

Seymour M. Hersh, The Samson Option: Israel’s Nuclear Arsenal and American Foreign Policy , New York, Random House, 1991. Voir aussi : Avner Cohen, “Most Favored Nation”, The Bulletin of Atomic Scientists, January/February, 1995, Vol. 51, N. 1, 1995, pp. 44-53 ; Avner Cohen, “Israel’s Nuclear History : The Untold Kennedy-Eshkol Dimona Correspondence”, The Journal of Israeli History, N. 16, été 1995, pp. 159-194 ; -Zaki Shalom, “Kennedy, Ben Gurion and the Dimona Project 1960-63”, Israel Studies, Vol. 1, printemps 1996, pp. 3-33.

307.

Annexe 27, The Baruch Plan (Presented to the United Nations Atomic Energy Commission, June 14, 1946).Source : Nuclear Age Peace Foundation, Nuclear Files Documents, Barush Plan.

308.

Avner Cohen, “Israel and the Evolution of the US Nonproliferation Policy, The Critical Decade, 1959-1969”, Center for Nonproliferation Studies, The Nonproliferation Review, Vol. V, N. 2, hiver 1998.

309.

Ibid.