Chapitre III : Eisenhower

Atoms for Peace

Les administrations américaines successives ont poursuivi une opposition à la prolifération nucléaire depuis celle de Harry S. Truman (1945-1953). Celle d’Eisenhower s'est opposée à son tour à la prolifération des armes nucléaires. L’acte d'énergie atomique de 1946, consolide cette opposition en interdisant le transfert d’armes ou de technologie nucléaire définies comme prohibées “restricted data” à d'autres pays. Cependant, l'administration Eisenhower concentre ses efforts sur la politique d’industrie nucléaire intérieure, et la question de l’interdiction de la prolifération nucléaire n'a pas la priorité. Le 8 décembre 1953, le Président Eisenhower dévoile son programme d'Atome pour la paix auprès des Nations unies ( 310 ). Cette nouvelle initiative renverse brusquement la ligne politique américaine maintenue depuis le plan Baruch en 1945 (Annexe 28) 311 . Suite à cette nouvelle initiative, l'administration Eisenhower demande, en 1954, au congrès, de modifier la Loi d'énergie atomique de 1946, pour permettre aux États-Unis de déclasser et de distribuer une énorme quantité de données et d’informations nucléaires (recherche fondamentale, théorique et expérimentale). Des réacteurs de recherche scientifique, auparavant interdits à l'exportation, sont devenus l’objet de promotion pour une nouvelle étape nécessaire vers le futur de l’énergie nucléaire américaine. Ainsi, des techniques de séparation du plutonium sont dorénavant déclassées. Le projet de l’Atome pour la paix a reflété la tendance de l’administration Eisenhower qui considère que l'énergie nucléaire serait la troisième vague de la révolution industrielle, et que la technologie américaine devrait mener l’avenir dans ce domaine. La distinction qui a été faite entre les usages pacifiques et militaires de l'énergie atomique et la croyance selon laquelle il était possible de favoriser et de promouvoir l’une et de contrôler l’autre, étaient au cœur de l'initiative. L’histoire montre que l’initiative de l’Atome pour la Paix a réussi à promouvoir la technologie nucléaire américaine, mais cette stratégie l’était moins en ce qui concerne le contrôle de la prolifération. Les historiens nucléaires comme Richard G. Hewlett et Jack M. Holl écrivent, au sujet de cette vision américaine que : « La nouvelle stratégie américaine initiée par le Président Eisenhower est sincère, mais l’effort pour trouver une certaine valeur semble être celui d’une promotion uniquement pour le triomphalisme de la technologie américaine. Cet impératif moral fournit une image positive et un élan particulier pour cette nouvelle stratégie de l’administration Eisenhower. » L'attachement extraordinaire du Président Eisenhower à la nouvelle stratégie semble être incompréhensible. « Dans le contexte de la guerre froide, la sombre réalité d’une guerre nucléaire fait de la maîtrise de la technologie nucléaire sur le plan international un souci pour la sécurité américaine. » (Richard G. Hewlett, Jack M. Holl, 1989, p. 307) 312 . La géopolitique de la guerre froide, et l'impasse entre les deux superpuissances, en l’absence d’un accord concernant le dossier nucléaire en Europe (Ciro E. Zoppo et Charles Zorgbibe, 1985) 313 , rend difficile pour l'administration Eisenhower le fait de conceptualiser la prolifération nucléaire comme une affaire de politique étrangère. Les États-Unis traitent alors le dossier du risque de la prolifération à travers leur propre législation nucléaire, notamment les accords bilatéraux sur le contrôle et la coopération nucléaire. En soutenant la création des organismes internationaux, tels que l'Agence Internationale de l'Energie Atomique (AIEA) 314 et EURATOM ( 315 ), Washington opte pour des outils. Il les considérant comme des moyens qui garantissent et sauvegardent la coopération nucléaire entre les nations. La nouvelle stratégie de l'Atome pacifique devient pour Washington un outil majeur de la politique étrangère américaine. C’est notamment en Europe que l'appui américain d'EURATOM devient la pierre angulaire de l'idée d'Eisenhower des “États-Unis d'Europe “. Cette politique américaine de coopération nucléaire bilatérale avec d’autres nations n’a pas suffi pour empêcher la prolifération nucléaire (Richard G Hewlett et Jack M. Holl, 1989, pp. 320-321) 316 . L'administration Eisenhower s’oppose à la prolifération des armes nucléaires, tout en reconnaissant que chaque État souverain a le droit de poursuivre son programme et ses objectifs dans le domaine de la recherche nucléaire. Cette vision s’intègre dans l’acte de fondation de l'AIEA en 1956, dont l'objectif est de favoriser l'usage pacifique de l'énergie nucléaire et la mise en place d’un système assurant qu'une telle coopération dans le domaine nucléaire ne serait pas détournée à des fins militaires. Le Secrétaire d'État John Foster Dulles se dit alors convaincu qu'il serait difficile, sinon impossible, pour les États-Unis de persuader d'autres États de renoncer à leur droit de développer les armes nucléaires tant que les trois Grands (les États-Unis, l’Union soviétique et la Grande-Bretagne), continuent leurs programmes nucléaires. Dans ces conditions et en l'absence d'une norme internationale en matière de non-prolifération nucléaire, les trois Grands, eux-mêmes en course, ne sont pas en mesure de demander au reste du monde de renoncer à leurs objectifs de recherches dans ce domaine, écrit Avner Cohen (1998) 317 .

Vers la deuxième moitié des années 50, une évidence s’installe : les États techniquement avancés et politiquement déterminés sont capables d'acquérir les armes nucléaires. Les Soviétiques acquièrent la bombe en 1949, les Britanniques en 1952. En ce qui concerne la France, c’est seulement une question de temps pour que Paris parvienne à la fabrication de l’arme nucléaire. D’autres pays européens, tels que la Suède, l'Italie, la République Fédérale Allemande, et la Suisse, mènent un débat pour savoir s’il faut poursuivre ou non un programme nucléaire. Les États-Unis, mettent en place la nouvelle politique étrangère distinguée par son “New look ” : les Atomes pour la Paix. Cette politique vise à placer les armes nucléaires tactiques dans un nouveau concept stratégique. Washington, considérant les armes nucléaires comme armes de l’avenir que tout État indépendant et avancé techniquement doit posséder, se met alors à les fabriquer de manière non égalée (Mark Trachtenberg, 1991, pp. 160-168) 318 , (Andrew J. Pierre, 1970, pp. 95-100) 319 .

Notes
310.

Annexe 28, President Eisenhower Address Before the General Assembly of the United Nations on Peaceful Use of Atomic Energy, New York, 8 décembre 1953. Public Papers of the Presidents, Dwight D. Eisenhower, 1953, N. 256. Dwight Eisenhower's “Atoms for Peace” Address to the UN General Assembly, 8 décembre 1953. Source : Congressional Record, vol. 100, January 7, 1954, pp. 61-63.

311.

Annexe 27, The Baruch Plan (Presented to the United Nations Atomic Energy Commission, June 14, 1946). Source : Nuclear Age Peace Foundation, Nuclear Files Documents, Barush Plan.

Voir aussi : Richard G Hewlett, Jack M. Holl, Atoms for Peace and War, 1953-1961 , Eisenhower and the Atomic Energy Commission, California, Berkeley, University of California Press, 1989.

McGeorge Bundy, Danger and Survival: Choices About the Bomb in the First Fifty Years , New York, Vintage Books, 1988, pp. 287-295.

312.

Richard G Hewlett, Jack M. Holl, Atoms for Peace and War, 1953-1961 , Eisenhower and the Atomic Energy Commission, California, Berkeley, University of California Press, 1989.

313.

Ciro E. Zoppo et Charles Zorgbibe, On Geopolitics – Classic and Nuclear , Dordrecht, Martinus Nijhoff, 1985.

314.

L’AIEA, est créée en 1957. Cette Agence internationale de l’énergie atomique, est une organisation intergouvernementale au sein des Nations unies, avec pour objectif de chercher à accélérer et élargir la contribution de l’énergie atomique à la paix et la prospérité dans le monde entier.

315.

Le Traité EURATOM est fondé en 1957 dans le but de contribuer au développement de l'énergie nucléaire. On pense alors qu'elle représente une ressource essentielle pour le développement et la stimulation de l'industrie. L'Article 1 du Traité précise que “la Communauté de l'énergie atomique a pour mission de contribuer, par l'établissement des conditions nécessaires à la formation et à la croissance rapide des industries nucléaires, à l'élévation du niveau de vie dans les États membres et au développement des échanges avec les autres pays”. Le Traité ne comporte pas de date d'expiration et il demeure fondamentalement inchangé depuis sa conception.

316.

Ibid.

317.

Avner Cohen, “Israel and the Evolution of the US Nonproliferation Policy, The Critical Decade, 1959-1969”, Center for Nonproliferation Studies, The Nonproliferation Review, Vol: V, N° 2, hiver 1998.

318.

Mark Trachtenberg, History and Strategy, Princeton, Princeton University Press, 1991.

319.

Andrew J. Pierre, Nuclear Politics: The British Experience with an Independence Nuclear Force, 1939-1970 , London, Oxford University Press, 1970.