Eisenhower découvre Dimona

Malgré la volonté américaine, la politique d’Eisenhower dans le domaine de la non-prolifération manque, pour le moins, de cohérence. Comment un pays qui considère l’arme nucléaire comme facteur d’indépendance et qui fabrique les bombes atomiques à une très grande échelle, peut-il prétendre conseiller à un autre État de ne pas faire de même ? Le cas israélien, note Avner Cohen (1998) 320 , illustre qu’il y a eu un déséquilibre en ce qui concerne la politique américaine en matière de non-prolifération nucléaire. Durant plus de dix ans, les États-Unis ne se sont jamais vraiment préoccupés de la prolifération nucléaire. C’est pourtant la décennie critique et certains États l’ont bien compris. Mais Washington ne se pose la question que lorsque la politique du fait accompli est déjà en pratique depuis longtemps. Il faut attendre 1961, pour que la Maison Blanche se penche sur la question et sur le cas israélien.

Lorsque Kennedy est élu, en novembre 1960, l’administration sortante d’Eisenhower, produit, en deux mois (entre décembre 1960 et janvier 1961), une quantité considérable d’informations sur le réacteur de Dimona. En deux mois, la Maison Blanche dispose plus de documents qu’en plusieurs années durant lesquelles Eisenhower était au pouvoir. C’est alors qu‘au lendemain de son investiture, le nouveau Président J. F. Kennedy demande aux services de renseignements (USIB) United-States Intelligence Board, de préparer un rapport (Annexe 21) 321 . Consacré aux conséquences de l’acquisition par les Israéliens des armes atomiques, le but de ce rapport est d’expliquer pourquoi les services de renseignement n’ont pas pris en considération ce dossier à temps. Il tire aussi les leçons de cet échec. Le rapport note que les États Unis ont mis trois ans pour déterminer qu’Israël est en phase de construire un site nucléaire doté d’une importante capacité militaire. Ce délai est dû à un échec substantiel des services d’Intelligence américains, explique Avner Cohen (1998) 322 .

Paradoxalement, le Président Eisenhower ne s’intéresse de prêt au dossier de la centrale nucléaire israélienne que lorsqu’il perd les élections présidentielles face à Kennedy. Durant des années, malgré les différents rapports fournis par la CIA, et malgré les informations disponibles au sein des différents services de l’administration Eisenhower, rien ne suscite l’intérêt à propos de Dimona. Ni la Maison Blanche, ni le Department of State, ne s’intéressent à la construction et à ce qui se passe à Dimona. En deux mois, la Maison Blanche qui commence juste à s’intéresser à Dimona, va disposer de plus d’informations qu’elle en a eu pendant les trois années durant lesquelles le site a été en construction.

En deux mois, le Departement of State se met à demander toute information utile au sujet de la centrale israélienne. Mais à cette date, la centrale nucléaire de Dimona est déjà construite. De plus, elle est déjà partiellement opérationnelle. C’est durant le mois de décembre 1960 et celui de janvier 1961, qu’on enregistre une accélération inhabituelle de la part de l’administration sortante concernant son intérêt envers le programme nucléaire israélien. Parallèlement, à cette date, les informations d’Intelligence circulent et commencent à être mises entre les mains de la presse britannique d’abord, et ensuite la presse américaine.( 323 ). Nous ne pouvons pas avancer qu’il y a un rapport de cause à effet, mais on observe des réactions en chaîne dans la multiplication des déclarations à Tel-Aviv et à Washington. Bientôt, Ben Gourion va annoncer officiellement que l’usine dont les Israéliens expliquaient durant des années qu’elle était une usine de textile n’est pas une usine de textile et qu’elle est bel et bien un réacteur nucléaire.

John Alex McCone annonce alors sa démission et les sénateurs, quant à eux, n’apprécient pas le mensonge israélien. Au sommet de l’administration, l’inquiétude pousse Washington à savoir plus sur Dimona. Le Secrétaire d’État Christian Archibald Herter presse ses ambassadeurs à Paris et à Tel-Aviv pour avoir le maximum d’informations sur la coopération nucléaire entre la France et Israël. Le 8 décembre 1960, lors d’une réunion, Allen Dulles, le directeur de la CIA, annonce aux membres du NSC, National Security Council, que « les Israéliens sont en phase d’achèvement de la construction d’un complexe nucléaire dans le désert de Néguev avec l’aide des Français. » Il ajoute que « les experts de la CIA et de la AEC, (Atomic Energy Commission), pensent que le complexe ne peut pas être celui d’un réacteur de production de l’énergie » ( 324 ). Le lendemain de cette annonce, le Secrétaire d’État Christian A. Herter entreprend des démarches auprès de son ambassade à Tel-Aviv, et de celle de France à Washington. C’est seulement au début de décembre 1960, -quelques semaines après que Kennedy ait été élu-, que l'administration Eisenhower se rend compte qu'Israël construit un deuxième réacteur nucléaire à Dimona. C’est ce qu’on lit dans un rapport consacré au programme nucléaire israélien de janvier (1961) (Annexe 30) 325 . Le 17 janvier 1961, un rapport secret fait état des assurances israéliennes quant à la vocation pacifique de Dimona et que le gouvernement israélien s’engage à ne pas produire des armes atomiques (Annexe 32) 326 . Dès janvier 1961, Washington commence alors à formuler des demandes pour visiter la centrale de Dimona (Annexe 29) 327 . Du côté du Congrès, on commence à se poser les questions relatives aux effets collatéraux du programme nucléaire israélien (Annexe 31) 328 . Une réunion spéciale a lieu au Congrès le 19 décembre 1960, durant laquelle on parle d’un nouveau pays qui rejoint le club nucléaire : un pays qui n’est ni du bloc communiste, ni de l’OTAN. De plus, à Londres et à Washington, les services d’Intelligence pensent que les Israéliens sont sur la voie de la construction d’une centrale, permettant la fabrication de la bombe atomique (Avner Cohen, 1995) 329 . Un mémorandum de conversation daté du 9 décembre 1960, (Annexe 33) 330 , entre le Secrétaire d’État Christian Herter et le chargé d’affaire à l’ambassade de France à Washington M. Lebel, donne un aperçu de l’information disponible à cette date auprès de l’Intelligence et de la CIA. Herter suite à une conversation avec l’ambassadeur américain à Tel-Aviv, a des informations provenant de l’AEC en Israël, selon lesquelles le site de Dimona est dédié à la production d’armes nucléaires. M. Lebel explique qu’il ne dispose pas d’informations sur ce sujet. Le Secrétaire d’État Christian Archibald Herter fait part de son étonnement à son interlocuteur Lebel (Annexe 33). « Le réacteur est dix fois largement supérieur à la puissance initialement prévue, note Herter (…) Il apparaît selon son architecture et son aspect apparent, que le réacteur n’est pas destiné à la production de l’énergie mais plutôt à la production de plutonium qui offre, en un temps court, un potentiel considérable de production d’armes. » Herter ajoute que « les informations données par Tel-Aviv sont largement différentes de ce qui se passe sur le terrain (…) Les informations disponibles sont contradictoires avec la réalité de ce qui se passe à Dimona. » Car la version officielle obtenue deux semaines auparavant (le 22 novembre 1960), par l’ambassade américaine à Paris ne fait état d’aucune coopération nucléaire entre Paris et Tel-Aviv (Annexe 34, § 1) 331 .

Notes
320.

Avner Cohen, “Israel and the Evolution of the US Nonproliferation Policy, The Critical Decade, 1959-1969”, Center for Nonproliferation Studies, The Nonproliferation Review, Vol: V, N° 2, hiver 1998.

321.

Post-Mortem on SNIE 100-8-60: “Implications of the Acquisition by Israel of a Nuclear Weapons Capability.”, 31 janvier 1961. Voir aussi : Department of State Lot Files, Special Assistant to the Secretary for Energy and Outer Space, Records Relating to Atomic Energy Matters, 1944-1963, Lot no. 57 D 688, 21.5 ; ainsi que : Country File: Israel, F. Reactor, 1961, Part 1 of 2.

322.

Avner Cohen, “Israel and the Evolution of the US Nonproliferation Policy, The Critical Decade, 1959-1969”, Center for Nonproliferation Studies, The Nonproliferation Review, Vol: V, N° 2, hiver 1998.

323.

Daily Express, Londres 16 décembre 1960 et New York Times, 19 décembre 1960.

324.

Foreign Relations of the United States, 1958-1960, Vol. XIII. Washington, D.C.: U.S. Government Printing Office, p. 391.

325.

Annexe 30, U.S. Department of State, Central Files, 884A. 1901/1-561. Source : Foreign Relations, 1961-1963, Volume XVII, Near East, 1961-1962, Office of the Historian Documents 1-23.

326.

Annexe 32, “Summary of Additional Recent Information on Israeli Atomic Energy Program,” enclosed in a letter from Assistant Secretary of State William S. Macomber to James T. Ramey, Executive Director of the Joint Committee on Atomic Energy, U.S. Congress, Jan. 19, 1961. Source : National Security Archives (released in 1991 pursuant to Freedom of Information Act request).

327.

Annexe 29, Foreign Relations, 1961-1963, Volume XVII, Near East, Israel's nuclear program. Israeli willingness to have U.S. scientist visit Dimona reactor. Letter from the Assistant Secretary of State for Congressional Relations (Macomber) to the Executive Director of the Joint Congressional Committee on Atomic Energy (Ramey) Washington, January 19, 1961. Source : Department of State, Central Files, 884A.1901/1-1961.

328.

Annexe 31, Memorandum of Conversation, Washington, January 9, 1961. Foreign Relations, 1961-1963, Volume XVII, Near East, 1961-1962. Source : Department of State, Central Files, 984A.1901/1-961. Secret. Drafted by Jones (NEA). Voir aussi : The memorandum of conversation, 884A.1901/1-1161. See Supplement, the compilation on Israel.

329.

Avner Cohen, “The Most Favored Nation”, The Bulletin of Atomic Scientists, janvier/février 1995, Vol. 51, No.1, 1995.

330.

Annexe 33, Memorandum of Conversation, Telephone log of Secretary of State Christian Herter, 9 décembre 1960. Source : The Dwight D. Eisenhower Presidential Library, Voir aussi : Avner Cohen, Israel and the Bomb , 1991, pp. 87-89.

331.

Annexe 34, Incoming Airgram, Department of State, from Embassy, Paris to Washington, 22 novembre 1960. Source : National Security Archive, Nonproliferation collection.