Chapitre IV : Kennedy

« Cher Monsieur le Président, pour toutes ces raisons, il est d’une importance primordiale, de fournir aux forces israéliennes de Défense les moyens d’une dissuasion pour décourager nos voisins de mener une guerre contre notre pays. » David Ben Gourion, 24 juin 1962 (Annexe 17) 375 .

Dès l’arrivée de Kennedy, la bombe israélienne devient une fixation à la Maison Blanche. Peu après son élection, John F. Kennedy nomme, à la tête de la CIA, John Alex McCone -qui vient de démissionner de sa fonction de directeur de l’AEC-. Le département d’État suit à son tour et nomme William R. Crawford comme chargé du dossier israélien. Crawford raconte que « face aux informations disponibles, c’était la surprise totale à la Maison Blanche. » (Seymour Hersh, 1991, p. 101) 376 . Plusieurs rencontres ont lieu par la suite, pour étudier les éléments fournis par les services d’Intelligence, notamment les photos du réacteur de Dimona. Crawford raconte que « c’était une douche froide pour certains, et nous en avons déduit que les Israéliens ne disent pas la vérité. » Le 30 janvier 1961, un rapport écrit par le Secrétaire d’État Dean Rusk et adressée au Président Kennedy fait soulever les doutes sur les intentions israéliennes et propose l’idée d’inspection de Dimona (Annexe 26) 377 . Dans un autre mémorandum, Dean Rusk, le 3 février 1961, transmet au Président Kennedy, la possiblité d’une visite américaine de Dimona et que Ben Gourion accepte l’idée. (Annexe 25) 378 . Un rapport de la CIA daté du 9 février 1961, souligne que les Israéliens sont, avec l’aide de la France, en phase d’entreprendre des efforts considérables et mettent en place un important programme nucléaire. Crawford, suite à ce rapport d’information de la CIA, (Annexe 24) 379 , demande de rédiger le projet d’une lettre pour le Président Kennedy en vue de l’envoyer au Premier ministre israélien Ben Gourion. La lettre souligne que la position internationale des États-Unis en ce qui concerne la non-prolifération nucléaire « serait compromise si un État, considéré comme un allié, -comme c’est le cas d’Israël-, poursuivait un programme nucléaire indépendant. » Crawford souligne aussi qu’un autre point est clairement évoqué dans la lettre, celui d’une demande d’inspection et le droit de notifier les résultats de l’inspection au Président égyptien Nasser. L’idée, est de rassurer Nasser sur le fait que Dimona n’est pas un réacteur de production d’armes nucléaires, et de prévenir l’Égypte contre un éventuel début de course vers l’arme nucléaire.

À cette date, l’administration Kennedy a un projet de rapprochement entre le Caire et Washington. Ainsi, l’idée d’inspection est avancée avec la participation d’une équipe indépendante. Crawford cité par Seymour Hersh (1991, p. 101) 380 , écrira plus tard que cette lettre, qu’il avait rédigée soigneusement, avait été la plus importante de sa carrière. La lettre est soumise au Secrétaire d’État qui apporte des retouches et elle est réécrite à la façon et dans le style JFK. Crawford écrit par la suite qu’il a été impressionné par le style de la lettre. La réponse de Ben Gourion est une longue lettre de plusieurs pages. Cette lettre de Ben Gourion, n’est pas rendue publique, ni par les États-Unis ni par Israël. Selon les propos de Crawford, elle est évasive, difficile à clarifier. Elle ne mentionne pas qu’Israël a un programme nucléaire mais précise qu’Israël est entouré d’ennemis et fait allusion au parapluie américain. Ben Gourion dans sa lettre, refuse l’idée d’inspection internationale du réacteur de Dimona. La bombe israélienne devient alors pour l’administration Kennedy, une affaire embarrassante. L’échange de lettres est considéré comme une complication qui peut éventuellement empoisonner la relation entre Kennedy et Ben Gourion. Le Premier ministre israélien ne cache pas ses plaintes à propos des pressions américaines concernant Dimona et réalise qu’il ne peut plus tenir au secret son programme nucléaire. Une visite officielle à New York, réunit les deux hommes le 30 mai 1961. Cette rencontre est orchestrée par le concours d’Abraham Feinberg, homme d’affaire juif et l’une des plus importantes personnalités de collecte de fonds pour le parti Démocrate lors de la campagne électorale de 1960. La rencontre se solde par un échec et par une déception de la part du Premier ministre israélien. La Maison Blanche se penche sur le dossier égyptien et Kennedy souhaite dans sa nouvelle politique une relation diplomatique étroite avec l’Égypte qui, à cette époque, compte construire le barrage d’Assouan sur le Nil. Ben Gourion renouvèle la demande israélienne de vente de missiles américains sol-air Hawke qui coïncide avec la vente des avions MiG soviétiques à l’Égypte. Le Président Kennedy promet d’étudier la demande.

En 1961, les Israéliens autorisent la première visite de leur centrale nucléaire. Le physicien américain Isidor Isaac Rabi de l’Université de Columbia (Prix Nobel de physique 1944), et Eugene Wigner de l’Université de Princeton (Prix Nobel de physique 1963) ont pu visiter Dimona. Il s’agit de la première des trois uniques visites des équipes étrangères concernant les installations nucléaires israéliennes. La visite est guidée par le physicien israélien Amos Deshalit. D’après Seymour Hersh (1991, p. 102), Wigner, lors d’une interview téléphonique en 1989, se rappelle que le réacteur était presque terminé et que les Israéliens avaient déjà commencé certaines expériences. En 1962, Feldman l’envoyé spécial de la Maison Blanche en Israël, est autorisé à visiter Dimona. Feldman suspecte alors, comme l’entourage du Président Kennedy, que les Israéliens ont l’intention de fabriquer la bombe atomique. Deux mois après la rencontre avec le Président Kennedy qui a eu lieu fin mai 1961, le Premier ministre israélien assiste à un essai de lancement du missile Shavit-II. Cet événement devait être secret mais Ben Gourion décide de le rendre public. À cette époque, les Israéliens ont des informations selon lesquelles les Égyptiens vont tester un missile le 23 juillet à l’occasion du neuvième anniversaire de l’indépendance. Malgré les explications de Ben Gourion au Président Kennedy, malgré les visites de Feldman en tant qu’envoyé de la Maison Blanche et malgré les conclusions de la mission des Prix Nobel : Wigner et Rabi, qui vont toutes dans un sens : un réacteur de recherches scientifiques, le Président Kennedy voit se dessiner la silhouette d’une bombe atomique qui pourrait menacer la stabilité au Moyen-Orient et compromettre ses efforts et son désir d’un traité avec l’Union soviétique concernant les essais nucléaires dans l’atmosphère. Kennedy, revient à la conclusion suivante : Ben Gourion n’accepte pas la logique d’une marche arrière ( 381 ). Le message de l’administration Kennedy à Tel-Aviv, qui mentionne le rôle des États-Unis et ses obligations internationales, ainsi que les soupçons de coopération entre Israël et la France, n’obtiennent que le refus de Ben Gourion. La réponse de ce dernier est : « ce ne sont pas vos affaires », selon le témoignage de Walt Elder, l’assistant de McCone cité dans Seymour Hersh (1991, p. 106) 382 . Les craintes du Président Kennedy à propos du réacteur de Dimona ont sans doute été le motif principal pour la nomination de John Alex McCone comme directeur de la CIA. McCone succède à Allen Welsh Dulles en novembre 1961, suite à l’échec de la tentative de renverser Fidel Castro et la débâcle des événements de la baie des cochons, le 17, 18 et 19 avril 1961( 383 ). Il n’y avait pas de raisons politiques pour cette nomination.

McCone est un républicain et il se prononce contre le plan de la Maison Blanche de trouver un terrain d’entente sur les essais nucléaires avec l’Union soviétique. Mais il est un opposant à la prolifération nucléaire et un fervent défenseur de la supériorité américaine dans le domaine atomique. Sa nomination est motivée par la volonté de Kennedy de stopper le programme nucléaire israélien. John Alex McCone est persuadé qu’une arme nucléaire israélienne mènera à l’escalade au Moyen-Orient et coupera inévitablement le robinet du pétrole arabe pour des années. Pour la question du réacteur de Dimona, raconte McCone, la CIA procède alors en deux temps. La première étape consiste en une autre série d’images prises par les avions U-2 ; il y a même un plan ambitieux d’infiltrer des espions sur le site de Dimona. Mais les conseillers de John Alex McCone lui signifient que les agents américains en Israël ne peuvent pas opérer sans laisser des traces et cela représente un risque élevé. Ce plan est abandonné et des agents d’autres pays sont recrutés par la CIA sans être capables de pénétrer à l’intérieur du site de Dimona. Les Américains ne peuvent donc pas dire qu’un agent travaillant pour eux a vu le réacteur de près et les photos des U-2 ne sont pas suffisantes. La deuxième étape est la création d’une nouvelle structure, et en décembre 1961, la CIA invente et ouvre une nouvelle agence, le NPIC (National Photographic Interpretation Center), spécialisée dans l’interprétation photographique et dirigé par Arthur C. Lundahl. Les photos donnent des informations précises sur le réacteur, et la conclusion est la suivante : « il n’y a pas de signe extérieur d’évidence de capacités nucléaires, aussi, il n y a pas non plus des signes d’évidence sur l’existence d’un réacteur de production de bombes atomiques. » Suite à ces conclusions, McCone fait part de sa vision au Président Kennedy. McCone pense, -écrit Walt Elder l’assistant de John Alex McCone cité dans Seymour Hersh (1991, p. 107)-, que « vu l’attitude des Israéliens envers l’inspection du site, nous ne pouvons pas nous fier à ces conclusions. »

Notes
375.

Annexe 17, Letter From Prime Minister Ben Gurion to President Kennedy, 24 Juin 1962. Foreign Relations, 1961-1963, Volume XVII, Near East, 1961-962Released by the Office of the Historian. Documents 293-314 (N.308). Source : Department of State, Central Files, 611.84A/6-2462. (p. 2, § 5).

376.

Seymour Hersh, The samson Option , New York, Random House, 1991.

377.

Annexe 26, Memorandum From Secretary of State Rusk to President Kennedy, Washington, January 30, 1961. Source : Department of State, Central Files, 884A.1901/1-3061. Secret. Drafted by Meyer (NEA/NE). Subject : Israel's Atomic Energy Activities Foreign Relations Series Volume Summary, 1964-1968, Volume XVIII, Arab-Israeli Dispute, 1964-67 N. 5.

378.

Annexe 25, Memorandum of Conversation, SUBJECT Israeli Reactor PARTICIPANTS : Avraham Harman, Ambassador of Israel G. Lewis Jones, Assistant Secretary for NEA Washington, February 3, 1961, Source : Kennedy Library, President's Office Files, Country Series, Israel General. Confidential. Voir aussi : Annexe 38, Memorandum of Conversation , Kennedy-Reid meeting: aspects of U.S. relations with Israel, Washington, January 31, 1961. U.S. Department of State, Central Files, 884A. 1901/1-561. Foreign relations, 1961-1963, volume XVII, Near East, 1961-1963. Publiés par : Office of historian documents, Memorandum of Conversation, Kennedy-Reid meeting: aspects of U.S. relations with Israel. Washington, January 31, 1961. Source : Department of State. NEA/NE Files: Lot 63 D 33.

379.

Annexe 24, Central Intelligence Agency, Information Report, 9 février 1961. Nuclear Engineering Training/ Large Nuclear and Electric Power Plant Near Beersheeba/ French Nuclear Assistance to Israel. Source : National Security Archive.

380.

Seymour Hersh, The samson Option, New York, Random House, 1991.

381.

On raconte que par la suite les communications de Ben Gourion avec la Maison Blanche font référence au Président Kennedy comme “le jeune”, c’est ce qui est perçu par Kennedy comme une offense.

382.

Seymour Hersh, The samson Option, New York, Random House, 1991, 354 pages.

383.

Une force d’exilés cubains qui, soutenue par les États-Unis, devait renverser le régime de Fidel Castro alors au pouvoir à Cuba depuis 16 mois. Ecrasée en 66 heures par les troupes de Castro, la tentative d’invasion se révéla un des principaux échecs de la CIA et du Président John F. Kennedy.