Les craintes de Kennedy

La crise cubaine d'octobre 1962 est une expérience épuisante pour Kennedy. Elle accentue l'inquiétude de vivre sous l'ombre de la menace de la bombe et renforce sa conviction que la prolifération des armes nucléaires est un danger mondial et qu’elle doit être interdite (Annexe 65) 425 . Le sujet de la non-prolifération nucléaire devient alors plus que jamais au centre de l’agenda présidentiel de Kennedy, The New York Times ( 426 ).

Dans son discours public en mars 1963, Kennedy exprime l’urgence du sujet de la prolifération nucléaire de la façon suivante : « Personnellement je suis hanté par le sentiment qui d'ici 1970, à moins que nos efforts réussissent, il y aura peut-être dix puissances nucléaires au lieu de quatre, et d'ici 1975, quinze ou vingt. (p.7 du document). Je vois la possibilité que dans les années 70, le Président des États-Unis se trouve à faire face à un monde dans lequel il y a quinze, vingt ou vingt-cinq pays possédant ces armes. Je considère ceci comme le plus grand danger et le plus grand risque. » (Annexe 118) 427 . Kennedy n'a pas prononcé le nom d’Israël dans son discours, mais au printemps de 1963, l’État hébreu est pourtant au centre de ses efforts contre la prolifération depuis son élection. Les doutes de la Communauté américaine d'Intelligence chargée de la prolifération d'armes nucléaires, incluant des soupçons clairs envers Israël, sont appuyés par une étude top secret préparée en juillet 1962, par le Pentagone et adressée à la Maison Blanche ( 428 ). En suivant les tendances du développement technologique continu, l'étude souligne que la prolifération est déjà en route. Elle prévoit qu'environ 16 pays, (bien seize), en dehors des quatre pays nucléaires (les deux puissances -USA, URSS-, plus la France et la Grande Bretagne), pourraient acquérir les armes nucléaires ainsi que les moyens de les porter au cours des 10 années à venir. Parmi ces 16 États, la Chine se considère comme “le plus certain” d’acquérir les armes nucléaires. Quant à Israël, il est considéré comme le candidat le plus susceptible à la prolifération, précédant ainsi la Suède et l’Inde. L’étude souligne que pour deux de ces cas -la Chine et Israël-, on peut déjà prévoir les dates d’acquisition de la technologie et de production d’armes nucléaires. L’étude suppose, déjà à cette date, que la décision de se doter de l’arme nucléaire a déjà été prise en juillet 1962. Elle estime qu'Israël pourrait effectuer son premier essai nucléaire en 1966-67, (la date projetée pour la Chine est 1964-65), et aurait des possibilités aéroportées et des missiles balistiques de portée moyenne avant 1968 (avant la Chine, dont la date est estimée entre 1970 et 1972). Parmi ces 16 pays, si l’on considère les motivations qui poussent à l’acquisition des armes, Israël se place dans la même catégorie que la France et la Chine.

L’État hébreu est placé à la tête de la liste. La possession d’armes nucléaires, note cette étude, est motivée par le prestige, la dissuasion ainsi que l'utilité militaire de telles armes. Une réactualisation et une mise à jour de l'étude de juillet 1962 sur la prolifération nucléaire est préparée pour Kennedy en février 1963 ( 429 ). Cette fois, l’étude désigne seulement huit États comme capables d'acquérir les armes nucléaires, et les vecteurs nécessaires pour les porter dans la décennie à venir. Elle désigne toujours Israël comme étant le pays le plus susceptible -après la Chine- d’en acquérir. L’étude donne les années 1965-66 comme date où Israël pourrait effectuer son premier essai nucléaire. La note se termine sur une conclusion selon laquelle les États-Unis, et les autres puissances, doivent probablement utiliser des moyens plus forts ou encore davantage de sanctions que ce n’est le cas jusqu’à présent. Sherman Kent, le chef du bureau de la CIA-ONE, (CIA, Office of National Estimates), (Annexe 68) 430 , publie, quelques semaines plus tard et dans une de ses évaluations, un mémorandum de huit pages adressé au directeur de la CIA, John McCone, sur les conséquences de la nucléarisation israélienne, en particulier en termes de plus grande influence soviétique dans la région. Ce rapport secret de l'Office of National Estimates de la CIA, daté du 6 mars 1963, relate les conséquences de l’acquisition par Israël des armes nucléaires ( 431 ). Ce rapport d’analyse est extrêmement détaillé. Avec ses 8 pages, il donne un aperçu des effets et des implications d’un État nucléaire non seulement dans la région, mais aussi sur le plan international. Suite à ce rapport, la Maison Blanche écrit que le Président souhaite d’urgence la prise de toutes les mesures possibles afin d’améliorer l’Intelligence concernant le programme nucléaire israélien ainsi que le programme d’armement dans les pays Arabes (Annexe 66) 432 et (Annexe 67) 433 . Le NASAM, (National Security Action Memorandum), un document top secret de la Maison Blanche, daté du 26 mars 1963, souligne l’urgence de la question pour le Président Kennedy ( 434 ). En l’espace de quelques mois, le réacteur de Dimona -qui entre dans une phase critique-, révèle des inquiétudes côté américain. Si les États-Unis ne font rien pour stopper le programme israélien, ils devront faire face à ses conséquences dans quelques années (Annexe 117) 435 .Ainsi, si les États-Unis avaient été sérieux au sujet de l’interdiction de la prolifération nucléaire, estime Avner Cohen (1998) 436 , ils auraient dû agir à temps et avec force à l’égard d’Israël.

Notes
425.

Annexe 65, Circular Airgram From the Department of State to Certain Posts, Foreign Relations, 1961-1963, Volume XVIII, Near East, 1962-1963, Released by the Office of the Historian. Documents 66-94 (87) CA-4726, Washington, October 31, 1962, 4:17 p. m. Source : Department of State, Central Files, 884A.1901/10-3162. Confidential. Drafted by Crawford on October 24; cleared by Strong, Thomas (DOD/ISA), Burdett, Newsom, and Herron (P); and approved by Talbot. Sent to Amman, Baghdad, Beiruth, Damascus, Jidda, and Oslo and repeated to Algiers, Bonn, Cairo, Khartoum, London (by pouch), Ottawa (by pouch), Paris, Rabat, Rome, Taiz, Tel Aviv, Tripoli, and Tunis.

Voir aussi : -Annual message to the congress on the state of the union january 14 1963; Foreign Relations, Vol XVII, 1961-63, Near East , Office of the Historian Bureau, Public Affairs, United States Department of State, January 17, 1995; -Memorandum for the President, “Subject: The Diffusion of Nuclear Weapons with and Without a Test Ban Agreement,” Office of the Secretary of Defense, 1er juillet 1962, Nonproliferation Collection, National Security Archives, Washington D.C.

426.

New York Times, du 23 mars 1963.

427.

Annexe 118, The President's News Conference of March 21st, 1963. Source : The Public Papers of the Presidents, Public papers for President J. F. Kennedy 1961-1963, John F. Kennedy: 1961-63. N. 107 Pour la totalité du discours consulter (Public Papers of the Presidents of the United States, John F. Kennedy, 1963, N. 108, 109, 110). Voir aussi : Annexe 119.

428.

Mémorandum for the President, “Subject: The Diffusion of Nuclear Weapons with and Without a Test Ban Agreement,” Office of the Secretary of Defense, 1er juillet 1962, Nonproliferation Collection, National Security Archives, Washington D.C.

429.

Memorandum, from Robert S. McNamara to President John F. Kennedy, 12 February 1963 “The Diffusion of Nuclear Weapons With and Without a Test Ban Agreement”.

430.

Annexe 68, Central Intelligence Agenc y, Office of National Estimates, Memorandum for the Director, Consequences of Israeli Acquisition of Nuclear Capability. Central Intelligence Agency, National Estimates. March 6, 1963, Sherman Kent, Memorandum for the Director. Secret. 8 pp. Source : John F. Kennedy Library, National Security Files, Countries Series, Box 119, Israel, General, 2/12/63-3/6/63. 9A &9B.

Ce document de huit pages illustre une des issues nucléaires les plus politiquement chargées de la prolifération nucléaire depuis le début des années soixante : le programme nucléaire israélien. Durant des années, la CIA a publié un certain nombre d'informations sur le programme nucléaire israélien et sur ses implications. Bien qu’elle suive une politique stricte contre les publications de ses évaluations concernant les intentions israéliennes et son programme nucléaire, la publication de ce rapport par la CIA suscite des tractations. Certains documents sont cependant disponibles à la bibliothèque de John F. Kennedy, où ils sont déclassés, et ceci dans le cadre de la liberté de l'information. La lecture du document montre que c'est une analyse des conséquences de l'acquisition israélienne des capacités nucléaires et n'inclut, ni d’informations d’Intelligence proprement dite sur le programme nucléaire israélien, ni d’informations sur les sources et les méthodes de la CIA.

431.

Likelihood and Consequences of a Proliferation of Nuclear Weapons Systems, June 28, 1963. National Intelligence Estimate Number 4-63. Freedom of Information Act request/appeal by National Security Archive.

432.

Annexe 66, National Security Action Memorandum, N. 231. White House, Washington. Subject: Middle East Nuclear Capabilities . Source : National Security Action Memoranda (NSAM) Middle Eastern Nuclear Capabilities. From : McGeorge Bundy, To : The Secretary of State, Chairman, Atomic Energy Commission, Director of Central Intelligence. Document Images From The Presidential Papers of John Fitzgerald Kennedy National Security Files.

433.

Annexe 67, National Security Action Memorandum No. 231, Washington, March 26, 1963. Foreign Relations, 1961-1963, Volume XVIII, Near East, 1962-1963, Released by the Office of the Historian, TO The Secretary of State, Chairman, Atomic Energy Commission, Director of Central Intelligence. SUBJECT : Middle Eastern Nuclear Capabilities. Source : Department of State, S/S - NSC Files: Lot 72 D 316, NSAM 231. Top Secret. On March 25, McCone met with President Kennedy. According to McCone's record of the meeting, he raised the “question of Israel acquiring nuclear capability and gave the President Document 179. The President then instructed Bundy to direct a letter to Secretary Rusk asking that he, in collaboration with DCI and Chairman, AEC, submit a proposal as to how some form of international or bilateral US safeguards could be instituted to protect against the contingency mentioned.” (Central Intelligence Agency, Job 80 D 01285A, DCI (McCone) Files, Memoranda for the Record).

434.

Foreign Relations of the United States, 1961-1963 (FRUS), Vol. 18, Near East, 1962-1963, (Washington, D.C.: Government Printing Office, 1995), pp. 432-433, 435. Source : Department of State, S/S - NSC Files: Lot 72 D 316, NSAM 231. Top Secret. (Central Intelligence Agency, Job 80 D 01285A, DCI (McCone) Files, Memoranda for the Record).

435.

Annexe 117, Astrategic Analysis of the Impact of the Acquisition bu Israel of a Nuclear Capabilit. Foreign Relations, 1961-1963, Volume XVII, Near East, 1961-1962 Released by the Office of the Historian, Documents 66-97, N. 95. Paper Prepared by the Joint Chiefs of Staff. JCSM-523-61 Washington, undated./1/Source : Department of State, Central Files, 784A.5611/8-1461. Secret. A table of contents and summary are not printed. The source text is undated, but a covering memorandum on the copy in Department of Defense files indicates that Lemnitzer sent the paper to McNamara on August 8 with a recommendation that it be sent to the Department of State for comment. (Washington National Records Center, RG 330, OSD Files: FRC 65 A 3464). The source text was transmitted to the Department of State under cover of a letter of August 14 from Deputy Secretary of Defense Gilpatric to Secretary of State Rusk requesting Department of State consideration of the non-military points being recommended in the paper.

436.

Avner Cohen, “Israel and the Evolution of the US Nonproliferation Policy, The Critical Decade, 1959-1969”, Center for Nonproliferation Studies, The Nonproliferation Review, Vol: V, N° 2, hiver 1998.