La crise de tous les dangers

Charles Zorgbibe (1995) 626 , souligne que « les questions essentielles autour de ces trois jours de projectiles politico-stratégiques sont : quelles sont les raisons politiques, de part et d’autre, derrière cette crise entre les deux puissants ? Le Kremlin a-t-il cédé devant la menace d’un conflit nucléaire comme lors de la crise cubaine en 1962 ? » Washington obtient des renseignements selon lesquels l’Union soviétique prévoit l’envoi d’une force militaire très importante au Moyen-Orient. Nixon donne le feu vert pour mettre en alerte les forces armées. Le Président affirme par la suite que cela a été « la crise la plus difficile que nous ayions connu depuis celle de Cuba en 1962 » Ce sont les événements de la journée du 23 octobre qui déclenchent cette situation de face à face entre Américains et Soviétiques. La IIIème armée égyptienne se fait encercler par les divisions israéliennes alors que celles-ci se trouvent à 70 kilomètres du Caire. Après un cessez-le-feu signé la veille, les combats reprennent autour du canal de Suez. Les Israéliens font route vers sa rive occidentale. Les Soviétiques qualifient l’action israélienne d’inacceptable. « C’était la crise » écrit Henri Kissinger (1982, p. 660) 627 . Dans un message urgent de la part de Brejnev adressé à Nixon, Moscou parle de “trahison” israélienne (Annexe 155) 628 . Brejnev demande aux Américains de prendre « les mesures les plus décisives, conjointement et sans délai afin d’imposer l’arrêt des hostilités. » Dans l’heure, une réponse quitte Washington pour Moscou, signée par le Président Nixon (Annexe 158) 629 . « Je tiens à vous assurer, écrit Nixon à son homologue soviétique, que nous assumons une pleine responsabilité dans les efforts visant à obtenir la fin complète des hostilités de la part d’Israël (…) Je vous demande instamment de prendre des mesures semblables en ce qui concerne la partie égyptienne » (H. Kissinger, 1982, p. 662). « Si vous cherchez une confrontation, il va y en avoir une, elle sera fatale » déclare Henri Kissinger à l’ambassadeur soviétique à l’ONU. Le jour même, le Président Nixon met en garde le Président Sadate d’une possible confrontation entre les deux puissants sur le sol égyptien. (Annexe 161) 630 .

La situation d’ensemble est grave. Affolé, Sadate demande aux Américains et aux Soviétiques d’intervenir. Washington refuse l’idée d'envoyer des forces américaines. Moscou, ne peut pas laisser les Israéliens anéantir la IIIème armée égyptienne et humilier gravement l’Égypte. Les Américains font clairement comprendre aux Israéliens qu’il y a un seuil à ne pas franchir. Ils lancent aussi un avertissement à Sadate contre toute institutionnalisation de la présence militaire soviétique dans la région (Raymond Garthoff, 1994, p. 425) 631 , (Annexe 161) 632 . Le message est sans équivoque et c'est aux Soviétiques de tirer les conclusions. Ces derniers montrent des signes d’impatience et renforcent leur présence militaire Les Soviétiques mettent 4 nouvelles divisions aéroportées en Méditerranée et les placent en état d’alerte. Brejnev fait signifier par la suite à son homologue Nixon, un ultimatum urgent (Raymond L. Garthoff, 1994, pp. 423–428), (Victor Israelyan, 2001, pp. 224-225) 633 , (Golan Golan-Gild, 2000, pp. 147-148) 634 , (Richard Ned Lebow and Janice Gros Stein, 1994, pp. 237-238, et 245-246) 635 . Cet ultimatum est si urgent, que l’ambassadeur soviétique à Washington, Dobrynin le lira par téléphone à Kissinger. La lettre en s’adressant au Président Nixon commence simplement par : Mister President (…), « Envoyons de toute urgence en Égypte, U.R.S.S et États-Unis conjointement, des contingents militaires pour assurer le cessez-le-feu. Il est nécessaire d’adhérer sans délai. Je vous dis franchement que si vous estimiez impossible d’agir conjointement avec nous en cette affaire, nous nous trouverions devant la nécessité urgente d’envisager l’éventualité de prendre unilatéralement les décisions nécessaires. Nous ne pouvons autoriser l’arbitraire de la part d’Israël. Je dirais sans détour que, si vous estimez ne pouvoir agir de concert avec nous, nous nous verrions contraints d’urgence, et seuls, de prendre en considération les mesures voulues » (Annexe 162) 636 .

Dans ses mémoires, Henry Kissinger écrit que ce message « était en fait une menace à peine voilée d’intervention soviétique unilatérale. Les mots ne suffisaient pas pour exprimer notre point de vue - nous avions besoin d’action, voire du choc d’une alerte militaire » (H. Kissinger, 1982, p. 666) 637 . Henry Kissinger (2003, pp. 322, 324) 638 , qualifie cet ultimatum comme l’un des défis les plus sérieux lancés à un Président américain par un dirigeant soviétique. Il appelle Anatoly Dobrynin et lui signifie que les Américains étudient la lettre du Kremlin et le dissuade contre toute action précipitée. « C’est une affaire très inquiétante » dit Kissinger à Dobrynin, « ne faites pas pression sur nous. Je tiens à le répéter encore : ne faites pas pression sur nous. Nous réunissons nos gens pour étudier votre lettre. Je voulais simplement que vous sachiez que, si une tentative unilatérale quelconque est prise avant que nous ayons eu la possibilité de répondre, ce sera très sérieux » (H. Kissinger, 1982, p. 676) 639 . C’est le lendemain matin que la réponse officielle de la Maison Blanche apparaît. Nixon adresse une lettre à son homologue Brejnev dans laquelle il écrit. « Il faut cependant que vous le sachiez : nous ne pourrions en aucun cas accepter une action unilatérale. Ce serait une violation de notre entente, des principes convenus que nous avons signés à Moscou en 1972 et de l’article II de l’Accord sur la prévention de la guerre nucléaire. Comme je l’ai indiqué plus haut, une telle action aurait des conséquences incalculables qui ne seraient avantageuses pour aucun de nos deux pays » (Annexe 163) 640 .

Notes
626.

Charles Zorgbibe, Histoire des Relations Internationales , Paris, Hachette, 1995, tome IV.

627.

Henri Kissinger, Les années orageuses , Paris, Fayard, 1982.

628.

Annexe 155, Hotline Messages from Brezhnev to Nixon, 23 October 1973. Source : National Security Archive, NPMP, HAKO, box 69, Dobrynin/Kissinger Vol. 20 (October 12-November 27, 1973).

629.

Annexe 158, Message from Nixon to Brezhnev, 23 October 1973, sent via hotline, Source : National Security Archive, NPMP, HAKO, box 69, Dobrynin/Kissinger Vol. 20 (October 12-November 27, 1973).

630.

Annexe 161, Backchannel message from Nixon through Ismail to Sadat, 24 October 1973, dispatched 8:55 p.m., Initialed by Lawrence Eagleburger. Source : National Security Archive, RG 59, SN 70-73, POL 27-14 Arab-Isr.

631.

Raymond L. Garthoff, Detente and Confrontation, American-Soviet Relations from Nixon to Reagan , Washington,Brookings 1994, 1206 pages.

632.

Ibid.

633.

Victor Israelyan in Michel B. Parker, The October War : A Retrospective, Florida, University Press of Florida, 2001, 416 pages.

634.

Galia Golan-Gild, “The Soviet Union and the Yom Kippur War, Twenty-five years later”, in Kumaraswamy, Revisiting the Yom Kippur War , 2000, 249 pages.

635.

Richard Ned Lebow, Janice Gros Stein, We All Lost the Cold War , Princeton, Princeton University Presse, 1994, 566 pages.

636.

Annexe 162, Message from Brezhnev to Nixon, 24 October 1973, received at State Department, 10:00 p. m. Source : National Security Archive, NPMP, HAKO, box 69, Dobrynin/Kissinger Vol. 20 (October 12-November 27, 1973).

637.

Henri Kissinger, Les années orageuses , Paris, Fayard, 1982.

638.

Henry Kissinger, Crisis : The Anatomy of Two Major Foreign Policy Crises: Based on the Record of Henry Kissinger's Hitherto Secret Telephone Conversations , New York, Simon & Schuster, 2003.

639.

Henri Kissinger, Les années orageuses , Paris, Fayard, 1982.

640.

Annexe 163, Réponse de Nixon à Brejnev, du 25 octobre 1973 ; Source : National Security Archive, NPMP, HAKO, box 69, Dobrynin/Kissinger Vol. 20 (12 octobre-27novembre 1973).