Menaces et alertes nucléaires

Kissinger, lors d’une conférence de presse, le 25 octobre, déclare que la situation peut aller loin. « Nous possédons, chacun de nous, des arsenaux nucléaires capables d’anéantir l’humanité. Chacun de nous deux a un devoir particulier de veiller à ce que les confrontations restent dans des limites qui ne menacent pas la vie civilisée (...) Nous devrons en venir, un jour ou l’autre, à saisir que les problèmes qui divisent le monde aujourd’hui, et ceux que l’on peut prévoir, ne justifient pas la catastrophe sans précédent et sans équivalent que représenterait un conflit nucléaire. » Kissinger conclut son improvisation en déclarant qu’« il est facile de déclencher un conflit, mais, nous devons voir où nous en serions à la fin de celui-ci. » Les analystes et les historiens n’ont pas fini de s’interroger sur la signification de ces déclarations. Dans la capitale américaine, Nixon décide tout d’abord, à la demande de Kissinger, de faire passer les forces américaines -y compris les forces nucléaires- à l’état d’alerte, adressant ainsi un avertissement solennel à Brejnev. « Il était clair que si nous laissions cette situation se prolonger, un affrontement avec les Soviétiques était inévitable » écrit H. Kissinger (1982) 641 . Moscou publie une déclaration officielle menaçant Israël des « plus graves conséquences » s’il ne mettait pas fin à son agression, et met en alerte ses divisions aéroportées. Le renforcement de la flotte soviétique de la Méditerranée prend un caractère inquiétant, avec l’engagement personnel de Brejnev. Kissinger conclut « nous allions peut-être vers la crise la plus explosive. Nous nous trouvions devant une menace d'intervention soviétique. » C’est le soir du 24 octobre que le NCS, National Council of Security se réunit. Il est présidé par Kissinger, à la place de Nixon. Le Secrétaire d’État Kissinger qualifie les discussions de cette réunion comme l’une des plus approfondies et des plus réfléchies pendant ses années au gouvernement. Durant la nuit, un consensus se dégage, écrit Henry Kissinger (1982). Les Américains placent en état d’alerte les forces armées à DefCon III. C’est l’amiral Moorer qui envoie des ordres à tous les responsables militaires pour que l’alerte soit portée à DefCon III. (L’état d’alerte des forces armées américaines -Defence condition-, est décroissant, depuis DefCon V, jusqu’à DefCon I). Washington pressent que Moscou est sur le point de prendre une grande décision. La Maison Blanche envoie un message à Sadate, en visant le Kremlin. Dans ce message, Nixon demande de mesurer les conséquences d’un affrontement entre les deux puissances (Annexe 161) 642 . « Je vous demande de considérer les conséquences pour votre pays si les deux grandes puissances nucléaires devaient ainsi s’affronter sur votre sol. Je vous demande également de considérer les conséquences, si les forces de l’une des grandes puissances nucléaires étaient engagées militairement sur le sol égyptien. » La réponse soviétique ne se fait pas attendre. Le Kremlin met en état d’alerte effective les éléments des forces armées est-allemandes. Moscou peut transporter jusqu’à 5000 hommes par jour en Égypte. Washington donne le feu vert aux porte-avions Franklin Delano Roosevelt -alors au large des côtes italiennes-, de se rendre rapidement en Méditerranée orientale pour rejoindre le porte-avions Independence au sud de la Crète. Le porte-avions John F. Kennedy, avec la force tactique d’intervention qui l’accompagne, reçoit l’ordre de passer à toute vitesse de l’Atlantique en Méditerranée. Le 23 octobre 1973, avec la résolution 339 ( 643 ), les deux puissants, conviennent d’un renforcement de la résolution 338, appelant Israéliens et Égyptiens à retourner aux positions d’avant le 22 octobre. Kissinger parle alors de l’unité sur le sujet entre Américains et Soviétiques et la résolution est adoptée (Annexe 159) 644 . Le cessez-le-feu voté par le Conseil de sécurité des Nations unies, le 22 octobre (résolution 338), est remplacé par la résolution 339. Cette dernière est renforcée par l’adoption du Conseil de sécurité le 25 octobre, de la résolution 340 qui renouvelle l’appel à un retour aux lignes du cessez-le-feu primitif du 22 octobre. Ces résolutions permettent une sortie honorable aux Soviétiques. Il ne reste plus qu'à négocier le ravitaillement de la IIIème armée et le retour aux lignes du 22 octobre. Les Américains font substituer le terme “repli” prévu initialement par celui de “retour”, et ordonnent aux Israéliens de revenir sur leurs positions du 22 octobre. La pression sur les Égyptiens encerclés est levée. La IIIème armée égyptienne n’est pas détruite. Les négociations israélo-arabes sont immédiatement engagées sous les auspices des deux superpuissances. Les alertes, provoquées par cette crise n'auront pas la même portée que celles de la crise cubaine. La démission du Président Nixon, écrase cet épisode. Les multiples alertes durant cette guerre sont tout de suite noyées dans les eaux du Watergate. « Confrontés au besoin de récupérer des territoires perdus, les Égyptiens ont fait de leur mieux en 1967 et 1973, pour fermer les yeux sur l’existence probable de la bombe atomique israélienne. De plus, ils sont même allés jusqu’à insister sur le fait que toute nouvelle concernant ce sujet relevait purement et simplement d’une campagne de guerre psychologique menée par Israël », explique Martin Van Creveld (1998) 645 . Les documents de National Security Council datés du matin du 6 octobre montrent que les Américains n’ont pas tenu compte des signes forts d’une attaque imminente : le départ des ressortissants soviétiques (Annexe 132) 646 . Mais ce document fait déjà des pronostics selon lequels une attaque arabe est très peu probable et s’il a lieu, il y aurait une défaite majeure des armées arabes. Sadate a aussi fait de son côté ses estimations et ses propres évaluations. Dûment averti, le raïs décide, et malgré tout, de déclencher la guerre. Peut-on dire que Sadate était non dissuadable ? C’est ce que nous allons tenter d’analyser dans la troisième partie de cette thèse. Mais avant de voir comment et pourquoi la dissuasion israélienne n’a pas empêché Sadate de déclencher la guerre, nous allons d’abord analyser dans quel sens s’oriente la doctrine de la dissuasion israélienne avec une politique d’ambiguïté. Cette politique avec le déni officiel est intégrée dans un contexte régional particulier. L’implication de cette politique est visible dès 1960, dans la pensée stratégique des leaders arabes. Ils essaient depuis de la clarifier sans succès. Comment fait-on usage de cette opacité côté israélien et quelles sont les finalités ? Quelles sont les conséquences et les effets sur la réussite et l’échec de la dissuasion ? C’est l’objet de notre deuxième partie de ce travail de recherche consacrée à l'ambiguïté nucléaire israélienne.

Notes
641.

Ibid.

642.

Annexe 161, Backchannel message from Nixon through Ismail to Sadat, 24 October 1973, dispatched 8:55 p.m. initialed by Lawrence Eagleburger. Source : National Security Archive, RG 59, SN 70-73, POL 27-14 Arab-Isr.

643.

Annexe 182, Résolution 339 des Nations unies voté le 23 octobre 1973.

644.

Annexe 159, Message from Kissinger to Brezhnev, 23 October 1973, Dispatched from the White House at 5:15 p.m. Source : National Security Archive, NPMP, HAKO, box 69, Dobrynin/Kissinger Vol. 20 (12 octobre –27 novembre 1973)

645.

Martin Van Creveld, La transformation de la guerre , Paris, Éditions du rocher, 1998.

646.

Annexe 132, National Security Council. Memorandum for Secretary Kissinger. Subject: “WSAG Meeting Middle East, Memorandum from William Quandt and Donald Stukel, NSC Staff, Saturday, October 6, 1973, 3:00 p. m.” Source : NPMP, National Security Council Institutional Files, box H-94, WSAG Meeting, Middle East 10/6/73 7:30 pm., folder 1.