Pourquoi garder l’opacité ?

La guerre des Six jours modifie la carte géopolitique de la région. Les Américains ont la certitude que les Israéliens non seulement possèdent la bombe mais qu’ils ont équipé des missiles avec des têtes nucléaires. Le silence de Washington se met en place et accompagne l’administration Johnson lors de la signature du traité de non-prolifération des armes nucléaires en 1968. Dans un des rares articles de presse, Hedrick Smith écrit, en juillet (1970) 655 , dans le New York Times, que Washington savait que les Israéliens avaient développé la bombe nucléaire. C’est l’ère post-1967, qu’apporte ce que Avner Cohen (1998) 656 appelle une nouvelle constellation de facteurs politiques : intérieure, régionale et internationale. Ces facteurs favorisent le passage vers l’opacité. Le facteur extérieur le plus important est l’avènement du TNP. Sur le plan intérieur, il y a des changements à la fois techniques et politiques. Le passage vers une opacité nucléaire est imposé par une pression technologique et bureaucratique, et non pas par un choix politique comme c’est le cas pour l’ambiguïté, qui pour de longues années est un choix stratégique.

Le changement de leadership à la fois en Israël et aux États-Unis devient un facteur visible pour l’élite israélienne. Sous le gouvernement Eshkol, tous les composants requis pour l’option nucléaire sont en place. Il est devenu très délicat et sensible pour le Premier ministre Levi Eshkol jusqu’à sa mort en février 1969, de prendre une décision politique à ce sujet. Le projet reste entouré de secret combiné d’incertitude en ce qui concerne sa mission à long terme et son avenir. Golda Meir qui succède à Levi Eshkol en 1969, garde les choses en place. À Washington c’est l’époque où Nixon succède à Johnson. Richard Nixon ne veut pas savoir, il y a la guerre du Vietnam et puis les scandales de Watergate ne tardent pas à arriver. Le régime de l’opacité s’installe et cela convient parfaitement à l’administration Nixon et conforte la ligne de no decision des administrations précédentes. Sur le plan intérieur, le conflit de 1967, donne une dimension nouvelle à l’arme nucléaire israélienne. Trois jours avant le déclenchement des hostilités, le 2 juin 1967, Moshe Dayan succède à Levi Eshkol au portefeuille de la Défense alors que cette fonction est, durant des années, associée aux fonctions du Premier ministre. Le nouveau ministre de la Défense lorsqu’on le briefe sur la bombe israélienne dit à son interlocuteur que « rien ne sera plus comme avant, il n'y a plus besoin de tout cela », écrit Moshe Dayan (1965) 657 . À la sortie de la guerre de 1967, Dayan opte pour un changement de la posture nucléaire israélienne. Deux jours après la fin de la guerre, le New York Times ( 658 ), citant ce qu’il appelle des sources autorisées à Tel-Aviv, écrit que « la prochaine étape militaire majeure sera peut-être la fabrication de la bombe atomique » ( New York Times) 659 . La publication de cet article fait surgir de nombreuses questions et on se demande si tout cela n’est pas orchestré par Tel-Aviv. Le rôle de la censure militaire n’est pas pour autant clair et la presse britannique ne relaye pas l’affaire. On ne trouve pas de trace de cette information du côté canadien non plus. Le jour même, le département d’État américain nie toute volonté de la part des Israéliens de développer la bombe atomique. À Tel-Aviv, des sources informées font savoir que l’État hébreu entend bien prendre des décisions formelles en vue de rejoindre le club nucléaire dès qu’un accord de paix sera signé entre Israël et ses voisins. C’est à partir de cette date que les Israéliens sont confortés dans leur jeu de rôle hautement bénéfique de l'ambiguïté.

Le jeu de langage se met en place et Tel-Aviv cherche à trouver les formules pour faire savoir sans rien dire. Dans l’article du journal New York Times, on trouve une référence à la volonté israélienne d’avant la guerre de 1967. Les Israéliens font alors savoir qu’ils se sentent dans l’obligation de ne plus accepter les garanties sécuritaires extérieures. Pour cela, il leur faut la bombe atomique pour se protéger contre les menaces des Arabes. Quelques semaines plus tard, le magazine Newsweek relève le sujet. Citant des sources civiles à Tel-Aviv, le Newsweek écrit en juin (1967) 660 , que les scientifiques israéliens ont reçu le feu vert pour développer la bombe atomique et opter pour la dissuasion nucléaire. La bombe sera prête dans un an titre à son tour le journal Haaretz (en hébreux, en juillet (1967) 661 . Le chemin est trouvé vers le langage du double jeu et c’est l’ambiguïté.

Notes
655.

Hedrick Smith “US assumes the Israelis have A-bomb or its parts” New York Times, 18 juillet 1970.

656.

Avner Cohen, Israel and the Bomb , New York, Columbia University Press, 1998.

657.

Moshe Dayan, Diary of the Sinai Campaign , London, Weidenfeld & Nicholson, 1965.

658.

“Israël envisage la fabrication de la bombe atomique” est le titre de l’article publié par le New York Times du 14 juin 1967.

659.

Ibid.

660.

“An A-bomb for Israel”, Newsweek, 17 juillet 1967.

661.

Haaretz, le 21 juillet 1967.