Évoquer la bombe israélienne

Seul pays détenteur de la bombe atomique au Moyen-Orient, Israël n’accepte pas l’idée d’un accord visant à éliminer ou à démanteler ses armes nucléaires, car il ne les a pas encore introduites dans la région, écrit Avner Cohen (1993) 687 . Cela guide la politique israélienne et oriente celle de Washington en ce qui concerne la prolifération nucléaire dans la région. C’est ce que les journalistes britanniques, Andrew et Leslie Cockburn, (1991) 688 , appellent dangerous liaison. Le 5 octobre (1998) 689 , et à l’occasion du 25ème anniversaire de la guerre de 1973, le Président égyptien Housni Moubarak déclare, dans le journal libanais Al-Hayat, que son pays « peut rejoindre le club nucléaire (…) Si le temps de besoin d’armes nucléaires arrivait, là nous n’hésiterions pas (…) Je dis si nous devions, car cela est la dernière chose à laquelle nous pensons, mais, nous ne pensons pas maintenant rejoindre le club nucléaire. Dans le monde arabe, c’est immédiatement après la fin de la guerre d’octobre 1973, que les allusions au problème du nucléaire israélien commencent à se multiplier. C’est par les écrits du chroniqueur égyptien Mohammad Hassanein Heikal, dans le quotidien gouvernemental Al-Ahram, que la question est sérieusement prise en compte par les Égyptiens. Heikal, proche et conseiller de Nasser, et ex-ministre de l'Information, publie alors une série d’articles dans Al-Ahram tournant autour d’une idée centrale : la défaite israélienne durant le conflit en 1973. Il incite Israël à se reposer davantage encore sur ses armements nucléaires. Parallèlement, un des officiers du renseignement syrien à la retraite, Mohammad Ayoubi développe une ligne similaire dans les colonnes du journal libanais Al-Hayat vers le milieu de l’année 1974. Ayoubi, écrit de son côté que l’État hébreu perd sa confiance dans ses armements conventionnels et tire la leçon en faisant recours aux armes chimiques, biologiques et nucléaires en cas de nouvelles confrontations. L’arsenal israélien devient plus visible et pris en considération dans le monde arabe et ainsi intégré dans une conception de possible confrontation future entre Arabes et Israéliens.

La politique d’ambiguïté des gouvernements israéliens n’a pas forcement caché les armes nucléaires aux pays arabes. C’est ce qui soulève la curiosité des observateurs et des chercheurs. Amnon Kapeliouk (1999) 690 , est parmi ceux qui se pose des questions à propos de cette ambiguïté. Il se demande qui décide de cette politique ? Comment traite-t-on les déchets ? Quels sont les problèmes de sécurité liés à l’utilisation d’un réacteur vieux de quarante ans ? A-t-on vraiment besoin du nombre d’engins que possède Israël ? Quel est le coût d’une telle entreprise ? Kapeliouk s’étonne aussi de la docilité d’une opinion publique qui ne se pose pas ces questions, et s’étonne également du fait que le pouvoir israélien se garde bien d’apporter la moindre réponse ou explication. Shai Feldman (1995) 691 , explique que l’ambiguïté israélienne fonctionne bien quant à la stratégie que l’État hébreu adopte à l’égard de ses voisins. Cela consiste à rester secret au sujet de son arsenal nucléaire et à empêcher ses voisins de prendre ce prétexte pour développer leur propre arsenal nucléaire. D’après Feldman, cette stratégie permet aux Israéliens de garder son option nucléaire ouverte. Il peut aussi montrer à ses voisins qu’une menace de l’État hébreu peut avoir des conséquences nucléaires. Mais, ces calculs dissuasifs ne sont pas les bons car, explique Janice Gross Stein, (1985) 692 , les Égyptiens, face à la dissuasion israélienne, ont su transformer la perception de faiblesse qu’avaient les Américains et les Israéliens à leur égard, en un avantage pour mener une guerre et employer la force en octobre 1973. En d’autres termes, avant la guerre de 1973, les Israéliens, considéraient que la dissuasion conventionnelle était réussie et que les Égyptiens ne pouvaient pas reprendre le Sinaï par la guerre. Cette conception se'est montré fausse et au contraire, a motivé le Caire à défier cette stratégie dissuasive. De plus, Égyptiens et Syriens ferment les yeux sur les capacités nucléaires israéliennes et se lancent dans le brouillard de la guerre.

Si l’ambiguïté israélienne a jusqu’alors atteint son but en permettant à l’État hébreu de ne pas déclarer son arsenal tout en bénéficiant du statut de puissance nucléaire, l’environnement actuel, depuis la guerre du Golfe en 1991, et celle contre l’Irak en 2003, impose d’autres contraintes. Depuis, Téhéran se montre déterminé à acquérir la technologie nucléaire et Israël entre dans une phase différente de celle qui a structuré sa stratégie durant les quatre dernières décennies. Les Israéliens vont devoir faire des choix. Entre l’âge des sous-marins, fabriqués en Allemagne et celui des missiles Hetz de longue portée, la question ne se porte plus sur le fait de déclarer ou non les armes nucléaires. La question qui se pose en Israël est celle relative à la mise en place d’une stratégie de seconde frappe. Il faudrait alors passer à la visibilité. C’est ce qui remettrait en question la politique d’ambiguïté (Martin Van Creveld, 1998) 693 , (Devin Hagerty, 1997) 694 , (Kenneth Waltz, 1997) 695 , (Alex Arbatov, 1997) 696 , (Michael J. Mazarr, 1997) 697 , (Michael Brown, 1997) 698 (Bruce Blair, 1997) 699 , (David Kay, 1997) 700 , (Michael Weeler, 1997) 701 et (Keith Payne, 1997) 702 .

Israël, qui s’est échappé à la politique américaine contre la prolifération, avec la visibilité nécessaire pour la prochaine phase, se placera en contradiction avec les intérêts américains dans la région. Cette visibilité ne peut se mettre en place sans l’abandon de l’ambiguïté nucléaire qui se trouve actuellement dans une phase d’érosion.

Notes
687.

Avner Cohen, “A sacred matter”,The Bulletin of American Scientists, juin 1993.

688.

Leslie & Andrew Cockburn, Dangerous Liaison: The Inside Story of the US-Israeli Covert Relationship , New York, HarperCollins, 1991, 416 pages.

689.

Al-Hayat, 05 novembre 1998 ; dans la même édition, on lit aussi que le Président Moubarak explique que « l’acquisition des matériels d’armes nucléaires est devenu très facile et qu’on peut l’acheter. »

690.

Amnon Kapeliouk, “Désarmement ou prolifération ?, Israël assume “sa bombe”Le Monde Diplomatique de février 1999.

691.

Shai Feldman, “The final option, New clouds over Israel’s nuclear program”, The International Jewish Monthly, Mars 1995.

692.

Janice Gross Stein, Robert Jervis, Richard Ned Lebow, Psychology and Deterrence , Baltimore, The John Hopkins University Press, 1985.

693.

Martin Van Creveld, La transformation de la guerre , Paris, Editions du rocher, 1998.

694.

Devin Hagerty, Virtual Nuclear Deterrence and the Opaque Proliferation , London, Macmillan Press, 1997.

695.

Kenneth Waltz, Thoughts on Virtual Nuclear Arsenal , London, Macmillan Press, 1997.

696.

Alex Arbatov, Virtual Arsenals: A Russian View , London, Macmillan Press, 1997.

697.

Michael J. Mazarr, Nuclear Weapons in a Transormed World, The Challenge of Virtual Nuclear Arsenals , London, Macmillan Press, 1997.

698.

Michael Brown, Nuclear Doctrine and Virtual Nuclear Arsenal , London, Macmillan Press, 1997.

699.

Bruce Blair, Command, Control and Warning for Virtual Arsenals , London, Macmillan Press, 1997.

700.

David Kay, The Challenge of Inspecting and Verifying Virtual Nuclear Arsenals , London, Macmillan Press, 1997.

701.

Michael Weeler, Reconstitution and Reassembling of a Virtual Nuclear Arsenal , London, Macmillan Press, 1997

702.

Keith Payne, Strategic Defenses and Virtual Nuclear Arsenals , London, Macmillan Press, 1997.