Jeux, rationalité et dissuasion

Alors que la théorie de la dissuasion rationnelle, Rational Deterrence Theory, pose des questions insolubles en ce qui concerne la rationalité des acteurs, la théorie des jeux tend à montrer qu’il y a des situations dans lesquelles les acteurs choisissent les solutions illogiques, incohérentes et irrationnelles. La théorie des jeux tarde à être intégrée dans les études menées par les sciences politiques. Essentiellement économique, cette théorie explique les raisons de l’irrationalité des acteurs. Dans le cadre du choix rationnel, des travaux récents traduisent les questions et les problèmes que pose la Rational Deterrence Theory, en utilisant le langage de la théorie des jeux, dans le but de les clarifier et leur apporter des réponses plus précises (Stephen Walt, 1999) 758 . Si de nombreux chercheurs espèrent encore parvenir à des résultats significatifs en se basant sur la forme la plus simple du modèle de l’acteur rationnel, les praticiens de la décision reconnaissent la pertinence de l’argument de Herbert A. Simon (1957) 759 , et (1986, pp. 25-40) 760 , à savoir que l’essentiel de leur interprétation est en fait subordonné à des hypothèses supplémentaires et exogènes à leur modèle. La triste réalité est que, quand la théorie des jeux aborde des situations empiriques où l’information est imparfaite, le jeu n’est pas à somme nulle et les acteurs sont multiples ; ses résultats sont généralement indéterminés (James D. Morrow, 1970) 761 , (Drew Fudenberg et Eric Maskin, 1988) 762 . Thomas Schelling et Howard Raiffa entre autres, prennent conscience de cette impasse ; mais cette prise de conscience est lente à s’imposer dans des disciplines comme les sciences politiques qui ne sont venues à ce type de méthodologie que sur le tard. Ainsi, l’ouvrage de Bruce Bueno de Mesquita et David Lalman, War and Reason, s’efforce d’étudier les interactions entre deux États rivaux et plus particulièrement celles où la guerre est une option. Le modèle central de Mesquita et Lalman, basé sur la théorie des jeux, envisage deux États (A et B) et huit résultats possibles : statu quo, négociation, capitulation par A, capitulation par B, guerre initiée par A, guerre initiée par B, soumission de A, soumission de B (Bruce Bueno De Mesquita et David Lalman, 1992) 763 . L’ouvrage présente les fruits d’un effort ambitieux visant d’une part à construire un modèle théorique techniquement sophistiqué et de l’autre, à tester ses implications les plus significatives sur plus de 700 interactions entre États européens de 1815 à 1971. Leurs hypothèses de départ sont clairement définies : les États sont des acteurs unitaires rationnels à partir du moment où la décision de négocier ou d’entrer en guerre est prise rationnellement. Le fait que cette décision soit prise par un seul acteur ou par un groupe, ne joue aucun rôle dans le modèle et chaque État cherche à maximiser son utilité subjective espérée en faisant le choix qu’il estime maximiser ses bénéfices. Pour déduire de ce modèle simplifié de l’acteur rationnel des implications significatives, les auteurs admettent que des hypothèses supplémentaires sont nécessaires, par exemple que l’usage de la force induit des coûts politiques intérieurs sous forme de manifestations, défaites électorales, coups d’État ou difficultés à lever les forces nécessaires à la conduite de la guerre. Sans ces hypothèses supplémentaires, le modèle demeure indéterminé. La portée la plus significative de cet ouvrage est précisément qu’il n’aboutit qu’à très peu de conclusions probantes. Jean-Pierre Cot et Jean-Pierre Mounier (1974) 764 , méditant sur les applications de la théorie des jeux dans le domaine de la sociologie, remarquent que le problème réel n’est pas de choisir la meilleure stratégie absolue, mais la moins mauvaise « parmi celles que l’on a considérées, relativement au temps et aux ressources dont on dispose. » En d’autres termes, il faut faire intervenir la notion de coût de la décision. Le temps passé sur une décision ne pourra pas être consacré à d’autres problèmes. Pour Lucien Sfez (1992) 765 , ceci introduit un facteur d’irrationalité important de la théorie des jeux dans le domaine des relations internationales. En pratique, la stratégie est souvent dictée par la loi du moindre effort et donc fonctionnent à l’économie. La plupart des études concernant les relations internationales, repose sur les fondements théoriques implicites, de l’acteur rationnel. Le néo-rationaliste Graham T. Allison, propose de construire l’analyse d’une crise entre deux superpuissances, en approfondissant les présupposés du modèle rationnel. G. T. Allison (1971) 766 , adjoint à ce dernier, des modèles théoriques alternatifs dérivant de la théorie des organisations et de la sociologie politique. À partir de la définition de Robert Merton, Graham Allison formule trois paradigmes analytiques : l’acteur rationnel, le processus organisationnel et la politique gouvernementale. Qui dit dissuasion dit rationalité et calculs logiques. Toutefois, plusieurs courants de recherche proches des théories mathématiques peuvent nous fournir quelques enseignements sur le choix et la décision des acteurs. Le premier est la théorie des jeux, “Games ” surtout dans son orientation expérimentale, où l'on analyse les dilemmes de la prise de décision et le comportement d'individus dans des situations-type de conflit et de coopération. Il y a aussi les travaux de Gallhofer et Saris (1979) 767 , qui portent sur les modèles de choix à rationalité limitée. Ces auteurs ont fait un travail remarquable pour dépister les stratégies de choix des décideurs qui se trouvent dans des situations empiriques. Ces travaux sont considérés comme les plus sérieux en sciences politiques ; ils visent à faire l'inventaire des stratégies quasi-rationnelles de décision des décideurs politiques en tant que producteurs de la chose publique.

Notes
758.

Pour une critique pertinente des approches du choix rationnel dans le domaine de la sécurité, consulter : Stephen Walt, “Formal Theory and Security Studies”, International Security, vol. 23, printemps 1999.

759.

Herbert A. Simon, A Behavioral Model of Rational Choice. Models of Man. Social and Rational , New York, John Wiley & Sons, 1957.

760.

Herbert A. Simon, “Rationality in Psychology and Economics”, In R. M. Hogarth & Melvin W. Reder, Rational Choice , Chicago, University of Chicago Press, 1986.

761.

James D. Morrow, Game Theory for Political Scientists , Princeton University Press, 1970.

762.

Drew Fudenberg et Eric Maskin, “The Folk Theorem in Repeated Games with Discounting or Incomplete Information”, Econometrica, Vol. 54, 1988.

763.

Bruce Bueno De Mesquita et David Lalman, War and Reason , New Haven, Yale University Press, 1992.

764.

Jean-Pierre Cot, Jean-Pierre Mounier, Pour une Sociologie politique , Paris, Points-Seuil, 1974, T : 1, 249, pages, T : 2, 484 pages.

765.

Lucien Sfez, Critique de la décision , Paris, Références, 1992, 571 pages.

766.

Graham T. Allison, Essence of decision, Explaning the cuban missile crisis, NY, 1971, 338 pages.

767.

Irmtraud N. Gallhofer, Willem E. Saris, “An Analysis of the Argumentation of Decision Makers Using Decision Trees”, Quality and Quantity, N. 13, 1979, pp. 411-430.