Dissuader les Arabes

Israël possède les armes nucléaires avant la guerre de 1967, depuis sa création en 1948, l’État hébreu a dû faire face à quatre conflits armés. Pourquoi les conflits armés entre les Arabes et les Israéliens ont-ils eu lieu malgré tout ? Quelles sont les raisons qui ont aboutit aux guerres malgré la doctrine de la dissuasion israélienne ? Autrement dit pourquoi les Arabes ne sont-ils pas dissuadés ? Le contexte régional et international dans lequel se trouvait Israël dans les années 50, a dicté à l’État hébreu une posture de dissuasion militaire qui selon Mark A. Heller (2000) 847 , a une vocation de défense stratégique, mais qui dans les faits et du point de vue opérationnel, est offensive. Ce concept reste plus ou moins intact depuis, et de cela se forge la structure de base de la doctrine de l’IDF (Israeli Defense Forces). Le concept de la sécurité israélienne s’est centré essentiellement autour des postulats tirés de la leçon de la guerre de 1948-1949 et des interprétations des circonstances géopolitiques de l’après-guerre. On note pour cela deux postulats. Le premier est celui de l’absence de choix. Les Israéliens ont conclu qu’ils vivront dans un environnement hostile. Ses voisins le considèrent comme l’implantation de l’Occident, perçue comme une nouvelle croisade. Le deuxième postulat est celui de l’infériorité numérique des Israéliens ainsi que le manque de profondeur stratégique de leur nouvel État. Mark A. Heller (2000) 848 , rapporte que Ben Gourion a dit, un jour, « si j’étais un leader arabe, je n’accepterais jamais l’existence de l’État hébreu. C’est naturel. Nous avons pris leur terre. Certes, Dieu nous l’a promis, mais cela n’a aucune importance pour eux. Ils (les Arabes) ne voient qu’une seule chose : nous sommes venus prendre leur terre, ils oublieront peut-être dans une génération ou deux, mais pour le moment nous n’avons pas le choix. » Certes, les Israéliens n’avaient pas de justifications politiques pour s’engager dans une guerre. Mais, la politique sécuritaire israélienne est défensive du point de vue stratégique. Pour contrer la supériorité numérique des Arabes, les Israéliens ont misé sur la dissuasion à travers une supériorité militaire. Ces postulats et les conclusions tirées, ont abouti à une orientation prioritaire vers une structure et une doctrine militaire basées sur une force de pointe. Cette priorité donnée à une stratégie avancée a abouti à la décision fondamentale de créer l’IDF. Ainsi, un consensus sur l’environnement stratégique est partagé par la population et les leaders de l’État hébreu. Ce consensus est celui d’une confiance dans les décideurs politiques, spécialement en la personne de Ben Gourion. Ce dernier, devant la Knesset en 1955, déclare « dans notre cas, la sécurité joue un rôle plus important que dans d’autres pays et celle-ci ne dépend pas seulement de notre armée. (…) La sécurité implique de peupler les régions vides et demande le développement de la recherche ainsi que les efforts scientifiques. » Il fallait à ce propos entendre effort nucléaire. Plus d’un demi-siècle plus tard, les efforts scientifiques et la coopération entre Israël, la France et l’Afrique du Sud ont abouti au développement d’armes nucléaires pour dissuader les Arabes contre toutes tentatives de guerre à l’égard de l’État hébreu. La question est à présent la suivante : pourquoi cette dissuasion n’a-t-elle pas réussi et pourquoi les guerres ont-elles eu lieu ?

Pour certains analystes, l’histoire du nucléaire de l’État hébreu est en elle-même un paradoxe. Comment un État, issu d’une souffrance historique, peut-il prétendre avoir développé une arme symbole des cauchemars humains ? Comment un pays issu d’un holocauste historique peut-il avouer avoir suivi, dès sa création, la démarche vers la détention de l’arme symbole d’horreur d’Hiroshima ? C’est la crainte d’une attaque arabe généralisée qui pousse Ben Gourion à opter pour la fabrication de la bombe. Les décideurs israéliens ont toujours considéré le nucléaire essentiellement comme une assurance stratégique et psychologique contre l’impensable, et comme l’arme de dernier ressort. Les craintes israéliennes sont enracinées dans la vision des décideurs depuis longtemps. Déjà en 1955, l’accord militaire soviéto-tchécoslovaque avec l’Égypte, et le mouvement de panarabisme de Nasser secouent les décideurs israéliens. Ben Gourion aurait dit à l’un de ces conseillers, « je n’ai pas dormi une seule seconde cette nuit ; j’avais une peur qui hantait mon esprit, une attaque généralisée par les armées arabes. » Il fallait donc dissuader, mais cette doctrine ne dissuadera pas les Arabes car ils sont motivés par l’obsession de récupérer les terres perdues (Avner Cohen, 1995) 849 . Si le concept de la dissuasion est adressé à tout agresseur potentiel, depuis que les Israéliens ont possédé leurs bombes en 1966-1967, l’État hébreu a dû faire face à 6 guerres (1967, 1969, 1973, 1982, 1991 et 2003). La dissuasion israélienne est fragile et cette fragilité du consensus nucléaire est d’autant plus inquiétante que le nouveau rôle des armes nucléaires reste à préciser. Ce concept est en lui-même un paradoxe, car pour dissuader un challenger, le dissuadant n’est crédible que lorsque ses menaces peuvent être exécutées. Or, les puissances nucléaires, qui ont gardé la vision d’horreur de la Deuxième Guerre mondiale, font tout pour que ces armes ne se trouvent pas sur le champ d’une bataille.

Selon la logique de la dissuasion rationnelle, si un challenger n’est pas dissuadé, les armes nucléaires peuvent être utilisées. Toute la crédibilité de cette logique est dans l’exécution de la menace. À ce paradoxe, pour le cas d’Israël, s’ajoute un deuxième, celui de la proximité géographique. Le désastre que pourrait causer un possible usage des armes nucléaire par les Israéliens, au Caire, à Damas, à Amman ou à Bagdad, toucherait aussi, de près ou de loin, la population israélienne. Si, pour défier la dissuasion, les challengers se basent sur un postulat selon lequel les puissances détentrices des armes nucléaires ne les utiliseront pas, pourquoi leur parle-t-on de la dissuasion ? D’après George W. Dawns (1989, p. 225) 850 , la difficulté que rencontrent les théories de la dissuasion est liée à l’absence d’une vision commune sur ce qu’est exactement la dissuasion. Car la vision n’est pas la même si l’on se place du côté du plus faible ou du côté du plus fort. George W. Dawns explique que la dissuasion du côté du plus faible, se limite aux calculs des coûts et des bénéfices que peuvent procurer une guerre ou une action menée contre le plus fort. C’est ce que Dawns appelle le modèle ou la version du faible. Alors que du côté du plus fort, outre les calculs des coûts et des bénéfices d’une guerre, on considère également d’autres paramètres : l’utilité fonctionnelle de celle-ci, sa taille et son étendue, les conséquences et la probabilité de gagner ou de perdre, et surtout la prise en compte des problèmes de mauvaise perception et de contrôle des informations. Un acteur, et notamment un décideur politique, ne peut baser son action que sur des hypothèses, car les acteurs n’ont pas tous les mêmes raisonnements et les mêmes critères de rationalité. Autrement dit, ce qui est rationnel pour les uns peut être complètement irrationnel pour les autres. Américains et Israéliens estimaient en 1973, que logiquement, rationnellement et objectivement, une action de guerre du côté arabe était selon tous les calculs, militaires, irréalisable. Tel-Aviv et Washington ont fermé ainsi les yeux sur tous les signaux. De plus, ils ne donnent aucun crédit aux avertissements du roi Hussein de Jordanie. Sadate, de son côté, ferme les yeux sur la dissuasion israélienne. Il se lance dans la guerre. Son choix qui a été jugé “irrationnel ” par les Américains, paraît tout à fait logique et rationnel du côté arabe. Paul Huth et Bruce Russett (1984) 851 , ont recensé, entre 1900 et 1980, 54 cas pour lesquels il y a eu dissuasion. Les analyses des auteurs montrent que parmi ces 54 cas, il y a eu 27 cas de succès de la dissuasion et 27 cas d’échec de celle-ci (50% d’échec et 50% de réussite). La guerre de 1967 entre Israéliens et Arabes est considérée par les auteurs, comme un cas pour lequel la dissuasion a échoué envers Nasser. Mais, pour Paul Huth et Bruce Russett (1984), la guerre de 1973 est considérée comme un cas de succès de la dissuasion. Les auteurs, considèrent que le fait que Sadate n’ait pas avancé et se soit arrêté à une distance de quelques kilomètres de la rive droite du canal, est le signe du succès de la dissuasion israélienne. Or, du point de vue rationaliste, s’il y avait eu dissuasion, Sadate n’aurait pas du tout initié l’attaque, et la dissuasion aurait ainsi prévenu, tout simplement, les Israéliens de la guerre.

Richard Lebow et Janice Gross Stein (1989, p. 350) 852 , ont repris les mêmes cas de figure en approfondissant l’analyse de chaque cas de dissuasion. R. Lebow et Janice Gross Stein, ont conclu que parmi les 54 cas, il y a seulement 9 cas pour lesquels la dissuasion a réussi ; 37 cas montrent que le dissuadant n’entendait pas utiliser la force, quatre cas sont ambigus et quatre autres sont déclassés. D’après Lebow et Gross Stein, lors de la guerre de 1967, la dissuasion est non-identifiable. Ces mêmes auteurs considèrent qu’en 1973, la dissuasion n’a pas fonctionné. Richard Lebow et Gross Stein (1989, p. 352), montrent par ailleurs, au travers du jeu entre Soviétiques et Américains en 1973, comment on peut contraindre par l’usage de la pression et arriver au bout par la dissuasion. Durant la guerre de 1973, après avoir vu que les Israéliens ont traversé le canal de Suez et encerclé la 3ème armée égyptienne, l’Union soviétique est venue protéger l’Égypte en négociant un cessez-le-feu. Lorsque Israël ignore le cessez-le-feu et continue l’offensive, Moscou menace d’envoyer des forces armées en Égypte -une menace qui provoque une crise immédiate avec Washington-. Les Soviétiques pratiquent une politique de contrainte (compellence), envers les Américains et les Israéliens -avec un objectif dissuasif-, et pressent les États-Unis à retenir Israël contre toute action d’anéantissement de la 3ème armée égyptienne ; Washington le fait et la crise touche à sa fin.

Notes
847.

Mark A. Heller, Nuclear Weapons in the Middle East, An Israeli Perspective , Jaffee Center for Strategic Studies, Tel-Aviv University, 2000.

848.

Ibid.

849.

Avner Cohen, “Most Favored Nation”, The Bulletin of Atomic Scientists, January/February, 1995 Vol. 51, No. 1, 1995.

850.

George W. Dawns, “The Rational Deterrence”, World Politics Review, Vol. 40, N. 2, janvier 1989.

851.

Paul Huth, Bruce Russett, “What makes deterrence work ? Cases from 1900 to 1980”, World Politics Review, N. 36, juillet 1984. Voir aussi : Michel Fortman, Conflicts around the World , Quebec, Les Presses de l’Universite, 1999-2000.

852.

Richard Ned Lebow, Janice Gross Stein, “Rational Deterrence Theory : I Think Therefor I Deter”, World Politics Review, Vol. 40, N. 2, janvier 1989.