La décision méditée

La guerre d'octobre a un impact fondamental sur les Relations Internationales : non seulement en remettant en cause la longévité et la solidité de la détente entre Américains et Soviétiques, mais elle contraint également les États-Unis à considérer le conflit israélo-arabe comme prioritaire dans l’ordre du jour de l’agenda de la politique étrangère de Washington. L’administration se rend compte de l’ampleur du problème. La menace d’une instabilité régionale, d’une crise énergétique ou d’une possible confrontation impliquant les deux superpuissances, pousse ainsi les Américains à prendre en main le dossier du Moyen-Orient. Dès la fin de l’année 1973, Washington joue un rôle central dans l’interminable conflit entre Arabes et Israéliens. Le mémorandum daté du mois de mai (1973) 859 , note « qu’une source haut placée du Royaume de Jordanie -et suite à la conférence des chefs des armées arabes au Caire du 21 au 25 avril 1973-, rapporte que les Égyptiens sont déterminés à entrer en guerre et ce, quelles que soient les conséquences. » Le mémorandum note aussi que le roi de Jordanie a transmis ses inquiétudes aux Israéliens. Mais ce mémorandum, souligne par ailleurs, qu’il n’y a pas de signes de préparation intense pour mener une guerre. Au printemps 1973, Sadate déclare ( 860 ) au Newsweek que le « moment est venu pour un choc », mais personne ne croit alors qu'il a un plan pour la guerre. Il faut pour cela remonter un an auparavant (octobre 1972), lorsque Sadate a déjà pris une décision de principe pour la guerre, mais le timing exact, reste un secret bien gardé, écrit Uri Bar-Joseph (2000) 861 .

Sadate est dans la logique de guerre et les intentions égyptiennes de mener une action offensive remontent au mois d’avril 1973. Ce scénario n’est pas conforme aux prévisions des experts militaires et notamment la situation depuis 1967, explique un rapport américain. Un mémorandum préparé par le Conseil de sécurité nationale mentionne bien les préparatifs avec des missiles sol-air et des avions de combats tout au long du canal de Suez. Il note toutefois que le nombre n’est pas significatif pour entrer en guerre. (Annexe 166) 862 . Malgré une balance militaire en sa défaveur, Sadate, comme Nasser six ans auparavant, prépare une attaque sans tenir compte des critères militaires objectifs. Selon l’analyse de ce rapport, les mouvements avaient, peut-être, pour objectif d’exercer une pression psychologique sur Tel-Aviv et Washington. Notons que Sadate -et depuis bientôt trois ans- ne cesse de répéter, à chaque occasion, que cette année est l’année de la décision (d’entrer en guerre). Ces déclarations répétées de la part de Sadate sont aussi interprétées par Tel-Aviv et Washington comme des déclarations qui visent à calmer la colère des peuples arabes. Quelques semaines plus tard, Roger Merick, un analyste de State Department's Intelligence and Research, écrit un autre rapport dans lequel il pense qu’il y a une grande chance pour qu’un conflit israélo-arabe ait lieu dans les six mois (Richard Parker, 1993) 863 ,(Kenneth Stein, 1999, p. 68), (Richard Bordeaux Parker, 2001, pp. 113-116.) 864 .

Selon un document du Department of State, daté du 26 octobre 1973, Sadate prend la décision de la guerre en août 1973. Dans ce document, Leo Yerdrashnikov, un agent du KGB, explique que l’ambassade soviétique au Caire aurait reçu quelques indications dans ce sens. Les Soviétiques n’ont pas eu le moindre signe montrant que Sadate est sur le point de mener la guerre (Annexe 167) 865 . Sadate, en août 1973, décide, après une longue période de tractations entre le Caire et Washington, de briser ce statu quo avec l’usage de la force. Selon les mémoires de Essmat Abdel Meguid, ex-Secrétaire général de la Ligue Arabe, alors ambassadeur d’Égypte auprès de l’ONU, la décision de Sadate de mener la guerre est renforcée par l’attitude de Washington envers des possibles négociations de paix avec les Israéliens. Toujours selon les mémoires de M. Abdel Maguid, Sadate est fortement persuadé que la solution ne peut qu’être dans l’action et que Washington, qui ne considère pas ses demandes, changera d’avis à la suite d’un choc de guerre. Sadate tente de prouver que sa logique tient. En mai 1973, le conseiller égyptien de Sécurité national Hafiz Ismail demande à l’ambassadeur Abdel Maguid de coordonner une rencontre avec le Secrétaire d’État Kissinger. Il y a alors une rencontre qui a lieu en France le 20 mai 1973, (à Moulin Saint-Fargeau, Rochefort), entre une délégation égyptienne et Kissinger (Annexe 168) 866 . Lorsque la rencontre a lieu en France, les Égyptiens demandent à Kissinger d’étudier les possibilités d’une éventuelle négociation avec les Israéliens. La réponse de Kissinger est, selon les propos de l’ancien Secrétaire de la Ligue arabe, décevante pour Sadate. Kissinger fait savoir aux Égyptiens qu’il ne peut s’occuper du problème car il n’est pas “brûlant ” et qu’il s’en occupera lorsqu’il le deviendra et s’il y a une crise (Charles Zorgbibe, 1981) 867 . Les Égyptiens demandent une solution basée sur la résolution 242 votée par l’ONU et le 2 juin 1973, une 2ème rencontre a lieu entre Kissinger et le conseiller de Sadate Mohamed Hafiz Ismail. Kissinger, dans son compte rendu de la rencontre, écrit qu’Ismail semble pressé et ne veut parler que de la position américaine. La délégation égyptienne se montre méfiante vis-à-vis d’une politique américaine de pas à pas. (Annexe 169, p. 2, Ismail’s position this time) 868 . Les rencontres secrètes qui ont lieu en France au printemps/été 1973, entre la délégation égyptienne et Kissinger, ne donnent pas de résultats. D’autres ont lieu aux États-Unis. Le premier meeting a lieu à New York en juin 1973. Le climat de ces rencontres est électrique en raison de la livraison des avions de combats F-4 américains à Israël, écrit Kissinger 1973 (Annexe 169, p. 3) 869 . Aucune autre rencontre n’a ensuite lieu entre juin et octobre 1973. Sadate se trouve déjà dans la logique de mener la guerre. Le raïs procède ainsi à rendre le dossier brûlant en menant l’attaque surprise le 6 octobre. Sadate considère qu’accepter les propositions de pas à pas signifie une capitulation. M. Abdel Maguid, explique alors que Sadate a la certitude que Washington ne l’aidera pas. Après les propos de Kissinger, il est convaincu, plus que jamais, que Washington ne jouera pas un rôle de médiation. Il dit à El-Zayaat, son ministre des Affaires étrangères, « je sais ce qu’il nous reste à faire » : provoquer la crise ( 870 ). Sadate a pour cela deux raisons avec lesquelles il construit sa rationalité : une action militaire brisera la stagnation diplomatique, et elle attirera l’attention de Washington sur l’urgence de trouver une réelle solution. Ahmad Maher El-Sayed, l’une des personnes présentes lors des rencontres, écrit « ce que nous avons entendu de Kissinger était : ne vous attendez pas à gagner sur une table de négociation, ce que vous avez perdu dans les champs de batailles. » Autrement dit, Washington ne peut pas vraiment aider tant que l’Égypte est considérée comme une armée en défaite. Les documents officiels ne font pas allusion à de tels propos mais Ismail parle de la guerre comme d'une alternative au statu quo en réponse aux propos tenus par Kissinger qui voit la guerre comme un mauvais choix. Une action militaire ne fera que détériorer la situation. Cependant, rien dans ce que Kissinger dit, n’encourage Sadate à abandonner la décision de lancer la guerre.

Le conseiller Hafez Ismail s’oppose alors à la décision finale de déclenchement des hostilités selon Leo Yerdrashnikov. Cet agent du KGB travaillant au Caire sous couvert officiel pour l’Agence Itar-Tass comme directeur adjoint, raconte dans ses mémoires -non confirmés officiellement- qu’il a assisté à une discussion entre Sadate et son conseiller Hafez Ismail durant laquelle ce dernier se situait parmi ceux qui étaient contre une guerre. Ismail pensait qu’une politique de rapprochement était en faveur de l’Égypte (William B. Quandt, 2001, pp. 137-139) 871 , Richard Bordeaux Parker, 2001, pp. 3, 77, et 79-81) 872 et (Bar-Joseph, 2000, p. 11) 873 . Harold Saunders, l’un des membres de la délégation Kissinger pour le Moyen-Orient, écrit plus tard que les États-Unis auraient pu offrir un peu plus, car un rapprochement n’était pas loin. L’échec de ses efforts en direction de Washington, et le statu quo qui pèse lourdement sur le Caire depuis la défaite de 1967, poussent Sadate à prendre la décision d’aller à la guerre. Mais avant, et pour être définitivement persuadé que Washington ne s’implique pas, il tente une initiative auprès de l’ONU. Lors du 30e anniversaire de la guerre, et lors d’une interview à la télévision d’État, Essmat Abdel Magueed (ancien Secrétaire de la Ligue arabe, ex-ministre égyptien des Affaires étrangères et ambassadeur d’Égypte auprès de l’ONU en 1973), raconte : « en mai 1973, en tant qu’ambassadeur d’Égypte auprès des Nations unies, j’ai été convoqué par le Président Sadate pour me rendre au Caire. J’ai eu un entretien avec lui, en présence du ministre des Affaires étrangères M. El Zayat. Sadate me demande ‘’ qui siège à l’ONU en ce moment ?’’ Suite à ma réponse, Sadate me demande comment peut-on faire pour changer les choses à propos de la situation actuelle ? Il me faut une résolution. Cette résolution doit être parrainée par des pays non arabes, de préférence amis des États-Unis. Étonné, je lui explique que les États-Unis mettraient leur veto. Je suis encore plus étonné lorsque Sadate me répond : je le sais et c’est ce que je cherche, je veux le veto de Washington. »

Le 14 juin 1973, une réunion du conseil de sécurité de l’ONU a lieu et une séance pour un vote est programmée le 24 juillet 1973 (Annexe 139) 874 . Un projet de résolution est déposé, et les États-Unis mettent leur veto (Annexe 170) 875 . Essmat Abdel Maguid explique que « lorsque la guerre a eu lieu, j’ai compris pourquoi Sadate cherchait le veto américain. » D’après Abdel Maguid, « Sadate voulait être certain que les choses ne changeront jamais sans une action forte. Il cherche cette action et il la trouve dans la décision de faire la guerre. » C’est en août 1973, et suite au veto américain à la résolution des Nations unies, que Sadate prend sa décision d’aller en guerre. Deux mois après, il déclenche les hostilités. Son armée traverse le canal de Suez et défie toute logique rationnelle. Il réalise un exploit historique et bouleverse ainsi les bases de la dissuasion rationnelle israélienne pourtant considérée comme acquise depuis 1967.

Notes
859.

Memorandum from National Security Council (NSC) Staff, “Indications of Arab Intentions to Initiate Hostilities,”, May 1973.

860.

Par le journaliste Arnaud de Borchgrave.

861.

Uri Bar-Joseph, “Israel's 1973 Intelligence Failure,” in R.M. Kumaraswamy, Revisiting the Yom Kippur War , London: Frank Cass, 2000, pp. 10-11.

862.

Annexe 166, “Indications of Arab Intentions to Initiate Hostilities”, Source : National Security Archive, Nixon Presidential Materials Project (hereinafter NPMP), Henry Kissinger Office Files (hereinafter HAKOF), box 135, Rabin/Kissinger (Dinitz) 1973 Jan-July (2 of 3)

863.

Richard B. Parker, The politics of Miscalculation in the Middle East , Indianapolis, Indiana University Press, 1993, 293 pages.

864.

Kenneth W. Stein, Heroic Diplomacy: Sadat, Kissinger, Carter, Begin, and the Quest for Arab-Israeli Peace , New York, Routledge, 1999; Richard Bordeaux Parker, The October War: A Retrospective , Gainesville, Florida, University Press of Florida, 2001.

865.

Annexe 167, Telegram Department of State. U.S. Interests Section Egypt, Cable 3243 to State Department, Soviet View on Causes and Timing of Egyptian Decision to Resume Hostilities, 26 october 1973. Source : National Security Archive, Archive, NSAEBB/NSAEBB98/octwar-08.

866.

Annexe 168, Rencontre entre Henri A. Kissinger et Hafez Ismail conseiller de Sécurité national de Sadate, 20 mai 1973. Memorandum of Conversation. Source : National Security Archive. RG 59, Records of Henry Kissinger, box 25, Cat C Arab-Israeli War

867.

Charles Zorgbibe, Terres trop promises : une histoire du Proche-Orient , Paris, Manufacture, 1981.

868.

Annexe 169, Memorandum from Kissinger to the President, “Meeting with Hafiz Ismail on May 20,” 2 June 1973. Source : National Security Archive, NPMP, HAKO, box 132, Egypt/Ismail Vol VII May 20-September 23, 1972.

869.

Ibid.

870.

Interview de l’ex-Secrétaire générale de la Ligue arabe Essmat Abdel Maguid, diffusé par la télévision égyptienne le 7 octobre 2003.

871.

William B. Quandt, Peace Process, American Diplomacy and the Arab-Israeli conflict since 1967 ,Brookings, University of California Press, 2001, 488 pages.

872.

Richard Bordeaux Parker, October War , Florida, University Press of Florida, 2001.

873.

Uri Bar-Joseph, “Israel's 1973 Intelligence Failure,” in R.M. Kumaraswamy, Revisiting the Yom Kippur War , London: Frank Cass, 2000.

874.

Annexe 139, United Nations, Security Council. S/PV.1726, S/INF/29, 14 June 1973.14 June 1973. At the close of the 1726th meeting, on 14 June 1973, the President read the following statement.

875.

Annexe 170, Draft resolution. United Nations, Security Council. S/10974, 24 July 1973. Distr. GENERAL, S/10974 24 July 1973 ORIGINAL : ENGLISH. Guinea, India, Indonesia, Panama, Peru, Sudan, Yugoslavia.

Résolution votée le 24 juillet 1973. Il y a 13 voix pour (Australie, Autriche, France, Guinée, Inde, Indonesie, Kenya, Panama, Perou, Soudan, Union soviétique, Grande-Bretagne, Yougoslavie), une voix contre (veto américain), la Chine est non-participant.