Chapitre XV : l’ambiguïté comme obstacle

« Des mythes se sont effondrés, La “pureté” des armes de Tsahal, le Mossad “meilleur service secret du monde ”, l’occupation “humaine” de la Cisjordanie et de Gaza, etc. ces mythes de l’État hébreu se sont effondrés. En revanche, un consensus inébranlable demeure dans le domaine nucléaire. Ce consensus se renforce au fil des années. » (Amnon Kapeliouk, 1999) 876 .

En Israël, le nucléaire reste un des derniers tabous. Par l’ambiguïté qui l’entoure, le nucléaire israélien est intégré dans un jeu de cacher-montrer. Il est inséparable des opérations de rituel de marchandage entre les différentes parties. Ce sacra, en tant que manié et utilisé par certains mais pas par d’autres, exprime la puissance. Il représente au Moyen-Orient un instrument de prestige militaire, moyen de prise et d’action sur Autrui. Symbole de puissance, c’est un objet divin, un objet d’investiture. Chargé d’efficacité, il impose silence à l’assemblée, il donne aux décisions une valeur exécutoire, il fait reconnaître dans le détenteur, un rejeton de Zeus. Tenu en mains et transmis techniquement, il objective en quelque sorte la puissance de souveraineté. En réponse à la question : « le monde entier sait que vous possédez l’arme nucléaire, vous le confirmez ? », Shimon Pérès ( 877 ), alors ministre des Affaires étrangères, répond : « Le monde entier oui, sauf Israël; cela n’inclut pas Israël. » En mai 1995, Shimon Pérès, lors de la même interview déclare qu’Israël est toujours menacé, et c’est la raison qui réside derrière la politique d’ambiguïté de l’État hébreu. « Israël possède une ambiguïté nucléaire, car les Iraniens disent qu’il faut détruire Israël. Ils essayent d’acheter et de construire une option nucléaire. (...) Ainsi, nous avons une politique à caractère double : amitié avec les amis et prudence envers les ennemis » (Annexe vidéo) Selon Shai Feldman (1995) 878 , dans The final option, l’État hébreu garde une ambiguïté autour de son programme nucléaire, pour des raisons liées au concept de dissuasion. Pour lui, cette ambiguïté est là pour éviter la possibilité d’une acquisition, par l’un des pays arabes, des armes nucléaires. Ambiguïté veut dire, d’après Shai Feldman, qu’Israël peut, si nécessaire, opter facilement pour une dissuasion ouverte. Toutefois, les décideurs israéliens ont toujours fait savoir que l’État hébreu n’attendra pas pour être le deuxième pays à posséder l’arme nucléaire dans la région. Dans une interview publiée en septembre (1998) 879 , par Al-Ahram, le journal gouvernemental égyptien, le Président Moubarak déclare qu’il craint une attaque avec une bombe atomique. « Je crains que le monde tarde à donner suite à mon initiative qui vise à éliminer les armes de destruction de la région. Je crains qu’une attaque avec une bombe atomique ait lieu avant. Si Israël restait au niveau de son armement actuel, d’autres pays dans la région feraient comme lui, et là le danger est possible. » (…) En ce qui concerne le Moyen-Orient, si on laisse Israël dans l’état où il est actuellement, soyez sûr que d’autres pays procéderont à l’acquisition d’armes de destruction massive. L’Iran et d’autres d’ailleurs. Ainsi, je lance un appel pour éliminer les armes de destruction massive du Moyen-Orient y compris en Israël. Si Israël continue à posséder ces armes, il y aura une méfiance et une peur des pays voisins qui chercheront à en posséder. Là réside le danger. Si l’un des acteurs devient délirant et lâche une de ces armes, c’est toute la région qui sera touchée. Il y aura inévitablement la riposte de la part de l’autre, écrit Al-Ahram International, en septembre (1998, p. 3).

Si Israël considère qu’il est l’État le plus puissant au Moyen-Orient, c’est parce que son arsenal militaire est basé sur un socle nucléaire lourd. De l’autre côté, une “bombe suicidaire ” avec des moyens techniques artisanaux, menace Israël et bouleverse le sens de sa sécurité (Gerald Steinberg, 1996) 880 . C’est tout le paradoxe entre le fait, d’une part, de posséder la “grosse bombe nucléaire”, et d’autre part de ne pouvoir agir face à la toute petite bombe fabriquée à la main dans un nouveau Moyen-Orient, écrit Avner Cohen (1996) 881 . « Si Israël est attaqué par l’Irak¸ il ripostera avec des armes que même les Américains n’ont pas » déclare en février 2003, le ministre israélien de la Défense Ben Eliezer. Quelques jours après, un autre responsable israélien déclare que « Bagdad sera tout simplement rayé de la carte. »À nous donc de deviner quelles sont les armes que les Américains n’ont pas et quelles sont les armes qui rayeraient Bagdad de la carte. Malgré l’ambiguïté israélienne, les armes nucléaires de l’État hébreu sont intégrées dans la pensée stratégique et politique des leaders arabes. « Je n’ai aucune garantie qu’à n’importe quel moment ou durant un conflit futur, n’importe quel instable ou fou ne fasse recours et usage de ces armes nucléaires. (...) Nous sommes prêts pour que toutes les armes de destruction massive soient éliminées de toute la région y compris en Israël et en Iran. Mais le fait que dans cette partie du monde, il y ait seulement Israël qui possède des capacités et des armes nucléaires, ce n’est, ni juste, ni légitime et c’est trop dangereux » (Annexe vidéo).

Ainsi, le Président Moubarak (1995) 882 exprime les inquiétudes profondes de son pays à l’égard de l’arsenal nucléaire israélien. Israël, pour des raisons politiques et stratégiques, n’a jamais admis la possession d’armes nucléaires. Les experts, selon le Jane’s Intelligence Review (1994) 883 , expliquent que, l’une des raisons principales de l’ambiguïté, est que les Israéliens veulent éviter l’effet de la pression des populations arabes sur leurs gouvernements pour posséder également des armes nucléaires. Le BAS, (Bulletin of Atomic Scientists, 1994) 884 , explique que si les Israéliens n’ont jamais reconnu ou déclaré la détention des armes nucléaires pour des raisons stratégiques ou politiques, ils n’ont pas empêché les fuites qui ont permis aux décideurs arabes d’avoir la certitude qu’Israël possède les armes atomiques. Le Bulletin of Atomic Scientists, explique que les Israéliens avaient besoin de dissuader les Arabes et de stopper leurs hostilités, tout en évitant de mettre les Arabes dos au mur. Cela aura pour conséquences l’effet inverse, l’acquisition de l’arme par les Arabes. D’après certains analystes, parmi lesquels Yoel Cohen, les dénis israéliens sont dus à deux raisons : d’une part, la crainte que les Arabes choisissent l’option nucléaire, et d’autre part -et ceci représente la raison la plus importante-, la crainte de la suppression de l’aide américaine. En effet, l’amendement Symington-Glenn de (1977) 885 , interdit l’aide américaine aux pays qui développent l’arme nucléaire (Yoel Cohen, 1995) 886 . Israël est considéré par les experts comme le pays le plus avancé en matière d’armes stratégiques au Moyen-Orient. Les analystes, même s’ils ne s’accordent pas toujours sur la nature et le nombre d’armes nucléaires israéliennes, ne doutent pas le fait que l’État hébreu les possède. Il n’y a pas de doute quant aux infrastructures nécessaires à la production de ces armes, encore moins en ce qui concerne les moyens militaires pour leur emploi. En 1994, et lorsque le débat sur le TNP, traité de non-prolifération des armes nucléaires de 1995, commence à prendre forme, Shimon Pérès, alors ministre des Affaires étrangères déclare qu’« Israël reconsidèrera sa position envers le TNP en y adhérant comme un pays non-nucléaire lorsqu’une paix stable et globale sera appliquée au Moyen-Orient. » Shimon Pérès notifie alors au Président égyptien M. Moubarak que son pays serait prêt à renégocier le TNP deux ans après l’établissement d’une paix régionale (Avner Cohen, 1996) 887 . Lors d’une visite en Jordanie en 1998, Shimon Pérès déclare que « l’objectif de l’option nucléaire israélienne est Oslo et non pas Hiroshima. » La détention des armes nucléaires par les Israéliens a-t-elle permis d’accélérer le processus de paix ? D’après Avner Cohen (1996) 888 , le nucléaire israélien a joué un rôle d’accélérateur dans le processus de paix, et notamment dans la signature des accords de paix entre Israéliens et Égyptiens. Avner Cohen écrit que la visite de Sadate à Jérusalem ainsi que sa décision de se rendre en Israël ont été motivées, en partie, par le facteur nucléaire. Mais, c’est plutôt en raison du défi que Sadate a pu montrer envers la dissuasion israélienne qu’il a pu entamer les négociations avec les Israéliens.

Notes
876.

Amnon Kapeliouk, “Israël assume «sa» bombe”, Le Monde Diplomatique, février 1999.

877.

Une interview effectuée avec Shimon Pérès alors Ministre des Affaires étrangères et diffusée sur EuroNews (chaîne multilingue d’information continue en 7 langues) en mai 1995.

878.

Shai Feldman, “The final option, New clouds over Israel’s nuclear program”, The International Jewish Monthly, mars 1995.

879.

Al-Ahram International, 30 septembre 1998, la Une.

880.

Gerald Steinberg, “The future of nuclear weapons : Israeli prespectives”, 9th Amaldi conference, Geneva, 21-23 novembre, 1996.

881.

Avner Cohen, “Peres : Peacemaker, Nuclear Pioneer”, Bulletin of Atomic Scientists, vol. 52, N. 3, mai/juin, 1996.

882.

Propos recueillis par l’auteur lors d’une interview effectuée au Caire avec le Président égyptien Housni Moubarak et diffusée sur EuroNews (chaîne multilingue d’information continue en 7 langues) en mai 1995.

883.

Harold Hough & Pete Sawyer, “Israeli nuclear infrastructure”,Janes Intelligence Review, novembre 1994.

884.

Bulletin of Atomic Scientists, septembre/octobre 1994.

885.

Congressional Records, 123, Glenn S7996, mai 1977. Adopted 1977. Sec. 102(b) of the Arms Export Control Act, formerly Sec. 670 of the Foreign Assistance Act of 1961 as amended. Voir aussi : Arms Control Today, Arms Control Association, janvier/février 2000.

886.

Yoel Cohen, “ Israel and Vanunu ”, PS magazine, Guide to Jewish affair, juin 1995.

887.

Ibid.

888.

Avner Cohen, “Peres : Peacemaker, Nuclear Pioneer”, Bulletin of Atomic Scientists, Vol.52, N. 3, mai/juin, 1996.