Dissuasion, cognition et rationalité

La dissuasion est un fait psychosociologique ; pourtant elle repose sur des bases de calculs, d’évaluations et d’estimations dites rationnelles. D'une portée générale, le concept implique qu'il y ait à la fois conflit, et intérêt commun entre les parties en cause. Contrairement à la pensée clausewitzienne, l'apparition des armes nucléaires rend désormais impossible le fait que les conflits opposant de grands intérêts, soient réglés par le sang. La dissuasion semble prévenir des conflits majeurs impliquant deux puissances nucléaires. C’est par la logique de la destruction mutuelle assurée et l’autodissuasion que les puissances renoncent à l’usage de ces armes (schéma 5). L'expérience confirme l’hypothèse selon laquelle, entre puissances dotées d'armes nucléaires, les conflits qui se sont produits depuis l'apparition de ces armes peuvent tous être schématisés sous la forme de situations de marchandage. La crise de Cuba en est l'exemple le plus probant. Dans ces sortes de jeux provisoires entre adversaires, la partie n'est jamais définitivement écrite, explique Jacques Vernant (1987) 946 .

Schéma 5. La logique de dissuasion entre deux puissances

La plupart des conclusions basées sur des études et des analyses de décisions, ignore les émotions, les préférences et les valeurs dans les calculs, les préférences et les choix des acteurs. Ces études ont axé leur regard sur la déduction logique et rationnelle en considérant précisément que les décideurs sont hautement rationnels. Or, en regardant les détails des conflits internationaux, on s’aperçoit souvent que les acteurs n’ont pas souvent eu une perception claire à 100% concernant les actions spécifiques des adversaires impliqués dans un conflit. Chaque acteur tente d’augmenter les zones d’incertitudes pour tromper l’acteur qui est en face. On s’aperçoit aussi que les signaux qu’un acteur envoie et qu’il pense clairs, peuvent être perdus ou mal interprétés par l’autre acteur : des actions d’apaisement envers l’un, peuvent être considérées ou interprétées par l’autre acteur, comme des signes de faiblesse. Beaucoup d’études, notamment celles de la théorie des jeux, montrent que les acteurs ne sont pas complètement toujours rationnels. Ce que l’on oublie le plus souvent, c’est que les acteurs ont un cheminement intellectuel, et ces opérations peuvent aller à l’encontre de la logique et de la rationalité. Car une décision peut être prise en fonction du système de valeurs de l’acteur. Si entre puissances nucléaires il y a la logique DMA, cette logique n’existe pas entre une puissance nucléaire et son challenger. Il y a par ailleurs le facteur de l’autodissuasion, où une puissance renonce à l’usage des armes nucléaires contre un challenger agressif. C’est le début de la logique cohérente et rationnelle du challenger : toute bataille sera conventionnelle (schéma 6).

Schéma 6. Une puissance nucléaire face à un challenger non nucléaire.

Les théories de la dissuasion ainsi que celles du choix rationnel ne disent rien sur l’importance des préférences qui façonnent les choix, les calculs et les estimations des acteurs. C’est la même idée abordée par Robert Jervis (1985) 947 . D’après ce dernier, la perception peut être erronée, si elle est trop influencée par des facteurs subjectifs propres aux acteurs. L’important et le déterminant dans la décision stratégique, expliquent R. Lebow et Janice G. Stein (1990, p. 214) 948 , n’est pas le processus de choix entre des options, mais c’est surtout la définition préalable et la construction du problème à résoudre avant la prise de décision. La bonne et la mauvaise perception sont des facteurs importants non seulement pour décrire comment pensent les leaders, mais aussi pour prédire ce que ces leaders choisissent. Richard Ned Lebow et Janice G. Stein (1990) 949 , considèrent que le challenger peut décider d’employer ou pas la force, selon des critères qui n’ont pas été ceux calculés par son adversaire (valeurs, raisons internes ou alliance). Dans ce cas, expliquent R. Lebow et J. G. Stein, la dissuasion ne remplit pas sa fonction. Dans le Moyen-Orient, les tentatives égyptiennes de mai 1967, la guerre d’usure de 1969, ou les tentatives de Sadate de 1971, de 1972 et la guerre de 1973, montrent bien que les armées arabes et surtout égyptiennes, ne tenaient pas compte des estimations et des calculs dissuasifs israéliens. La logique du Caire ne fonctionnait pas sur les mêmes bases de calculs que celles de Tel-Aviv. Ces exemples soulignent l’impact de la bonne ou de la mauvaise perception sur le bon fonctionnement de la dissuasion. Ils démontrent aussi les conséquences des mauvais calculs sur le succès attendu de la dissuasion. Mais, l’exemple de la période qui précède la guerre de 1967 entre Israéliens et Arabes en est le plus explicatif, comme nous l’avons montré dans la partie consacrée à cette guerre. En mai 1967, l’Égypte défie la dissuasion israélienne car les décideurs au Caire ont sérieusement sous-estimé le coût militaire et ont surestimé les probabilités de gagner. Si on applique la « théorie de la dissuasion rationnelle » aux performances égyptiennes en ce début du mois de mai 1967, on pencherait plutôt vers une conclusion allant dans le sens du succès de la dissuasion israélienne.

Notes
946.

Jacques Vernant, Les relations internationales à l’âge nucléaire , Paris, La découverte, 1987, 334 pages.

947.

Robert Jervis, Richard Ned Lebow, Janice Gross Stein, Psychology and Deterrence, London, Johns Hopkins University Press, 1985, 270 pages.

948.

Richard Ned Lebow, Janice Gross Stein, “Deterrence : The Elusive Dependent Variable”,World Politics Review, Vol XLII, N°3, avril 1990, pp. 336-369.

949.

Ibid.