Les raisons de l’échec

À la mi-mai 1967, on est plutôt du côté du mauvais calcul et de la mauvaise estimation de la part des Égyptiens. Dans ce cadre, on peut aller vers une conclusion d’échec de la dissuasion. Cet échec est dû à des raisons que la théorie de dissuasion ne prend pas en compte (les raisons internes et les motivations.) Les Égyptiens n’ont pas agi en réponse à un comportement de l’adversaire, mais en raison d’une pression interne en Égypte. Il y a alors un facteur purement psychologique. Ce facteur est basé sur une série d’axiomes ou de déductions tirés de la relation entre puissance et agression, entre menace et réponse, et aussi entre la capacité des décideurs d’influencer le calcul et le comportement de leur éventuel adversaire. Janice Gross Stein (1985) 950 , montre comment l’Égypte a pris la décision de l’emploi de la force entre 1969 et 1973, malgré les tentatives des Israéliens de dissuader le Caire d’emprunter cette voie. Chaque acteur a sa logique et tout les deux restent, malgré tout rationnels (schéma 7).

Schéma 7. Une puissance nucléaire ambiguë face à un challenger non-dissuadable.

L’explication que donne Janice G. Stein, 1985, se trouve dans la façon dont les décideurs politiques essaient de concevoir leur monde en le rendant plutôt consonnant avec leur situation propre et leur besoin politique. J. G. Stein montre combien ce processus a influencé le comportement des décideurs, aussi bien du côté israélien que du côté égyptien. Stein explique également le rôle de ce processus dans le mauvais calcul dont ont fait preuve les décideurs des deux pays. Pour souligner l’articulation qui existe entre les processus psychologiques et les processus politiques et l’interaction entre deux ordres et deux phénomènes, (attitudes, croyances, perceptions, valeurs, cultures politiques et systèmes politiques etc.), il faut prendre en considération les questions relatives à cette orientation qui sont : comment des facteurs psychologiques peuvent déterminer l’action ou le choix politiques ? Comment ces actions politiques peuvent influencer certaines dimensions dans le choix d’une décision de guerre ?

À considérer que l’objet d’étude de la psychologie politique concerne des phénomènes historiques et collectifs incarnés par des groupes et des personnes, on se rend compte de l’importance des variables culturelles. Ici, la ressource classique est celle de l’interactionnisme symbolique selon la pensée de George Herbert Mead. C’est l’idée de la construction de la situation et des faits : les acteurs agissent à partir des significations plus qu’à partir des caractéristiques objectives des faits. Cette même idée fait chemin dans les études contemporaines comme chez les tenants de la théorie de besoin de contrôle. L’hypothèse de cette théorie est celle de l’“estime de soi ”. C’est un principe de motivation central. Le besoin de contrôle renvoie à l’action de maîtriser l’environnement. Avoir du contrôle, c’est être capable de produire une réponse modifiant l’environnement et d’orienter l’action dans le sens voulu par l’acteur. Ceci ne signifie pas que l’acteur a un contrôle effectif. Le sentiment de contrôle est aussi important que le contrôle effectif lui-même. Le besoin de contrôle renvoie à une nécessité d’anticiper le comportement des autres et de conférer une rationalité à l’action entreprise. Le besoin de contrôle permet à l’acteur de comprendre et d’expliquer des formes de raisonnement rationnel. Cette rationalité peut différer selon que l’on est un observateur ou un acteur. Du point de vue rationaliste, les mécanismes d’attribution permettent de donner le sentiment de maîtrise de la situation et permettent d’atteindre l’équilibre cognitif. Cela renvoie à une cohérence. Cette cohérence est subjective car il y a un travail d’interprétation. Ces mécanismes d’attribution sont au fondement de l’action. Pour Robert Jervis (1984, p. 140) 951 , malgré le fait que l’escalade n’est pas appréciée par les acteurs, le danger est toujours présent. Mauvaises interprétations, pressions pour agir, une défaite non prévue, ou encore la non-anticipation des opportunités, tous ces facteurs ont une importance de taille et ils sont en interaction continue. Pour répondre à la question concernant le comment raisonnent les acteurs ou encore comment ils gèrent les informations en se basant sur l’interprétation, les réponses sont émises à partir des hypothèses. La question est la suivante : comment les acteurs considèrent -ils qu’une information est pertinente ? Les tenants de la théorie de l’attribution causale, expliquent la démarche des acteurs par ce qu’ils appellent l’acteur raisonneur. Il a besoin de construire autour de lui, un niveau d’incertitude ou d’ambiguïté. Afin que le système fonctionne, cet acteur raisonneur, laisse un espace de flou. C’est ce que Michel Croziet et Erhard Friedberg (1977) 952 , appellent une zone d’incertitude vis-à-vis d’autrui. Les inférences, la construction de sens ou de jugement s’arrêtent, lorsque l’acteur n’a pas envie d’atteindre un jugement réellement consistant, et lorsqu’il veut ménager autour de lui le flou ou l’incertitude. Ex : je suis favorable à telle décision politique, cela me suffit. En matière de raisonnement décisionnel, dans la plupart des circonstances, la majorité des acteurs fonctionnent à l’économie. C’est généralement le cas du plus faible. Ses calculs, ses évaluations et ses jugements, sont instruits sur la base d’un raccourci ou d’une approximation, dont ils se contentent. Ex : je crois que … j’estime que… et cela m’est largement suffisant. Cette question d’approximation est extrêmement importante car elle touche le caractère économique des mécanismes de prise de décision. Elle renvoie à la causalité et à l’attribution dont construit un acteur et permet d’expliquer comment un acteur peut aller à l’encontre des présupposés rationalistes.

Notes
950.

Robert Jervis, Richard Ned Lebow, et Janice Gross Stein, Psychology and Deterrence , Baltimore, The John Hopkins University Press, 1985.

951.

Robert Jervis, The Illogic of American Nuclear Strategy , London, Cornell University Press, 1984.

952.

Michel Croziet et Erhard Friedberg, L’acteur et le Système , Paris, Seuil, 1977.