Les difficultés de la dissuasion rationnelle

Si l’on considère que la crédibilité de la dissuasion est fonction de la rationalité des acteurs à qui est destinée cette conception, on se heurte à une difficulté majeure. Celle relative aux calculs, aux valeurs et aux normes des challengers. Car la stratégie de la dissuasion dépend essentiellement de la rationalité des acteurs et de la nature du processus décisionnel. Dans ce contexte, la rationalité, en ce qui concerne la prise de décision, est définie comme : une capacité à peser le poids des options sur la base des coûts et des bénéfices potentiels, ainsi que des considérations de la probable réaction de l’acteur d’en face. Mais, si un acteur agit, selon ses propres estimations et raisonnements, à l’encontre de la dite ‘’rationalité’’, et donc “irrationnellement“, dans ces conditions s’effondre toute logique de rationalité et de dissuasion. L’histoire abonde d’exemples dont on peut témoigner de la relativité de ce que l’on peut prétendre définir comme étant rationnelle. Il y a d’abord l’exemple historique des habitants de la ville espagnole Numance (Julian Hurtado, 2000) 953 et Americo Castro, 1963) 954 . Cette ville qui résiste durant 11 ans au siège imposé par les Romains. Il y a également l’exemple des habitants de Massada en Palestine ( 955 ). Mais il y a aussi l’exemple des habitants d’Okinawa ( 956 ), durant la Deuxième Guerre mondiale.

Ces trois exemples montrent à quel point l’acte de suicide collectif peut être la suite logique d’une démarche rationnelle suivie par un groupe dans un contexte bien particulier. Les critiques de la théorie de dissuasion sont souvent basées sur le fait que la rationalité est en soi ambiguë et que l'histoire est remplie d’exemples d’acteurs qui ont pris des décisions à risque et qui n'ont pas agi “rationnellement”. En analysant l'histoire de la dissuasion nucléaire entre les États-Unis et l’Union soviétique, la rationalité des acteurs paraît avoir joué un rôle central, explique Gerald Steinberg (1997) 957 . Mais, cette pensée n’explique pas comment la situation aurait pu évoluer si, à Washington ou à Moscou, l’on s’était retrouvé face à un acteur dit “irrationnel“. Hitler est souvent cité comme l’exemple d'un décideur qui était disposé à commander le décès de millions d’hommes, sans aucune limite morale, et à choisir le suicide pour lui-même, pour son régime, et pour toute la société allemande soulignent Richard Ned Lebow et Janice Gross Stein (1989, p. 210) 958 , ainsi que John J. Mearsheimer (2002) 959 . La théorie de la dissuasion suppose que les leaders calculent les coûts et les bénéfices en termes d’intérêts nationaux. Or, dans beaucoup de cas, pour certains États, -en particulier dans le Moyen-Orient-, les valeurs centrales des décideurs sont souvent limitées à un petit sous-groupe. Elles peuvent être limitées à une nationalité spécifique, une tribu, ou encore l'élite régnante. Elles peuvent être familiales ou encore liées à la propre survie du pouvoir personnel. Les coûts et les bénéfices des autres groupes n’ont donc, pour ces acteurs, pas ou peu de conséquences. Beaucoup de questions ont été soulevées concernant les processus de prise de décision et l'application du choix rationnellement raisonnable de la part des acteurs dans le Moyen-Orient. Les structures de prise de décision tendent à être plus aléatoires que dans le monde occidental. Cela renvoie à la notion de l’individualisme méthodologique, qu’explique Raymond Boudon (2003) 960 , et selon laquelle l’acteur agit et a de bonnes raisons d’agir selon sa propre rationalité.

Avec moins d'accès à l'information, avec peu ou presque pas de professionnels, avec un grand écart culturel, il y a beaucoup d’éléments qui empêchent une compréhension correcte des actions probables des acteurs. Il y a aussi des difficultés pour calculer et estimer correctement les réactions de l’acteur face à certaines situations. La dissuasion en fait partie. D’après Robert Jervis (1989, p. 200) 961 , Michael Mandelbaum (1977, p. 66) 962 , ces difficultés sont dues à une grande différence entre les normes culturelles et les critères de référence existants chez les différents acteurs (dissuadant et challenger). « Les dirigeants arabes, écrit Jean-Pierre Derriennic (1974) 963 , ont, dans le passé, administré la preuve de leur capacité à prendre des décisions catastrophiques, non pas parce qu’ils les jugeaient rationnelles, mais parce qu’ils s’étaient placés eux-mêmes dans une situation qui les rendait incapables d’agir différemment » Des auteurs comme, Richard Bordeaux Parker (1967, pp. 177-197) 964 , Janice Gross Stein, Robert Jervis, et Richard Ned Lebow (1985) 965 , considèrent que la politique militaire de Nasser dans les quelques semaines qui précèdent la guerre de juin 1967, - l'expulsion des forces de l'ONU du Sinaï et la mobilisation des troupes le long de la frontière israélienne-, est souvent vue comme une cascade d’actions suivies sans évaluation des risques et sans préparation permettant de répondre aux conséquences probables de ces décisions. Mais, les gouvernements israéliens, écrit Jean Pierre Derriennic, (1974, p.134) 966 , « étant donné la mentalité très particulière de certains de ces membres marqués à la fois par le complexe de Massada (non loin du site de Dimona), et par le traumatisme d’Auschwitz, est sans doute aujourd’hui, dans le monde, celui qui est le moins incapable de prendre une décision d’emploi des armes nucléaires. »

Notes
953.

Julian Hurtado Aguna, Historia Antigua, Thèse de doctorat, Université de Salamanca, 2000.

954.

Americo Castro, La Réalité historique de l'Espagne , Paris, Klincksieck, 1963.

voir aussi : Juan Goytisolo “Cinq siècles après, l'Espagne paie encore pour avoir renié son héritage arabe et juif”, Le temps stratégique, N. 17.

955.

Velleius Paterculus, Histoire romaine du retour de Troie au règne de Tibère, Livre II, traduction française, édition de Pierre Hainsselin et Henri Watelet.

956.

Voir à ce propos le documentaire de Chris Marker, Level Five, Le cinéma d’ARTE, 1996

957.

Gerald Steinberg, “Deterrence and Middle East Stability, an Israeli perspective”, Security Dialogue, printemps 1997.

958.

Richard Ned Lebow, Janice Gross Stein, “Rational Deterrence Theory: I Think, Therefore I Deter”, World Politics, N. 41, janvier 1989.

959.

John J. Mearsheimer, Stephen M. Walt, “Can Saddam be Contained”, Weatherhead Center for International Affairs, Harvard University, Novembre 2002.

960.

Raymond Boudon, Raison, Bonnes Raisons , Paris, PUF, 2003.

Voir aussi : Raymond Boudon, Effets pervers et ordre social , Paris, PUF, 1993, 282 pages, et Raymond Boudon, La logique du social , Paris, Hachette, 1997, 333 pages.

961.

Robert Jervis, “Rational Deterrence: Theory and Evidence”, World Politics, N. 41 janvier 1989, p. 200.

962.

Michael Mandelbaum “International Stability and Nuclear Order”, in Nuclear Weapons and World Politics: Alternatives for the Future , New York, McGraw Hill, 1977, p. 66.

963.

Jean-Pierre Derriennic, Israël en guerre , Paris, A. Collin, 1974.

964.

Richard B. Parker. “The June 1967 War: Some Mysteries Explored”, Middle East Journal, Vol. 46, No. 2, printemps 1967, pp. 177-197.

965.

Janice Gross Stein, “Calculation, Miscalculation, and Conventional Deterrence : The View from Cairo”, in Robert Jervis, Richard Ned Lebow, Janice Gross Stein, Psychology and Deterrence , Johns Hopkins University Press, 1985.

966.

Ibid.

Voir à ce propos : Michael Baigent, Richard Leigh The Dead Sea Scrolls Deception , New York, Summit Books, 1991.