1.2.5. La collocation 32

« La collocation d’un mot est son contexte immédiat » (Tournier, 1991b : 34). L’analyse d’une lexie, dans une série d’énoncés, révèle que

‘« tel mot n’apparaît jamais à proximité immédiate de tel autre (collocation non attestée), ou bien qu’il apparaît quelquefois (collocation fortuite), souvent (collocation fréquente) voire obligatoirement (collocation nécessaire) » (ibid.). ’

Cette définition est inopérante pour établir une distinction entre composés et collocations. Avec un tel continuum, comment différencier une collocation fréquente et nécessaire d’un composé ? Tournier cite l’exemple EN fast bowler. Dans les commentaires de matches de cricket l’adjectif fast précède souvent le nom bowler. Le groupement fast bowler n’est pas répertorié dans les dictionnaires comme nom composé. Selon l’auteur, étant donné la fréquence du groupement, ce serait un composé en voie d’intégration. Néanmoins, en 2005 fast bowler n’est toujours pas répertorié dans le GDT, ni dans le MWOD qui répertorie pace bowler. Le CALDO cite l’exemple fast / pace bowler. Les travaux de Hausmann (1979), basés sur ceux de Bally (1909), 33 semblent plus appropriés à l’établissement de la distinction composé/collocation :

‘« Il y a série ou groupement usuel lorsque les éléments du groupe conservent leur autonomie, tout en laissant voir une affinité évidente qui les rapproche, de sorte que l’ensemble présente des contours arrêtés et donne l’impression de déjà vu ». (Bally in Hausmann 1979 : 189)’

Deux exemples illustrent cette définition : FR gravement malade et grièvement blessé. Malgré leur signification proche, les adverbes grièvement et gravement ne sont pas interchangeables (*grièvement malade et  ?gravement blessé). Pour répondre à son objectif – la création d’un dictionnaire des collocations –, Hausmann doit affiner cette définition. Il faut différencier les combinaisons usuelles de celles qui ne le sont pas. Le nombre de combinaisons usuelles étant considérable, cela suppose que le corpus à constituer sera gigantesque. L’auteur cite l’exemple de FR arbre. Abattre ou couper sont des cooccurrents usuels mais qu’en est-il de regarder et mesurer ? S’ils ne sont pas moins usuels, il est peu probable qu’un locuteur cherche regarder ou mesurer un arbre dans un dictionnaire.

Pour Hausmann (1979 : 191), les collocations relèvent de la langue en tant que norme dans la mesure où « il y a une contrainte plus ou moins arbitraire des mots sur les mots ». Des comparaisons entre les langues permettent de révéler cette contrainte. En français, on parle de luxe princier et, en anglais, de dazzling luxury qui est équivalent 34 à FR *luxe éblouissant/aveuglant (FR démenti formel et EN flat denial). Une collocation est l’assemblage d’une base (le nom) et d’un collocatif (l’adjectif) qui est sous contrainte et orienté. Le signifié de la base est autonome. Il n’a pas besoin du collocatif pour être défini. En revanche, le collocatif ne se réalise entièrement que combiné à une base. Dans la collocation FR célibataire endurci, la base célibataire est sémantiquement autonome alors que le collocatif endurci a besoin d’une base – célibataire, pécheur – pour être complètement défini : 35

Comme le montrent les deux définitions, le collocatif endurci ajoute une qualité à la base célibataire. Les collocations permettent d’acquérir une bonne maîtrise de la langue, d’où l’importance pour les usagers non natifs d’une langue d’assimiler les collocations consacrées par l’usage.L’adjectif endurci dans célibataire endurci ne signifie pas « devenu dur, insensible » mais « figé dans son opinion ». Heid et Freibott, qui voient la collocation comme une « combinaison polaire non arbitraire de deux lexèmes qui a un caractère conventionnel à l’intérieur d’un groupe linguistique » (1991 : 78), partagent l’avis d’Hausmann : les collocations doivent être apprises. Les locuteurs considèrent que les collocations sont des « produits semi-finis » 36 puisqu’elles ont un caractère conventionnel et sont souvent répertoriées.

En conclusion, composés et collocations se ressemblent dans la mesure où ce sont des groupes de lexies simples qui doivent être appris et répertoriés dans les dictionnaires. En revanche, ces deux types de groupements se différencient dans le sens où les éléments d’un composé, le déterminé et le déterminant, sont définissables isolément, contrairement au collocatif d’une collocation qui est lié à la base. D’autre part, dans les dictionnaires la collocation est fréquemment présentée dans l’article consacré au collocatif et non à la base (Haussmann 1979). Le composé est ordinairement répertorié dans l’article du déterminé. Par exemple, dans le PR 1996 la collocation FR ignorance crasse figure dans l’article du collocatif crasse alors que le composécourrier électronique est défini à l’adresse du déterminé courrier.

En somme, un double test à partir du PR 1996 pourrait peut-être déterminer si un groupe de mots est un composé ou une collocation. Si le groupe est répertorié à l’adresse du substantif et si la définition de l’adjectif ne dépend pas de celle du substantif, alors le groupe est un composé et non une collocation. Pour connaître la fiabilité de ce test, nous allons l’appliquer aux vingt-et-un groupements qui sont des collocations pour Haussmann (1979 : 189) et voir s’ils sont effectivement répertoriés à l’adresse de l’adjectif et si la définition de ce dernier dépend de celle du nom : démenti formel, ferme résolution, vif intérêt, activité fiévreuse, soin minutieux, attention soutenue, agitation fébrile, preuve irréfutable, refus catégorique, liens indissolubles, sanglant outrage, profonde reconnaissance, envie folle, rapidité vertigineuse, prix exorbitant, victoire décisive, ignorance crasse, laideur repoussante, avarice sordide, luxe princier, répugnance insurmontable. Le test fonctionne plutôt bien : treize collocations le passent avec succès, dans sept cas la réussite est partielle et il n’échoue que pour une seule unité (voir Annexe 3). Des nuances doivent cependant être apportées. D’abord, le critère dictionnairique est fragile car les dictionnaires ne répertorient pas toujours les groupements de la même manière. Ensuite, ce critère n’est pas toujours suffisant : les termes ne figurent pas dans les dictionnaires de langue générale et de langue de spécialité dès leur création et certains ne feront jamais leur apparition dans les ouvrages lexicographiques (Gile 1995 : 137, Béjoint 2000).

Reprenons le critère conceptuel évoqué lors de la distinction composé-séquence fortuite. Comme on l’a dit, un nom composé correspond à un concept. Une collocation devrait correspondre à l’addition des concepts de la base et du collocatif. Cette règle n’est pas infaillible puisque si les collocations FR prix exhorbitant et activité fiévreuse renvoient à deux concepts (/valeur d’un bien/ + /excessif/ et /occupation/ + /passionné, intense/), on peut hésiter à propos d’ignorance crasse qui semble renvoyer à un seul concept (/ignorance dans laquelle on se complaît/). L’hésitation entre un concept et deux concepts pour ignorance crasse naît de la multiplicité des utilisations sémantiques du collocatif (crasse peut signifier grossière). Le sens d’une même lexie diffère en fonction du contexte dans lequel elle apparaît. De plus, il existe plusieurs types de variations sémantiques (Cruse, 1986 : 50 et seq.). Dans certains cas, comme EN Sue is visiting her cousin, la communication est claire. La lexie EN cousin est générale, elle renvoie à FR cousin et cousine. Dans d’autre cas, comme EN we finally reached the bank, la communication est ambiguë. EN bank renvoie à la fois à FR établissement bancaire et à berge (d’un cours d’eau). Aucun sens général ne regroupe les deux possibilités. Il est difficile d’établir le sens des lexies polysémiques.

Notes
32.

Nous nous intéresserons uniquement aux collocations A + N et N + A dans la mesure où les autres types de collocations ne présentent pas d’ambiguïtés avec les noms composés (N + V, FR un doute subsiste ; V + prép + N, FR être rongé de doutes ; ou V + N, FR éprouver un doute, par exemple).

33.

Bally établit une distinction, au niveau syntagmatique, entre les « associations libres et occasionnelles, les séries phraséologiques ou groupements usuels et les unités indissolubles » (Hausmann, 1979 : 189).

34.

Des termes équivalents désignent des concepts homologues dans plusieurs langues (Thoiron et al., 1996 : 512). Voir Part. III, Ch. 1, Sec. 1.1.2. pour la notion d’équivalence en terminologie.

35.

Dans les deux définitions, les acceptions correspondant à la base et au collocatif sont en caractères gras.

36.

La dénomination produit semi-fini est utilisée par opposition aux combinaisons de lexies qui relèvent du « hasard du texte », c'est-à-dire non lexicalisées.