Le contexte lyonnais

Alors que les poètes de la Pléiade élaborent une Deffense et Illustration de la Langue Française, que François Ier puis Henri II posent les bases d'une construction nationale et d'un pouvoir centralisateur, la ville de Lyon semble marginale. Elle cultive un certain cosmopolitisme, les imprimeurs allemands n'hésitant pas à s'installer rue Mercière ; pour leur part, les banquiers italiens ou même les exilés des grandes villes transalpines investissent de leur langue et de leur culture toute la Presqu'île lyonnaise. « Pour avoir été le premier point d’ancrage, en France, de la république toscane, Lyon mérita justement le surnom de Florence françoise » 10 . Lyon est, de fait, une ville prospère et dynamique, au confluent de deux voies navigables importantes, Saône et Rhône, qui permettent la circulation des biens, des personnes et des idées, venues d’Italie, des Pays germaniques et même d’Espagne. La ville jouit aussi d'une situation géographique particulière : elle possède un des rares ponts sur le Rhône et sert de ville frontière (à péage) entre la France et l'Italie, voire l’Europe orientale. Quatre grandes foires annuelles de quinze jours chacune et les fréquents passages de la cour royale assurent d’ailleurs son prestige et favorisent son expansion économique. Dans le quartier du Change, par exemple, on trouve des banquiers italiens influents comme le célèbre Thomas Guadagni, florentin exilé, banquier de François Ier, plus connu sous le nom de Gadagne 11 .

Les relations que l’auteure noue dans la ville à la faveur de l’impression et de la publication de ses E uvres jouent un rôle prépondérant dans le caractère « humaniste » de sa poétique. Par sa richesse économique, Lyon est une ville où les classes sociales sont sans doute moins étanches qu’ailleurs. Elle ne subit la pression d'aucune Sorbonne, d'aucune censure. Si Paris s'affirme alors comme le centre vital d'une monarchie de plus en plus forte et unifiée, la ville de Labé demeure encore le terreau fertile d'une création presque sans contrainte. Au cœur d’une large effervescence intellectuelle, Lyon est un pôle éditorial actif – voire activiste, dans le sens anglais du terme – où sont publiées depuis le début du siècle diverses traductions, comme les Azolani de Pietro Bembo en 1552,traduits par Jean Martin, ou les Dames de Renom de Boccace, traduites en français, en 1551, tous deux imprimés chez Roville 12 . Des ouvrages plus récents y sont aussi mis sous presse :

  • les Opere Toscane de Luigi Alamanni, publiés en 1532-1533 chez Gryphe,
  • le Pantagruel de François Rabelais en 1532 chez Claude Nourry et le Gargantua en 1535 chez François Juste,
  • Les Contes Amoureux de Jeanne Flore vers 1540,
  • l’Éloge de la Folie d’Erasme, parue chez Sébastien Gryphe en 1528,
  • Il Cortegiano de Baldesar Castiglione, publié dès 1538, puis de nouveau en 1550, chez Roville,
  • L’Art poétique, L’Amour des amours, de Jacques Peletier du Mans, chez Tournes, en 1555, mais aussi l’Algèbre, chez le même éditeur, un an auparavant,
  • Solitaire second ou prose de la musique, de Pontus de Tyard, ainsi que les Erreurs amoureuses en 1555, chez Tournes, dont on connaissait déjà une édition de 1549.

Place forte européenne de l’imprimerie (Dolet s’y est installé en 1534 pour travailler chez Gryphe), Lyon se présente, à l’image de Florence, comme le « creuset du monde moderne » 13 . Le livre constitue un outil puissant de promotion des idées, notamment en faveur des femmes, comme l’atteste la publication de la Nef des dames vertueuses de Symphorien Champier en 1503 chez Jacques Arnoullet à Lyon, la même année que celle du Trésor de la cité des dames de degré et de tous estatz de Christine de Pisan, à Paris, chez Lenoir. La chronologie des écrits féminins est signifiante. Eliane Viennot, s’appuyant sur les travaux de William Kemp, en a montré l’importance : « Entre 1488, où parut (sous l’anonymat) l’Art de Chevalerie de Christine de Pizan, jusqu’au début des années 1530, vingt des vingt-deux ouvrages d’autrices publiées en France étaient l’œuvre de mortes et/ou de saintes (Christine, Proba Falconia, Hildegarde de Bingen, Elisabeth de Schönau, la Pseudo Brigitte de Suède…). Les deux autres étaient des princesses : Marguerite d’Autriche et Anne de France. L’impulsion décisive fut donnée par une troisième, Marguerite de Navarre, qui commença de publier à partir de 1531 et ne cessa plus ensuite. Entre cette date et 1555, l’année où Louise Labé fit imprimer ses Œuvres, elles furent onze écrivaines, toutes vivantes à l’exception de Pernette Du Guillet… » 14 .

Lyon est donc une ville humaniste où se côtoient poètes, réformateurs, et écrivains. Labé a peut-être rencontré Pontus de Tyard, Clément Marot, Jacques Peletier du Mans, Olivier de Magny, Antoine Du Moulin, Charles Fontaine, Maurice Scève, Barthélemy Aneau ou encore Antoine Héroët, tous penseurs, linguistes, traducteurs, formés à la culture humaniste et aux débats d’idées.

Notes
10.

Karine BERRIOT, Louise Labé, la Belle Rebelle, op. cit., p. 25.

11.

Ibid., p. 47.

12.

Henri et Julien BAUDRIER, Bibliographie lyonnaise, Genève, Slatkine, 1999.

13.

Ibid., p. 18.

14.

Eliane VIENNOT, « La diffusion du féminisme au temps de Louise Labé », in Louise Labé 2005, études réunies par Béatrice ALONSO et Eliane VIENNOT, Collection l’Ecole du genre, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2004, p. 33. L’article de William KEMP dont il est fait mention est « Textes composés ou traduits par des femmes et imprimés en France avant 1550 : bibliographie des imprimés féminins (1488-1549) » in L’Ecriture des femmes à la Renaissance française, numéro spécial de Littératures, 18, Montréal, McGill, 1988, pp. 151-200.