Les Eu vres sont un ensemble hétérogène à la structure complexe. Une Epistre Dedicatoire, un Débat, trois Elégies et vingt-quatre Sonnets les composent, auxquels s’ajoutent un Privilege et vingt-quatre autres pièces poétiques, les Escriz, Hommages de quelques poètes – lyonnais ou non – à l’auteure. Il est nécessaire de reprendre pas à pas l’architecture de l’œuvre de Labé pour en cerner l’objectif. Daniel Martin a mis à jour l’« architecture secrète du volume » et les « procédés qui ont permis de faire de chacune des parties, de chaque discours du Débat de Folie et d’Amour, de chaque pièce poétique, autant d’éléments contribuant à l’unité de l’ensemble et prenant sens par rapport à cet ensemble et à ses parties constitutives » 15 . Ces Euvres, publiées une première fois en 1555, ont été revues et corrigees par ladite Dame, en 1556, chez Jean de Tournes et rien ne semble avoir été laissé au hasard par la poète. L’« aspect hétérogène qu’offre de prime abord le volume » 16 est désavoué par le nombre incroyable d’échos des pièces les unes par rapport aux autres, de la prose à la poésie, de l’épître à l’Hommage, et par les sutures que la poète a pris soin de faire entre les différentes parties de son œuvre. L’auteure s’inscrit ainsi dans une démarche raisonnée de production artistique, en rapport avec une époque où l’hétérogénéité esthétique ne s’oppose pas à l’affirmation d’une unité poétique – les œuvres de Jérôme Bosch ou d’Arcimboldo l’attestent. Demandant à son lecteur une approche tout d’abord naïve de sa production, Labé incite à la quête du secret des Euvres. Il est donc nécessaire de réhistoriciser sa production, en tenant compte de son intégralité structurée, ainsi que de l’intertexte renaissant qui s’y développe.
Toute la légende, toutes les hypothèses, toutes les théories biographiques de la critique labéenne tiennent peut-être au verbe majoritaire utilisé au sonnet XVIII, ce verbe baiser, répété de manière insistante au premier vers :
‘Baise m’encor, rebaise moy et baise… 17 ’Ce n’est pas tant le caractère discrètement impudique du terme qui a pu gêner mais l’expression, par une femme, de la sensualité amoureuse. Louise Labé a longtemps été davantage considérée comme une courtisane que comme une auteure. Cela vient sans doute du Philosophe de Court, de Philibert de Vienne, cité par Daniel Martin 18 , qui évoque le premier, en 1547, une « Cordière de Lyon » que le critique identifie à Labé. Le texte ne fait pas mention de l’activité littéraire de l’auteure des Euvres mais de sa qualité de « courtisane honnête », c’est-à-dire de femme qui reçoit chez elle des hommes. Il n’est donc pas dit que Labé soit une « putain », pour employer le terme utilisé par Philibert de Vienne, mais le « soupçon de vénalité trouble la définition » 19 , même italienne, de cette appellation de cortegiana honesta.
Le terme de courtisane mérite d'être commenté : l'auteure lyonnaise suit probablement l'exemple des Italiennes qui, comme celles présentées dans le Cortegiano de Castiglione, voient dans l'art de cour un modèle de promotion sociale, notamment des femmes. Mais, « l’aventure littéraire n’était pas sans danger pour une femme » 20 , d’autant plus si elle tenait un discours féministe en se servant de toutes les formes d’expression que lui permettait l’humanisme renaissant 21 .
Nous avons choisi de reconsidérer les Euvres de Louise Labé dans leur intégralité à partir de la version qu’elle en a elle-même donnée en 1556 chez Jean de Tournes, à Lyon : Euvres revues et corrigees par ladite dame. Nous travaillons conjointement sur cette édition originale et sur celle présentée par François Rigolot 22 . Nous devons dès lors nous interroger sur la relecture corrective des Euvres par leur auteure. Louise Labé a-t-elle relu et corrigé sa première édition, ce qui laisse supposer une certaine maîtrise de sa part et une grande confiance accordée par son imprimeur ? Jacques Peletier du Mans, alors correcteur chez Tournes, l’a-t-il aidée ? On peut en tout cas considérer que l’auteure Louise Labé est très investie par rapport à une œuvre pour laquelle elle obtient, en son nom propre, le privilège du roi. Les vingt-quatre poèmes qui viennent clore les Euvres, sous le titre d’Escriz de divers poètes à la louenge de Louize Labé Lionnoize, ont indéniablement un rôle à jouer dans la réception de l’œuvre et dans l’orientation que Labé a voulu lui donner. Les éditions d’Enzo Giudici 23 et de Françoise Charpentier 24 présentent au contraire quelques inconvénients, dont le choix de ne pas avoir retenu les Escriz que Labé fait figurer dans son recueil. L’édition de Françoise Charpentier a réuni dans un seul ouvrage les œuvres de Labé et de Pernette Du Guillet – et y a adjoint des Blasons –, associant deux poètes qui n’ont guère d’autres points communs que d’être des femmes lyonnaises, et c’est dans ce cadre qu’est justifié le rapprochement éditorial.
Notre parti pris sur les E uvres, objet poétique, sera politique. Les différentes positions critiques sur l’œuvre de Labé ne peuvent être tenues pour absolument satisfaisantes de ce point de vue. Elles n’ont sans doute pas pris la « mesure du monde » des Euvres, c’est-à-dire la dimension renaissante de cette production et de son implication politique.
Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 11.
Ibid.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 131.
Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 16, citant l’édition critique de l’ouvrage de Philibert de Vienne, établie par P. M. SMITH, Genève, 1990, p. 138.
Ibid. Martin cite ici l’ouvrage de E. BERRIOT-SALVADORE, Les Femmes dans la société française de la Renaissance, Genève, Droz, 1990, p. 453.
Ibid., p. 14.
Voir pour cela Daniel MARTIN, Louise Labé, Débat de Folie et d’Amour, Elégies, Sonnets, Clefs-concours, Lettres XVIème, Paris, Atlande, 2004.
Louise LABÉ, Œuvres complètes , op. cit. Nous renvoyons à la note de François RIGOLOT à propos de l’établissement du texte, p. 29.
Louise LABÉ, Œuvres Complètes, édition Enzo GIUDICI, Genève, Droz, 1981.
Louise LABÉ, Œuvres Poétiques, édition Françoise CHARPENTIER, Paris, NRF-Poésie Gallimard, 1983.