Humanisme et lyrique

Il peut paraître contradictoire d’associer lyrisme et humanisme. L’humanisme désigne le mouvement artistique, littéraire, social et philosophique, caractéristique de la Renaissance, qui se développe à partir du règne de François Ier et qui place l’humain au centre de toutes les préoccupations. Au XVIème siècle, le mot n’existe pas, même si des expressions latines, usuelles chez Cicéron et Quintilien, utilisent les termes de studia humanitatis ou encore de literae humaniores, qui renvoient aux actuelles sciences humaines et humanités. Les cinq matières dites humanités étaient l’éthique, la poétique, l’histoire, la rhétorique et la grammaire 27 . Les penseurs du XVIème siècle ont clairement le sentiment d’appartenir à une « renaissance » de l’esprit et de la philosophie, mais une renaissance toujours paradoxale, nourrissant des théories nombreuses et variées, parfois contradictoires. C’est une époque de quête, d’interrogation, de mise en doute et d’invention. Pour les penseurs de l’époque, il est nécessaire de revenir aux modèles antiques tant pour les sciences que pour l’art. L’humanisme est ainsi une sorte d’idéal auquel tendent les érudits de la Renaissance, plaçant l’homme au centre de la société humaine et de l’univers. Il est difficile à ce courant de pensée de prendre en considération les femmes, même si de nombreux débats agitent la société du XVIème siècle à propos de leur éducation, de leurs mœurs et de leur esprit. Bien que les réflexions sur l’éducation des femmes pullulent, c’est avant tout l’homme qui est considéré, comme genre social et individu politique, au centre de toutes les préoccupations philosophiques. L’éducation des femmes n’est souvent envisagée que par rapport à cet homme – ecce homo – dés-humanisé en fait puisque amputé de sa moitié femelle. L’humanisme cherche ainsi un modèle de société terrestre heureuse, de société idéale, pour dépasser des rapports de sexes marqués par l’Ordo Mundi : la bi-polarisation de la société oppose le haut et le bas, la droite et la gauche, le bien et le mal, le mâle et la femelle, le masculin et le féminin, l’Agapé et l’Eros, et bien d’autres couples encore, comme l’Amour et la Folie, mais demeure toujours une « norme naturelle », l’homme. L’humanisme labéen, pour sa part, se distingue de l’humanisme en ce qu’il est celui d’une exploitation de la philosophie renaissante au profit d’un projet féministe.

Nous entendons par lyrique la poésie lyrique, c’est-à-dire celle destinée à être chantée, appartenant à la tradition antique, étymologiquement issue de la lyre, instrument de musique d’Apollon, d’Orphée, de Sappho ou d’Amphion, personnages que l’on retrouve dans les Euvres, explicitement ou implicitement. Le lyrisme est le ton adopté généralement dans la poésie lyrique. En rapport étroit avec l’idée de musique et de chant, on a tendance à considérer que seul-e-s les Elégies et les Sonnets des Euvres de Louise Labé sont lyriques, appartiennent au lyrisme, puisqu’ils/elles sont les seules pièces versifié-e-s de cet ensemble hétérogène. Cependant, l’hétérogénéité apparente est remise en question par le système d’échos et d’interférences constant-e-s entre la prose et les vers des Euvres. Par conséquent, notre travail montrera que la production labéenne est composée à la fois d’une poésie pétrie d’humanisme et d’une prose qui résonne poétiquement. Il aurait été plus simple d’évoquer les thématiques humanistes dans l’Epistre Dédicatoire et surtout le Débat, et la poéticité uniquement dans les Elégies et les Sonnets, mais considérant les Euvres comme un tout – et comme un tout qui fonctionne sur la réconciliation de ce qui est généralement opposé –, comme une toile, un tissu, dont les pièces se parlent, communiquent, se répondent, nous pouvons conjointement envisager l’humanisme des vers et la poéticité de la prose des Euvres de Louise Labé.

L’effervescence émancipatrice de l’humanisme se fait donc, paradoxalement, au cœur d’une époque en quête de norme. La Renaissance française, notamment linguistiquement, développe l’idée d’une unité nationale. « A l’époque de François Ier et de Charles Quint un nouveau type de grand état centralisateur prend forme tandis que l’idéal italien de la cité-principauté est en déclin » 28 . L’Italie veut trouver une langue nationale unitaire, non seulement parlée mais écrite, sous l’influence de Boccace, Dante et Pétrarque, ou encore du Courtisan de Castiglione – même si ces textes sont alors plutôt contradictoires –. A l’époque des Euvres, le français est en train de se fixer, de fixer une norme linguistique, grammaticale et orthographique, mais aussi poétique (comme la réaffirmation de l’alternance des rimes féminines et masculines), prosodique et rhétorique. Telle est l’origine du projet de la Deffense et Illustration de la Langue Française : la modernité linguistique doit coïncider avec le sentiment d’une appartenance « nationale ». Au XVIème siècle, les questions orthographiques et grammaticales deviennent ainsi aussi importantes que les interrogations politiques. En 1530, François Ier fonde le Collège Royal (futur Collège de France) où sont enseignées les langues latine, grecque et hébraïque ainsi que la philosophie et les mathématiques. La volonté du roi est de souder la France autour de sa langue. La place du royaume de France en Europe, et la place des régions au sein de ce royaume, motivent également penseurs, linguistes et poètes. Le succès de l’imprimerie permet de déterminer une norme d’usage de la langue écrite et fait débattre les hellénistes érudits, comme Robert Estienne, et les tenants d’une simplification orthographique, comme Jacques Peletier du Mans. Fixer, c’est bien entendu normaliser. Les auteurs veulent, en outre, rompre avec la scolastique médiévale et revenir aux Anciens, à la culture gréco-latine. Les jeunes gens de la Pléiade ont pour projet « patriotique » de concurrencer les auteurs grecs et latins, mais aussi les modernes italiens. Pour les poètes de la Pléiade, il s’agit d’unifier le royaume de France autour de sa langue. Du Bellay 29 , par sa Deffense et Illustration de la Langue Française de 1549, fait évidemment écho à la décision prise par François Ier d’imposer la langue française dans tous les textes officiels (Edit de Villers-Cotterêts, 1539). Comment Louise Labé se situe-telle dans ce débat ? Elle ouvre son canzoniere sur un sonnet en italien : c’est déjà une manière d’affirmer une identité particulière – lyonnaise et influencée par l’Italie –. Adhère-t-elle à la norme Du Bellay ? Elle rédige une Epistre Dédicatoire aux accents féministes, percevant que l’humanisme peut servir l’émancipation des femmes de son temps, s'engageant ainsi dès le début de son œuvre dans un projet politique qui n’est pas sans rapport avec la volonté normalisatrice de la Deffense et Illustration de la Langue Françoise.

Le premier humanisme, enclin au paradoxe et à la contradiction, semble être celui auquel adhère l’œuvre labéenne. Il s'agit, comme dans les œuvres d'Erasme et de Rabelais ou dans les tableaux de Jérôme Bosch, Dürer ou Brueghel, de réconcilier l'humain avec lui-même, donc avec sa part d'excès et de folie possible. La Folie, force motrice alliant les traditions savantes et populaires, joue un rôle important dans la philosophie humaniste : les ouvrages de Sébastien Brant (La Nef des Fous) et de Josse Bade (La Nef des Fols) ainsi que l’Eloge de la Folie d’Erasme en 1509, attestent de la place qu’on lui donne dans la conscience de la Renaissance. Il s’agit de réconcilier l’homme avec sa part d’ombre, en démontrant que la folie fait partie intégrante de son être. La force populaire et carnavalesque de Folie se retrouve chez Rabelais et Marot, dans les débordements de leurs propos, dans une « harmonieuse fusion des courants savants et populaires propre à assurer l’essor et le renouvellement d’une langue, d’une littérature et du génie que celles-ci véhiculent à travers le temps » 30 . « Personnification de la langue vulgaire triomphant en France au milieu du siècle » 31 , le personnage de Folie, tel qu’il existe dans le Débat de Folie et d’Amour, est donc peut-être le symbole de l’alliance des contraires réalisée par une écriture protéiforme humaniste, celle de Louise Labé. « Les poètes de la Renaissance entretiennent un rapport complexe et humoristique à leurs productions (...), jouant avec les doubles voire les triples sens » 32  ; la Folie entre souvent dans ce jeu de brouillage prosodique, de paradoxe linguistique, étant obstinément liée à toutes les expériences majeures de la Renaissance, comme l’explique Foucault 33 . Contexte particulier que le climat humaniste, « splendide carnaval du verbe que fut la Renaissance lyonnaise » 34 , bouillon de culture philosophique du XVIème siècle, à la fois curieux, prodigue et multiple, échappant par-là même à toute tentative de simplification et peut-être même de définition ! Les auteurs du XVIème siècle ont, pour la plupart, ceci en commun que la création et la critique, ou la glose, de leur propre production, peuvent s'accorder dans leurs œuvres. Les productions littéraires de la Renaissance, qu’elles soient en vers ou en prose, font intervenir plusieurs « strates » ou possibilités de lecture, se nourrissant d’elles-mêmes, se commentant, se contredisant parfois, et entretenant un rapport étroit à la glose. Les humanistes jouent de l'ironie et du paradoxe, ne se contentent jamais d'un seul niveau de lecture mais donnent à leurs œuvres une richesse diverse et multiple, à l'image de la Cornu Copia 35 . « Les humanistes nous ont enseigné (…) que la vraie gravité s’éclaire toujours d’une ironie mariée d’indulgence », relève Karine Berriot 36 .

Notes
27.

Peter BURKE, La Renaissance européenne, Paris, Le Seuil, 2000, p. 42.

28.

Italo CALVINO cité par Karine BERRIOT, Louise Labé, la Belle Rebelle, op. cit., p. 55.

29.

Joachim DU BELLAY, Deffense et Illustration de la Langue Française in Les Regrets. NRF-Poésie Gallimard, Paris, 1967.

30.

Karine BERRIOT, Louise Labé, la Belle Rebelle, op. cit., p. 16.

31.

Ibid., p. 30.

32.

Ibid. , pp. 18 et 19.

33.

Michel FOUCAULT, Histoire de la Folie à l'Age Classique, Paris, Gallimard, 1956.

34.

Karine BERRIOT, Louise Labé, la Belle Rebelle, op. cit., p. 9.

35.

Voir pour cela l’ouvrage de Terence CAVE,The Cornucopian texte : problems of writing in French Renaissance, Oxford, Clarendon Press, 1979.

36.

Karine BERRIOT, Louise Labé, la Belle Rebelle, op. cit., p. 9.