Louise Labé parle une langue normée. Nous en sommes tou-te-s réduit-e-s à utiliser les mots des autres : nous ne créons pas notre propre langage à mesure que nous parlons, nous ne parlons pas non plus selon des critères innés d’espèce ou de sexe. Nous parlons la langue normée et normative de notre société, une langue construite. « La langue ne connaît que sa logique propre. Les irrégularités, les dissymétries, les anomalies y foisonnent, sans mettre en cause pour autant son caractère systématique » 37 . La langue est un réseau de règles et de normes auxquelles nous obéissons la plupart du temps sans réfléchir, comme l’atteste la Leçon de Barthes : l’« objet en quoi s’inscrit le pouvoir, de toute éternité humaine, c’est : le langage – ou pour être plus précis son expression obligée, la langue. Le langage est une législation, la langue en est le code » 38 . Mettre en évidence le sexisme de la langue française est un devoir critique. Elle impose en effet de choisir entre le masculin et le féminin, et ne connaît pas de neutre alors qu’elle pourrait utiliser certains mots épicènes pour faire reculer la domination masculine. Il suffit d’ouvrir un dictionnaire pour constater qu’en français les genres grammaticaux sont confondus avec les genres sociaux qui déterminent les comportements des sexes par rapport à la norme. La langue apparaît comme une arme, l'arme du pouvoir et de la domination. Elle « implique une relation fatale d’aliénation. Parler (...) c’est assujettir : toute la langue est une rection généralisée. La langue (…) n’est ni réactionnaire ni progressiste, elle est tout simplement : fasciste ; car le fascisme, ce n’est pas d’empêcher de dire, c’est d’obliger à dire » 39 .
Si, pour Mikhaël Bakhtine, « un langage est une vision du monde » 40 , que dire d’une langue qui définit la femme comme la « femelle de l’homme », marquant ainsi le mâle comme référent de l’espèce ? Tous les dictionnaires, « le Grand Robert, le Grand Larousse, le TLF, en particulier, lui consacrent des rubriques très importantes, de plusieurs pages en général. Il est utile de citer et de définir les mots composés à partir de femme : femme-enfant, femme-objet, femme de ménage, femme de charge, femme d’intérieur, femme au foyer, etc… (on peut noter au passage qu’aucun de ces mots n’a de correspondant masculin), mais pour l’essentiel, les dictionnaires remplissent l’article femme avec des citations et des renvois associatifs. Plutôt que le sens d’un mot courant et connu de tous, les dictionnaires nous renseignent sur les connotations qui s’y rattachent, sur les associations d’idées qu’il provoque » 41 . Que dire d’une Académie qui donne comme exemples aux entrées d’homme et de femme, « homme de loi » et « femme de mauvaise vie » ? De toute évidence, l’image « qui se dégage à la lecture d’un article de dictionnaire consacré au mot femme est extraordinairement négative. On sort manifestement du cadre d’un “dictionnaire de langue” pour entrer dans l’idéologie » 42 . La définition du substantif femme dans le dictionnaire est révélatrice du statut des femmes dans la société humaine. Ce n’est pas seulement au sein de l’unité la plus évidente de la domination des hommes sur les femmes, l’unité domestique, que réside le principe de perpétuation de la subordination mais aussi dans la langue et dans les instances sociales tels « l’Ecole ou l’Etat, lieux d’élaboration et d’imposition de principes de domination » 43 . On traduit le latin « omni homines » le plus souvent par « tous les hommes » 44 . On relève le même phénomène dans la traduction française de l’anglais « Human Rights » ou de l’espagnol « Derechos Humanos » par « les Droits de l’Homme ». On nous objectera aisément, comme le fait la doxa, que le substantif porte une majuscule, ce qui lui confère un statut de neutre. L’argument pourrait être défendable s’il existait effectivement un neutre en français ou si le mot « humain », présent dans tous les dictionnaires, ne figurait pas dans notre langue. « Du cognitif, il y en a partout, dans le quotidien comme dans le socio-politique, qui trame ce quotidien » 45 . Il y a, dès qu'on interroge les mythes ou les images réglant les rapports entre intellectualité et sexualité, entre sexe et ordre des savoirs, une vision mythique des femmes, que l'on retrouve sous le terme La Femme. On parle de manière identique de l’Homme et de l’homme (le viril, le fort, le dominant…). Que penser de l’Homme comme genre commun aux deux sexes ? Il serait aisé d’utiliser le terme personne, féminin générique, pour désigner tout individu de l’espèce humaine en occultant le « sexe de l’individu en question de façon beaucoup plus efficace que homme » 46 . Il est important, si l’on veut « quereller sur le neutre », de réfléchir activement au sexisme latent de la culture et de la norme linguistique françaises.
Travaillant sur un texte de la Renaissance, nous sommes en droit de nous demander si la langue française fut sexiste dès lors. Dans la langue, « servilité et pouvoir se confondent inéluctablement. Si l’on appelle liberté, non seulement la puissance de se soustraire au pouvoir, mais aussi et surtout celle de ne se soumettre à personne, il ne peut donc y avoir de liberté que hors du langage. Malheureusement, le langage humain est sans extérieur : c’est un huis clos » 47 , écrit Barthes. Il est donc nécessaire de réformer le système de l’intérieur afin de protéger les dominé-e-s par des lois qui freinent les dominants. La langue est une arme politique et le garant des structures sociales, et, dans le cas de notre société, d’une structure fortement patriarcale. Ne doit-on pas réformer la langue si l'on veut faire changer les mentalités ? Nous tenons à appliquer dans le travail que nous entreprenons les règles de féminisation des noms de métiers proposées dans une circulaire de Laurent Fabius datée du 11 mars 1986, et publiée au Journal Officiel du 16 mars de la même année. Elle a tenté de remédier en partie et sans grande révolution à cet état de faits. Cette circulaire, sur les conseils d’Yvette Roudy, a défini de nouvelles règles de genre pour adapter la langue française à « l’évolution sociale », qui se manifeste en particulier par l’accession des femmes à des métiers pendant longtemps réservés aux hommes. Ces règles sont les suivantes :
Notons qu’il existe, et c’est un principe dans notre langue, des exceptions à ces règles : nous devrions morphologiquement utiliser le terme autrice, mais, comme le précise Alain Rey 48 , l’usage ayant finalement en France fixé la règle, nous lui préférons auteure, terme québécois que nous avons choisi au début de notre recherche et avons tenu à garder. Nous prenons le parti de féminiser le mot poète par l’emploi d’un déterminant, plutôt que d’employer le terme « poétesse » (le suffixe -esse étant trop souvent senti comme ironique ou péjoratif, voire archaïque 49 ). Les termes de masculin et de féminin ne seront utilisés que pour parler du genre, grammatical ou social (habitus sexués), tandis que ceux de mâle ou de femelle désigneront, à l’instar de l’anglais, les sexes biologiques. Nous préférerons aussi l’utilisation d’humain ou de personne comme termes génériques désignant un individu quel que soit son sexe. Une femme dit-elle en parlant d’elle-même : « je suis un Homme » ? Même avec la « majuscule », cette phrase semble absurde. Un homme peut dire : « je suis une personne ».
Nous ne défendons pas une féminisation systématique du français qui conduirait à confondre de nouveau le sexe avec le genre en marquant une différence par rapport à une norme reconnue de facto.Nous constatons seulement que l’effacement du féminin en français correspond au retrait des femmes de la vie politique et de tous les lieux de pouvoir en général. « Pour des raisons essentiellement sociales, liées à la répartition des rôles masculin et féminin dans la société, les noms d’agent présentent de nombreuses lacunes dans l’alternance masculin/féminin ; en général, ce sont les féminins qui manquent ; mais il arrive que ce soit le masculin (sage-femme) » 50 . Or, la circulaire de mars 1986, mentionnée précédemment, est à l’origine d’un article de Marc Fumaroli, dont les arguments appellent un commentaire 51 . Les propos tenus par l’académicien nous poussent à prendre le parti de Lacordaire 52 : « Entre le faible et le fort, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ». S’opposant en effet « à la féminisation des titres et des fonctions en s’abritant derrière la logique grammaticale, comme si celle-ci tombait du ciel » 53 , Fumaroli s’insurge contre la soi-disant dissimulation de cette circulaire, prétendant que cette circulaire serait restée « cachée » car non-assumée par ses auteurs : il y voit une « mystérieuse rumeur ». Du coup, l’académicien s’en prend violemment à un texte qu’il semble ne pas avoir lu. Toute décision ministérielle de ce type est nécessairement inscrite au Journal Officiel, par conséquent consultable. S’exprimant au nom de ses pairs, Fumaroli s’inquiète qu’une telle décision de « modernisation » de la langue ait été prise sans consultation de l’Académie (qui n’a eu dans ses rangs que bien peu de femmes, comptables sur les doigts d’une main). Précisément, Madame Roudy n’a-t-elle pas voulu, dans la diffusion de cette circulaire, produire un acte plus politique que linguistique et n’a-t-elle pas pensé qu'une institution exclusivement masculine serait peu encline à méditer sur le sujet de la féminisation des noms d'agent ?
C'est au nom des femmes françaises que Marc Fumaroli s’oppose ensuite à la confusion du genre grammatical avec le sexe, ce qui nous semble a priori louable. Les théories de Damourette et Pichon sur la « sexuisemblance » 54 viennent cautionner la doctrine sexiste. « Des théories rationnalisantes ont fleuri pour tenter de rendre compte de la distinction de genre dans les mots désignant des objets inanimés en termes de métaphore sexuelle. L’un des traits qui distingueraient les objets d’essence féminine des objets d’essence masculine serait la taille », souligne Marina Yaguello. Les objets de « petite taille » seraient alors « féminins ». Nous adhérons donc au premier argument de Marc Fumaroli : la « sexuisemblance » est une théorie très inquiétante. Il est dangereux de faire coïncider le sexe d’un individu avec le genre grammatical qui le représente dans la langue, car pour les femmes, la représentation serait une fois encore négative. Mais, il est ensuite hypocrite, de la part de l'académicien, d’affirmer que « la répartition de ces deux genres (grammaticaux, masculin et féminin) n’a jamais coïncidé avec la division des sexes ». En effet, selon Grévisse, « le genre est une propriété du nom, qui le communique, par le phénomène de l’accord, au déterminant, à l’épithète, à l’adjectif attribut, ainsi qu’au pronom représentant le nom. Il y a deux genres en français : le masculin, auquel appartiennent les noms qui peuvent être précédés de le ou de un ; et le féminin, auquel appartiennent les noms qui peuvent être précédés de la ou de une » 55 .
On sait que le genre grammatical d’un objet n’est en rien déterminé par des caractéristiques socio-culturelles attendues, même si Damourette et Pichon ont voulu l’affirmer. Dans leur ouvrage Des mots à la Pensée 56 , les deux grammairiens n’hésitent pas à prétendre qu’il faut opposer le genre féminin du mot machine au masculin des mots outils ou appareils car les machines « font toujours la même chose quand une puissance extérieure féconde leur passivité », et peuvent donc n’être que « féminines ». Ils ajoutent : « Un moteur communique la puissance et l’action à toutes les machines sans force propre qui lui obéissent ». Le prototype même de la machine serait la « pondeuse », « être éminemment féminin ». Pour la plupart des noms, le genre est arbitraire. Pour les noms désignant des animés, il y a un lien entre le genre grammatical utilisé et le sexe de l’être désigné. La confusion entre le genre des inanimés et une quelconque métaphore sexuelle est une doctrine dangereuse, mais quand il s’agit d’un individu, d’un sujet, d’un nom d’agent ou de métier, l’argument de Marc Fumaroli est plus que contestable. De fait, la hiérarchie des genres grammaticaux attribués aux noms désignant des animés existe bel et bien en français, fondée sur la hiérarchie sexuelle sociale : la couturière est forcément une « petite main » quand le couturier est forcément grand. Que dire alors de Mademoiselle Chanel ? Pourquoi certains noms de métiers sont-ils sexués, n’admettant pas de féminin ou de masculin ? La différence sémantique entre le masculin et le féminin des noms d’agent est parfois considérable et renvoie à l’implication sociale du langage : courtisan/courtisane ; gars/garce ; maître/maîtresse. Pourquoi n’existe-t-il en français aucun masculin pour sage-femme ? On a proposé le titre de « maïeuticien », ennoblissant nettement (par le rapport direct que le mot sous-entend avec Socrate et sa maïeutique) la fonction au masculin.N’est-ce pas là une manière de cantonner les sexes dans des rôles sociaux déterminés ? Les femmes se sont toujours chargées de la mise au monde et de l’élevage des enfants, même si au XVème siècle, les hommes inventent la gynécologie pour prendre le pouvoir sur le corps des femmes et théoriser le « mystère » de l’enfantement, cantonnant les « accoucheuses » au rang d’ouvrières, et se donnant le nom d’obstétriciens 57 . Les hommes se sont pour leur part toujours consacrés à l’exploration et à l’aventure en solitaires, tous Ulysse en puissance. Pourquoi un homme fort et une femme forte ne sonnent-ils pas de manière égale à nos oreilles ? Quelle différence existe-t-il entre un grand homme et une grande femme ? Peut-on dire que Marie Curie fut une grande femme comme son époux est un grand homme ? Ne peut-on y voir là la preuve d’un privilège mâle, la trace d’une norme virile valorisée ? « Certains grammairiens conservateurs font aujourd’hui semblant de confondre les noms de métier avec des épicènes ou encore avec une prétendue neutralité du masculin, comme si le français n’accordait pas normalement le genre avec le sexe des personnes » 58 , mais c’est alors une erreur grammaticale qui consiste, intentionnellement, à confondre la règle 1 : les noms d’êtres humains, où le genre grammatical est conforme au sexe ; et la règle 2 : les noms d’êtres humains où effectivement le genre n’est pas conforme au sexe. Grévisse relève qu’il existe quelques épicènes en français mais que les noms de profession sont masculins puisque, pendant longtemps, elles n’ont été exercées que par des hommes (exemple le plus criant : écrivain).
Marc Fumaroli tente de démontrer que « le Conseil d’Etat », par exemple, est une « entité juridique impersonnelle et assexuée » (mais combien de femmes y siègent-elles, ainsi qu’au Sénat, à l’Assemblée ?), et qu’il n’est pas nécessaire d’y rendre plus visibles les femmes (la tâche paraît difficile voire, malgré la parité, impossible). Que doit-on comprendre ensuite lorsqu’il évoque la possibilité de « faire l’amour » avec ces « corps-là » (« corps » est-il utilisé au sens juridique du terme ? A-t-on affaire à un pesant jeu de mots ? ) ? N’est-ce la preuve de son « enlisement dans les arguties sexistes » 59 ? Ne confond-il pas genre, identité sexuelle et sexualité ? Ce recours assez vulgaire et tendancieux à l’argument sexuel devient rapidement gênant : « notairesse, mairesse, doctoresse, chefesse (…) riment fâcheusement avec fesse, borgnesse et drôlesse, n’évoquant la duchesse que de très loin. Tranchons entre recteuse, rectrice et rectale… » 60 . Une levée de bouclier contre la sexualisation forcée de la grammaire française ne peut s’appuyer fermement sur l’article de Marc Fumaroli. Se contredisant à de nombreuses reprises, notamment au sujet de l’influence de la langue sur la société, il ne tient pas à changer une règle qui le maintient du côté des dominants dans la langue et dans la polis.
Il semble nécessaire de se pencher sur la théorisation de la différence des sexes, question évoquée par Françoise Héritier 61 , pour affronter la critique essentialiste, qui doit à la fois à l’influence littéraire de Sainte-Beuve et à ce sexisme linguistique. L’essentialisme postule l’idée d’une « écriture féminine ». Cette pensée suppose que le biologique précède le sociétal et le détermine, tout comme le sexe détermine le genre, y compris dans la langue. Françoise Héritier constate, pour sa part, que « l’observation de la différence des sexes (…) est au fondement de toute pensée, aussi bien traditionnelle que scientifique » 62 . La construction sociale du genre est fondée sur « une opposition conceptuelle essentielle : celle qui oppose l’identique au différent » 63 . C’est ce que Bourdieu appelle, quant à lui, « l’inconscient androcentrique » 64 , schèmes intégrés qui nous font opposer le « féminin » au « masculin » de manière naturelle, alors qu’il s’agit d’un fait culturel. Pour Françoise Héritier, la norme revendiquée par la science n’est en rien la « survivance d’une connaissance philosophique mais la manifestation spontanée d’une grille d’interprétation (…) qui trouve son origine dans l’observation primale de la différence irréductible des sexes » 65 ou dans un système de différences toutes également naturelles en apparence.
La réalité physiologique du sexe et le concept de genre sont pourtant deux choses différentes. Le sexe est, dans les espèces animales et en particulier dans l’espèce humaine, le signe de reconnaissance du mâle ou de la femelle, dans la potentialité reproductive. Or, le genre, masculin ou féminin, est à la fois une marque grammaticale et une construction sociale. C’est le résultat d’un « programme social de perception incorporé qui s’applique à toutes les choses du monde, et en premier lieu au corps lui-même, dans sa réalité biologique (…). La différence biologique entre les sexes, c’est-à-dire entre les corps masculin et féminin, et, tout particulièrement, la différence anatomique entre les organes sexuels, peut ainsi apparaître comme la justification naturelle de la différence socialement construite entre les genres » 66 . Cet amalgame entre sexe et genre produit une confusion entre une spécificité anatomique, une propriété biologique, et les rôles définis et hiérarchisés par la construction éducative et sociale de comportements, sur lesquels a été construite la « différence » sexuelle. « La valence différentielle exprime un rapport conceptuel orienté, sinon toujours hiérarchique » 67 .
Nous avons, selon Bourdieu, incorporé les structures historiques de l’ordre masculin au point de les croire « naturels ». Pour la psychanalyse, il est ainsi nécessaire de « choisir un sexe » et les comportements « normaux » qui lui sont dus ; car la déviance s’avère pathologique. Mais une remise en question de l’évidence de la norme ne serait-elle pas un moyen de supprimer la notion même de déviance ? Ce que les psychanalystes, sous l’influence d’une société qui s’est fondée sur la dichotomie dans ses principaux fonctionnements, tentent de faire admettre comme une norme naturelle est un fait sociétal ethnocentriste : obliger un individu à se percevoir « masculin » ou « féminin » est une manière de cautionner la société en place. C’est déterminer, et donc cantonner, un sexe biologique à un comportement sociétal de genre. Freud n’a-t-il pas pris conscience que le champ épistémologique qu’il avait découvert autour de la sexualité, et plus précisément de la libido, se fondait sur un ordre androcentrique auquel, de fait, il collaborait ? Il a, de fait, élaboré en grande partie sa théorie à partir de l’observation des anatomies féminine et masculine. D’une donnée exclusivement physiologique, il a tiré la conclusion d’un « désir féminin » et d’une « féminité » qui ne serait que manque, absence et énigme, a contrario de la « masculinité ». Les femmes envieraient désespérément le pénis, attribut du masculin, et se construiraient, pour Freud, dans le creux, le vide, en quête de maternité pour combler cette intense angoisse de l’absence. Pour Freud, la « féminité est définitivement inscrite dans une logique du manque et de la castration que l’enfant viendra, au mieux, réparer (…) Cette logique androcentrique va en effet marquer l’ensemble de l’histoire de la sexualité féminine » 68 . Revendiquer la différence, c’est reconnaître la norme. Il en va de même pour le mot tolérance, très positivement investi par notre société mais on ne tolère, normalement, que ce qui nous gêne. Un monde utopique rendrait l’utilisation de ce mot inutile.
La formule emblématique du Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir, « on ne naît pas femme, on le devient », ne met-elle pas en évidence le caractère construit des rôles et places que doivent tenir les femmes (et donc les hommes) dans la société ? Cette formule peut encore sembler discutable mais la sociologie et la biologie semblent pourtant aujourd’hui lui donner raison. Les garçons et les filles ne reçoivent toujours pas, et n’ont jamais reçu, une éducation identique qui les prépare à tenir des rôles égaux dans la société. Leurs comportements sociaux sont les produits plutôt d’une éducation différente – différenciée – que d’une hypothétique détermination sexuelle. Les rôles sociaux sont en fait imposés à la plupart des individus de la planète à travers un système complexe de contraintes éducatives, législatives, historiques, sociales et économique. L’étude sociologique de ces contraintes montre que la « féminité » n’est pas une donnée innée, mais la conséquence, qui se veut naturelle, d’une construction sociale, justifiant domination et oppression. La norme n’est pas un fait naturel mais une construction politique de hiérarchisation du monde au profit d’une « classe de sexe et de race » 69 . Les dissemblances physiques et biologiques des sexes n’induisent en rien l’existence de différences naturelles des comportements. Au regard de cette interrogation de la « norme », comment la «minorité » des femmes peut-elle faire sens ?
A partir de la norme établie se définissent les minorités, c'est-à-dire les groupes communautaires, sexués ou ethniques, différents de la norme. Selon certains, ce ne sont pas des groupes « numériquement minoritaires mais des personnes juridiquement telles qui devraient savoir rester à leur place, qui est marginale » 70 . L’écriture « mineure » est-elle l’écriture d’une « minorité » dans la langue d’une majorité, c’est-à-dire celle des dominants ? Est-ce celle de Senghor, de Césaire ? Dans quelle mesure n’est-elle pas celle de Saint John Perse ? On peut être considéré comme une minorité dès lors que l’on diffère de la norme. Etre une minorité dominée ne signifie pas être en nombre moins important que la majorité dominante. Penser la différence, c’est penser la structure de pouvoir et de domination qui est au cœur du rapport des sexes aux genres, tant linguistiques que sociaux. Le différencialisme induit une norme et une hiérarchie rigide dans la distribution des rôles sociaux, ce que les différencialistes eux-mêmes ne veulent en aucun cas reconnaître, bien que ce soit un fait acquis et vérifiable au quotidien : élevage des enfants et entretien de la maison sont plus assumés par les femmes que par les hommes ; les salaires des femmes continuent d’être inférieurs à ceux de leurs collègues masculins pour le même emploi. Revendiquer une différence, c’est toujours le faire par rapport à une norme qui se trouve de fait reconnue. C’est ce que l’on peut appeler la norme latente, principe de la doxa. La construction du genre (comme de la race) est un moyen commode d’obliger l’individu à rester dans le rang, c’est-à-dire, dans la lignée du comportementalisme, de faire en sorte qu’il corresponde à ce que l’on attend de lui socialement, en fonction de ce qu’il est biologiquement (femelle ou noir). Le genre est une contrainte grammaticale qui subit l’influence de « la culture et de l’imagination collective qui s’emparent a posteriori de la sexualisation des mots, telle que la langue l’a effectuée au préalable, sur des bases non motivées » 71 . La question du genre pose de toute évidence problème dans les Euvres. La critique s’y est déjà maintes fois enlisée. Louise Labé développe-t-elle une « écriture féminine », une écriture « mineure » ? Est-elle le porte-parole d’une vision différencialiste et communautaire ? Et dans ce cas, de quel communautarisme s’agit-il ? Considérer que l’écriture d’une minorité est l’écriture d’une différence, c’est avoir intériorisé la norme, sans doute la reconnaître là où elle est, ce qui est indéniable mais discutable, et doit l’être. Sans se résoudre à l'ignorer, on peut interroger cette intériorisation ; car ne pas l'affronter, c’est accepter le rôle donné par les maîtres à des minorités longtemps restées silencieuses. Mettre en question la norme, comme le fait Labé en s’emparant du verbe, en vers comme en prose, n’est-ce pas avoir déjà un projet politique ? N’est-ce pas là l’orientation des E uvres ? Pour comprendre ce que pourrait être l’ « écriture féminine », il nous faut envisager ce que semblent être les « caractères du féminin ». Les qualités attribuées au féminin, comme genre social, ont pu varier dans le temps, selon les époques. Il se définit cependant généralement par les mêmes « vices et vertus ». La « féminité » se caractérise, pour la doxa, par des traits physiques changeant selon les époques, mais qui reviennent à chaque « réaction » de la société au progrès. La « féminité » possède aussi des caractères psychologiques récurrents, que nous détaillerons. Quoi qu’il en soit, la « femme virile » est perçue comme dénaturée pour les essentialistes (et les réactionnaires). La « féminité » s’oppose généralement à la « virilité », qui définit les caractéristiques socialement construites du masculin. C’est d’après la racine latine vir (mâle de l’espèce humaine) qu’on a formé le mot vertu, synonyme dès son origine de bravoure, honnêteté, pureté et autres substantifs valorisés et valorisants. Le seul fait que le mot écrivain, désignant une réalité neutre mais de genre masculin, soit privé d'équivalent féminin atteste la rémanence tenace de l'interdit séculaire formulé par saint Paul 72 : « Pendant l’instruction, la femme doit garder le silence, en toute soumission. Je ne permets pas à la femme d’enseigner ni de dominer l’homme. Qu’elle se tienne donc en silence ». Que sont les « assemblées » qu’il évoque sinon tous les lieux possibles d’expression et de parole ? Bourdieu, dans le système d’oppositions qu’il relève comme soutien principal de la domination masculine, signale lui aussi ce mutisme archaïque et récurrent des femmes. Elles n'ont pas le droit de parler, du moins en public. La virilité est la norme sociale vers laquelle tout individu doit tendre dans l’histoire du monde, le mot même fondant une norme dominante et l’essentialisme fonctionne sur les paradoxes de la doxa, qui tendent à transformer le culturel en naturel. Marina Yaguello rappelle qu’une virago, en latin, est « une femme qui a le courage d’un homme ; c’est un terme très laudatif (bien qu’en même temps péjoratif puisqu’il suggère qu’une femme normale n’a pas de courage). En français, le mot a été fortement déprécié et prend le sens de femme hommasse, autoritaire et rude » 73 . Or, dans les Euvres de Louise Labé, les marques de « virilisation » du propos, tant dans la forme adoptée que dans les objets utilisés, sont nombreuses. Autre fait marquant de la définition de l’« essence féminine », la présence démesurée du corps des femmes dans leur vie et dans leurs productions. L’emploi du mot sexe de façon absolue est d’ailleurs restreint aux femmes dans l’expression : les personnes du sexe. Plus proches de l’animal et du naturel, le corps des femmes semble « déborder », dans leurs comportements, leurs amours, leurs propos. Cette volonté d’érotisation de l’art produit par des femmes mésestime nécessairement les œuvres en question.
Dans cette logique, si on considère que les Euvres de Louise Labé sont « féminines », donc érotiques, on les estime produite par une « femme en folie », une hystérique guidée uniquement par son utérus. La sensualité, dans l’Ordo Mundi essentialiste, s’oppose à la raison, comme le corps à l’esprit. Or en quoi la production labéenne est-elle érotique et quel sens doit-on attacher à cet adjectif ? Le lyrisme est la mise en avant du corps par la voix, du cœur par le choix d’Eros, y compris l’Eros philosophique, comme sujet de prédilection. C’est l’expression d’un je mis en scène, fait d’une apparence de chair et de sang, qui dit sa souffrance d’aimer. Le corps des femmes est, de ce point de vue, au centre de la poésie lyrique des hommes de la Renaissance, corps morcellé et érotisé ; c’est celui des Blasons et Contre-blasons. Mais, la « femme en folie » est-elle une figure centrale des Euvres ? Labé adhère à ce mythe et le reprend à son compte, faisant de Folie la porte-parole des femmes, et d’elle-même, dans le Débat de Folie et d’Amour. Pourtant, cette récupération est selon nous une manœuvre et la détermination de sa finalité constituera en partie l’objet de notre étude.
Dans l'ensemble de la production de Louise Labé, se développe une prose poétique et s’affirme une lyrique humaniste. Pour creuser cette hypothèse, nous allons mener une étude en deux mouvements, le premier visant à en finir avec les postulats critiques de production « féminine » autobiographique, le second s’interrogeant sur la dimension humaniste de l’ensemble des œuvres labéennes, conséquence de l’interférence du lyrique et du prosaïque, ainsi que sur le dessein sans doute tant poétique que politique de l’auteure.
La première partie de notre travail s’interrogera sur ce qui, dans les Euvres, va dans le sens d’une séparation du monde en deux sexes, deux genres, deux pôles, opposés et complémentaires.
La catégorie « femme » ne peut être opératoire pour l’analyse de la création littéraire. La déshistoricisation et la désintégration, ou atomisation, des Euvres, œuvre renaissante hétérogène mais harmonieuse, comme l’omission volontaire de leur portée politique féministe, tient de l’aveuglement critique. Mais c’est sans doute un aveuglement nécessaire, comme celui que Folie impose à Amour dans le Débat labéen, afin que la critique littéraire prenne conscience de sa vulnérabilité puisque seuls les fous sont certains et résolus. Le dessein ultime des Euvres est donc un projet humaniste, centré sur l’amour, accordant les mêmes droits aux hommes et aux femmes. Cette étude se veut tout autant une réfutation de l’existence de l’ « écriture féminine », qu’une affirmation de l’humanisme des Euvres de Louise Labé,par l’intermédiaire de la revendication féministe.
‘Le postulat critique d’ « écriture féminine » est une des clefs d’analyse utilisée pour expliquer les Euvres de Louise Labé. Notre étude propose de remettre en question cette vision en lui substituant une perspective politique et poétique basée sur la cohérence hétérogène de l’ensemble de la production labéenne. Il s’agit pour nous de montrer la manière dont s’y met en place un processus d’intégration et de revendication de l’Humanisme renaissant, ou comment les Euvres développent une lyrique humaniste.’Marina YAGUELLO, Le Sexe des mots, Paris, Belfond, 1989,p. 11.
Roland BARTHES, Leçon, Paris, Le Seuil, 1978, p. 12.
Ibid., pp. 13 et 14.
Mikhaël BAKHTINE, Esthétique et théorie du roman,Paris, Gallimard, Bibliothèque des Idées, 2001.
Marina YAGUELLO, Le Sexe des mots, op. cit., pp. 76 et 77.
Ibid.
Pierre BOURDIEU, La Domination masculine, op. cit., p. 15.
Voir ce qu’en dit Michèle LE DOEUFF, Le Sexe du Savoir, Paris, Alto-Aubier, 1998,p. 241, à propos de la philosophie de Bacon.
Ibid., p. 17.
Marina YAGUELLO,Le sexe des mots, op. cit., p. 129.
Roland BARTHES, Leçon, op. cit., p. 15.
Alain REY, sur France Inter, le 8 mars 2005, 8 h 45.
GREVISSE, Le Bon Usage, édition refondue par André GOOSSE, Louvain, Duculot, 1988, p. 813 (les pages 754 à 819 peuvent aussi être consultées).
Marina YAGUELLO, Le Sexe des mots , op. cit., p. 22.
Marc FUMAROLI, « La Querelle du Neutre », in Le Monde, 31 juillet 1998.
Cité par Laurent ZECCHINI (article du 29 juillet 1982) dans l'ouvrage collectif composé d'articles tirés du Monde, sélectionnés et présentés par Clarisse FABRE, Les Femmes et la politique : du droit de vote à la parité, Paris, Librio-Le Monde, 2001.
Sylviane AGACINSKI, Politique des Sexes, Paris, Le Seuil, 1998, p. 26.
Marina YAGUELLO, Le Sexe des mots , op. cit., p. 23.
GREVISSE, Le Bon Usage, op. cit., p. 754.
Jacques DAMOURETTE et Edouard PICHON, Des Mots à la Pensée, essai de grammaire de langue française (1911-1927). Luçon, Première édition chez Pacteau, 1930, puis Paris, dans la Collection des Linguistes Contemporains, 1930, p. 380. Notons que cet ouvrage est cité par Marina YAGUELLO, Le Sexe des mots, op. cit., pp. 23 et 105.
Voir les traités de médecine de la Renaissance in Histoire de la médecine et du livre médical. Paris, Pygmalion-perrin, 1978 et ce qu’en dit à plusieurs reprises Michèle LE DOEUFF in Le Sexe du Savoir, op. cit., mais aussi Marina YAGUELLO, Le Sexe des mots, op. cit., p. 141.
Sylviane AGACINSKI, Politique des Sexes, op. cit., p. 27.
Ibid., p. 29.
Marc FUMAROLI, « La Querelle du neutre », art. cit.
Françoise HÉRITIER, Masculin-Féminin, Paris, Odile Jacob, 1996.
Ibid., p. 19.
Ibid., p. 20.
Pierre BOURDIEU, La Domination masculine, op. cit., p. 17.
Françoise HÉRITIER, Masculin-Féminin, op. cit., p. 20.
Pierre BOURDIEU, La Domination masculine, op. cit., p. 25.
Françoise HÉRITIER, Masculin-Féminin, op. cit., p. 24.
Sylviane AGACINSKI, Politique des Sexes, op. cit., p. 20.
Cours de Michel FOUCAULT au Collège de France, retransmission radiophonique des Chemins de la Connaissance. France Culture, janvier 2002.
Michèle LE DOEUFF, Le Sexe du Savoir, op. cit., p. 280.
Marina YAGUELLO, Le Sexe des mots, op. cit., p. 23.
PAUL, « Première Epître à Timothée » (I, 10-15), in La Bible, traduction œcuménique, Paris, Le Livre de Poche, 1993.
Marina YAGUELLO, Le Sexe des mots, op. cit., p. 26.
Béatrice DIDIER, L’Ecriture-Femme, Paris, Presses Universitaires de France, 1991. C’est l’ensemble de l’introduction qui nous intéresse.
Marina YAGUELLO, Le Sexe des mots, op. cit., p. 26.
Ibid.