Première partie : la question de l’« écriture féminine »

‘« Le cerveau féminin est ainsi fait que la femme n’est capable ni de beaucoup d’esprit ni de grande sagesse (…) Dans la mesure où la femme est ce qu’elle est, chaque genre de littérature et de science est contraire à son esprit… Les femmes, donc, à cause de la froideur et de l’humidité de leur sexe, ne peuvent atteindre à aucune profondeur d’esprit. » 77

La poétique de Louise Labé est le reflet de son époque, de ses lectures et de ses convictions. Il s’agit pour nous de montrer la fausseté des analyses critiques produites sur et autour des Euvres de Louise Labé sous l’influence de la « légende noire » de l’auteure, contaminée par la théorie de l’ontologie féminine. Or, cette idée de l’existence possible d’un féminin ontologique trouve ses fondements dans l’ordre du monde normatif ou normalisé de la doxa. L’ « écriture féminine » s’inscrit dans cette vision ontologisée des sexes en genres, transformant l’histoire – y compris mythologique – en nature, l’arbitraire culturel du genre en manifestations naturelles du sexe. Le postulat d'une « naturalité sexuée » de l'écriture se fonde :

L’Ordo Mundi s’articule autour du dimorphisme sexuel et de la polarisation qui en résulte. Cet ordre du monde engendre la confusion entre le sexe d’un individu et le genre social qu’il représente. Il correspond à une sorte de topologie sexuelle du corps socialisé : « Arbitraire à l’état isolé, la division des choses et des activités (sexuelles ou autres) selon l’opposition entre le masculin et le féminin reçoit sa nécessité objective et subjective de son insertion dans un système d’oppositions » 78 . Ces oppositions sont à l’origine de l’hypothèse de l’existence de l’ « écriture féminine » qui considère le genre « féminin » comme une donnée « naturelle ». Cet Ordo Mundi n'est pas le fruit d'une réflexion scientifique. La croyance a précédé la science : c’est un ordre symbolique, né de l'explication primitive et naïve du monde par les grandes religions monothéistes et la mythologie greco-latine. Si la division entre les genres paraît être dans l’ordre des choses, comme « normale », « naturelle », c’est parce qu’elle est ancrée dans notre inconscient collectif. Cet ordre du monde a entraîné une confusion traditionnelle et séculaire entre le sexe des individus de l'espèce et les genres qui furent créés par les sociétés pour diverses raisons et notamment leur continuum historique. Il est à l'origine d'une certaine perception « naturelle » des femmes, des explications symboliques de leur existence et de leur particularité de genre (et non de sexe). Le postulat de l' « écriture féminine », qui considère que le sexe-genre d’un individu s'exprime dans sa production artistique, se base aussi sur la confusion entre le je autobiographique et le je lyrique, dans la tradition sainte-beuvienne. A la longue traversée du désert subie par les Euvres durant les XVII et XVIIIème siècles s’est substituée une redécouverte de Louise Labé au début du XIXème siècle évidemment influencée par le travail critique de Sainte-Beuve. Nous pensons ici aux éditions données successivement en 1824 par Breghot du Lut et Cochard, par Blanchemain en 1875 et enfin par Boy en 1887. Dès l’édition lyonnaise de 1824, Louise Labé est considérée comme le personnage principal de ses Euvres, notamment versifiées, comme en témoigne le texte fictionnel que les critiques y ont inclus, Dialogue entre Sappho et Louise Labé, composé par un certain Daumas. Le postulat d’« écriture féminine » a une répercussion importante sur notre perception des Euvres de Louise Labé comme sur les œuvres de nombreuses autres auteures et poètes, posant implicitement la question de la place des femmes dans la société humaine et des rapports de subordination qui perdurent, y compris dans la critique littéraire.

Qu'est-ce que la « féminité » ? Le préalable à toute définition de l’ « écriture féminine » doit être celui de la résolution de cette question fondamentale : la « féminité » existe-t-elle ? S'il existe une écriture dite « féminine », c'est qu'il existe une manière d'écrire que l'on peut attribuer aux femmes. Or, qu'est-ce qu'une femme ? Comment définit-on une femme ? Est-ce par son sexe biologique, évidemment différent de celui d'un homme ? Est-ce par une manière d'être, de parler, de penser, d'agir ? Doit-on définir l’écriture féminine comme la manifestation, consciente ou pas, par une auteure, de son sexe biologique, dans sa production littéraire ? Qu'est-ce alors que le genre ? Est-ce la manifestation grammaticale de la différence de sexe, dans la langue, entre les individus de l'espèce ou bien est-ce autre chose, par exemple un code normatif intégré auquel il est bien aisé de se référer pour perpétuer l'ancestrale domination des hommes sur les femmes ? « Le paradoxe est (…) que ce sont les différences visibles entre le corps féminin et le corps masculin qui, étant perçues et construites selon les schèmes de la vision androcentrique, deviennent le garant le plus parfaitement indiscutable de significations et de valeurs qui sont en accord avec les principes de cette vision » 79 .

Il s’agit de questionner la critique labéenne en la passant au tamis de l’exercice de domination masculine qu’elle a longtemps intégré à son propos : nous observerons pour cela comment est née la « féminité », c'est-à-dire un féminin mythique (Eternel Féminin), dans l'ordre symbolique de la construction sociale, puis comment cette croyance, née de la différence sexuelle, a influencé la science, c'est-à-dire la création de genres déterminés devant par la suite se plier à des codes ou habitus sexués. Notre propos est, en ce début d’étude, de situer les Eu vres de Louise Labé et leur critique dans le contexte de la polarisation du monde entre le masculin et le féminin comme genres grammaticaux et sociétaux. Partant du caractère symbolique de l'idée de genre, nous détaillerons, puis remettrons en question les manifestations de cette hypothétique « écriture féminine » dans le langage littéraire et poétique, dans la pratique comme dans les thèmes. Nous verrons l'intérêt ou la conséquence d’une définition des œuvres de femmes, et plus particulièrement de celles de Labé, comme une « écriture du corps ».

Les diverses instances énonciatives des Euvres de Louise Labé sont souvent révélatrices. Il s’agit de définir l’émetteur/trice de chaque pièce du recueil, mais aussi les divers-es destinataires. Nous reviendrons sur le statut du je lyrique et de son présupposé autobiographique, ainsi que sur la portée idéologique de la théorie d’ « écriture féminine ». Le brouillage des genres grammaticaux dans l’énonciation, fait relevé par François Rigolot sous le terme d’estrangement 80 , est au cœur de la problématique des genres dans les Euvres de Louise Labé, l’auteure se devant d’adhérer, au milieu du XVIème siècle, à une topique renaissante extrêmement masculine.

Notes
77.

HUARTE in Examen de ingenios para la sciencias cité par SCHOPENHAUER, Essai sur les femmes, Arles, Babel, Actes Sud, 2002, p. 33.

78.

Pierre BOURDIEU, La Domination masculine, op. cit., p. 20.

79.

Ibid., p. 39.

80.

L’ensemble du travail de François RIGOLOT sur les Euvres de Louise Labé met en évidence cet « estrangement » sur lequel nous reviendrons. Voir Œuvres complètes, op. cit. ou Louise Labé lyonnaise ou la Renaissance au féminin, op. cit. et « Quel genre d’amour pour Louise Labé ? » in Poétique 55,Paris, 1983.