I.1 : Féminités

I.1.1 L'Ordo Mundi, une définition symbolique :

Il est nécessaire de prendre en considération cet Ordo Mundi bipolaire non seulement pour comprendre la poétique de notre auteure, mais aussi pour appréhender la remise en question de l’«écriture féminine ». Les explications symboliques de la création du monde dans nos sociétés gréco-latines et judéo-chrétiennes ont posé comme principe le dualisme sexuel. C’est ce que l’on peut appeler aujourd’hui une construction arbitraire du biologique, fondée sur la nécessité de la reproduction de l’espèce, qui « donne un fondement en apparence naturel » 81 à la différenciation sexuée des rôles sociaux. Le Débat de Folie et d’Amour entre dans cette problématique, dans le discours qu’Apollon prononce en faveur d’Amour, séparant nettement les hommes des femmes, l’homme de la femme, et les réunissant ensuite dans l’institution du mariage 82 . Les hommes et les femmes doivent y jouer des rôles prédéterminés et sont nécessaires l’un à l’autre, se complètent, s’accompagnent : « Celui qui voit que l’homme (quelque vertueus qu’il soit) languit en sa maison, sans l’amiable compagnie d’une femme […] ne confessera il que l’amour conjugale est dine de recommandacion ? » 83 . Contrairement à ce que l’on pourrait penser, Labé ne prend pas ici le parti de la doxa mais propose une lecture ironique d’une vision idéalisée de l’amour marital. Apollon veut réhabiliter le mariage d’amour (« n’atribuera cette felicité au mariage, mais à l’amour qui l’entretient » 84 ), mais dans une perspective de domination d’un homme sur une femme, absolument vouée corps et âme à son époux : « qui fidelement lui dispense son bien, lui augmente son plaisir […] lui ote les fascheries, et quelquefois les empesche de venir, l’appaise, l’adoucit… » 85 , l’enchaînement des propositions disant assez l’attention portée à l’un par l’autre. Cependant, cette vision du mariage s’oppose à la vision doxique, puisque c’est apparemment l’épouse qui civilise l’époux dans le discours d’Apollon, l’épouse qui permet à l’époux d’être humain, par l’intermédiaire de l’amour qu’elle semble seule à porter : «  Et est preuve certeine, que la seule amitié fait avoir en mariage contentement, que lon dit s’y trouver » 86 . Divers textes du début du siècle, comme la grossière Louenge des femmes 87 , recueil sans doute collectif daté de 1551 et publié chez Tournes, attribué à un énigmatique André Misogyne, utilise toutes les arguties et les clichés sexistes pour détourner les hommes des êtres difformes et malfaisants que sont les femmes. L’Epistre de messire André Misogyne, Gentilhomme Florentin, dont l’anagramme semble révéler sieur O. de Magny – à une lettre près – en route pour Florence précisément aux alentours de 1550, est une violente critique du mariage, et surtout des femmes.

Les mythes des récits des origines ont normalisé les rapports entre les individus selon leur sexe, c’est-à-dire leur appartenance biologique au mâle ou à la femelle. L’Ordo Mundi doxique, système mythico-rituel, enregistre et ratifie symboliquement un fait biologique indiscutable en y associant des croyances d’abord mythiques, puis religieuses. Ces croyances vont sembler objectives par un système de naturalisation du fait social selon des habitus différenciés. Ce n’est pas un hasard si les mythes fondateurs expliquent l’origine du monde à partir de la différence sexuelle, les plus évidents étant la distinction entre le ciel, masculin et principe mâle, et la terre, féminine et principe femelle, dans la mythologie grecque, ou la création d’Adam et Eve, dans l’Ancien Testament. Quel-le-s représentations, comportements et manifestations sont attendus d’une femme (et qui soient différent-e-s d’un homme) ? Les notions de « femme » et de féminité supposent une vision symbolique des sexes et déterminent un comportement typé dû au sexe biologique d’un individu, ce qu’on appelle les caractères sexuels secondaires. Le terme même de « femme », dans l’emploi générique de « la Femme » (au singulier et avec une majuscule), qui est souvent employé pour désigner l’ensemble des femmes, suppose de la part de l’individu qui l’emploie une vision mythique du « féminin ». La vision symbolique des femmes qui se cache derrière le genre féminin est diverse et multiple, allant du silence des femmes comme fait historique et social attesté – silence que vient rompre Folie malgré les menaces d’Amour 88 dans le Débat –,à la tenue du corps, aux pratiques vestimentaires, tout cela étant lié à une norme morale qui les constitue comme subordonnées aux hommes : « ta jeunesse, ton sexe, ta façon de faire te dementent assez… » 89 . Or, Louise Labé oppose sans cesse à cet ordre du monde ontologisé une vision universaliste, résultat de sa lecture féministe de l’humanisme.

Notes
81.

Pierre BOURDIEU, La Domination masculine, op. cit., p. 40.

82.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., pp. 68 à 72.

83.

Ibid., p. 70.

84.

Ibid.

85.

Ibid.

86.

Ibid.

87.

La Louenge des femmes, Lyon, Jean de Tournes, 1551.

88.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., pp. 49-50.

89.

Ibid., p. 50.