B– Les Femmes dans l’Antiquité

Le second élément fondateur de la perception que notre société a de la différence sexuelle est la mythologie et la philosophie gréco-latines. A l’image de la plupart des œuvres de la Renaissance, où l’on redécouvre, par l’intermédiaire de l’influence italienne, les bienfaits des civilisations gréco-latines, le texte labéen regorge de références aux croyances et cultures antiques, comme dans sa première Elégie 118  où sont évoqués les « dieus », « Phebus », « Jupiter », « Mars »... Par la contamination des modèles antiques, pindarique, horacien, catullien, ovidien ou virgilien, les références allégoriques à la mythologie grecque foisonnent dans les textes renaissants, comme celle à la figure d’« Orphee » que Labé nomme à plusieurs reprises dans son Débat :« Quelle peine croyez vous qu a ù Orphee pour destourner les hommes barbares de leur acoutumee cruauté ? » 119  . C’est lui qu’elle invoque au sonnet X :

‘ Quand j’aperçoy ton blond chef couronné
D’un laurier verd, faire un Lut si bien pleindre
Que tu pourrois à te suivre contreindre
Arbres et rocs… 120

A l’origine de la mythologie grecque coexistent trois mythes de la création du monde et des humains. Dans un premier système religieux archaïque, légende de la création d’Hérodote, il n’y a ni dieux, ni prêtres, nous explique Robert Graves 121 , « mais seulement une déesse et ses prêtresses, la femme dominant l’homme (…) On n’honorait pas le père ». Le mythe orphique, quant à lui, est influencé par une doctrine mystique tardive de l’amour (Eros) et des théories au sujet du rapport entre les sexes, la Nuit et la Lune devenues, à partir de ce mythe uniquement, des éléments « féminins ». Ces deux versions sont étroitement liées au mythe de l’Age d’Or que l’on retrouve dans l'évocation de l’Eden biblique, temps d'avant le temps, sans souci, sans douleur, sans mortalité, mais aussi sans procréation, sans perpétuation, sans plaisir sexuel.

Enfin, le dernier mythe grec de la création, celui que notre société a retenu, fonde le système patriarcal, c’est celui d’Ouranos, de Gaïa et de l’Olympe : « Au commencement de toutes choses la Terre-Mère surgit du Chaos, et mit au monde son fils Ouranos tandis qu’elle dormait… » 122 . Le mythe patriarcal de l’Ouranos fut « officiellement accepté par le système religieux olympien. Ouranos, dont le nom signifiait le ciel, semble avoir acquis sa situation de Père Originel par identification avec le dieu berger Varuna, l’un des trois membres de la trinité mâle aryenne » 123 . Paradoxalement, ce mythe, qui semble d’abord détrôner le féminin de son rôle originel, réinvestit de symbolique la maternité : dans ce système patriarcal, le père est à l’origine mais au lieu de nier la nécessité maternelle, il l’exalte. Les femmes sont cantonnées au rôle de reproductrices subordonnées.

Les mythes philosophiques gréco-latins prennent racine dans cette mythologie « primitive ». De la Théogonie d’Hésiode aux Métamorphoses d’Ovide, la question de la différence sexuelle s’inscrit dans la perception qu’a l’humanité de sa finitude et de la nécessité de sa perpétuation. Les hommes ne peuvent se prolonger physiquement dans un autre être aussi directement que les femmes qui portent leur descendance en elles. Les juifs, héritiers de ce mythe canaanite, le détournent au profit d’un système patriarcal plus idéologiquement favorable à la domination des hommes. « Dans la version talmudique de la création, l’archange Michel – réplique de Prométhée – crée Adam de la poussière, sur l’ordre, non pas de la mère de tous les vivants, mais de Iahvé. Iahvé lui insuffle ensuite la vie et lui donne Eve qui, comme Pandore, est à l’origine des malheurs de l’humanité » 124 .

Platon, quant à lui,fait de l’Amour, par la bouche de Phèdre, le plus ancien des dieux, celui qui préexiste à toute chose, à tout principe. Labé reprend cette théorie, dans son Débat de Folie et d'Amour : « Amour, la vraye ame de tout l’univers »,à la suite de Marsile Ficin, dans son Commentaire sur le Banquet de Platon 125 . Autre influence apparente des Euvres sur laquelle nous reviendrons dans la seconde partie de notre travail, la philosophie de Léon l’Hébreu, mais aussi la poésie de Catulle ou celle du Cantique des Cantiques. Louise Labé ne donne pas vraiment de genre au mot amour. S’il n’apparaît pas dans l’Epistre, l’auteure en fait un des personnages principaux du Débat : dans le titre de la pièce, impossible de déterminer le genre du mot, incarné cependant dans le texte par Cupidon, un jeune garçon, alors que Folie est une femme. Sont-ils, selon le genre grammatical qui leur est attribué dans le Débat, les représentants des sexes, mâle et femelle, mais aussi du masculin et du féminin ? Dès la troisième phrase de l’Argument, les deux personnages sont déterminés en genre par l’intermédiaire des termes « prest » et « premiere », associé-e-s à chacun-e- d’entre eux/elles. On peut relever cependant plusieurs utilisations du mot au féminin dont un exemple des plus frappants est celui du discours IV où dans sa discussion avec Jupiter, le « petit mignon », fils de Vénus, parle de « la vraye et entiere Amour » 126 .On ne peut admettre la « coquille » sur un sujet qui préoccupe Labé : la différence des sexes et la différence des genres. Serait-ce donc qu’elle attribue à Amour les deux genres ?

L’Amour est à l'origine du dimorphisme sexuel pour Platon. C’est par la bouche d’Aristophane que Platon nous livre une version mythique de l’Amour, de la création du monde et des humains : des humains doubles sont à l’origine de notre espèce, et notamment les androgynes. Pour Aristophane, notre nature primitive se déclinait en trois êtres : « le mâle, la femelle et outre ces deux-là, une troisième composée des deux autres (…) C’était l’espèce androgyne qui avait la forme et le nom des deux autres, mâle et femelle, dont elle était formée » 127 . Le Débat reprend cette croyance mythique qui donne comme origine de l'humanité l'Amour, Amour né de l'indifférenciation sexuelle primitive de l'Androgyne, qui « le fait avoir deus corps, quatre bras, deus ames et plus parfait que les premiers hommes du banquet de Platon » 128 .

Comme dans la Bible, un interdit, tacite pour la société grecque, est porté sur la parole publique des femmes, qui doivent être passives et silencieuses, enfermées au gynécée. Seule la parole privée leur est permise. Or, Louise Labé déroge à cette règle, sous l’influence de la traduction par Octovien de Saint-Gelais des Héroïdes ovidiennes. Les femmes parlent et doivent parler non seulement en privé, comme semble l’attester l’œuvre lyrique, mais aussi en public comme le dit l’Epistre 129 et le prouve le Débat. Les Escriz viennent eux-aussi témoigner de la prise de parole d’une femme dans la société, prise de parole louée par les plus grands. Platon, cependant, met en scène une femme dans son Banquet. Socrate laisse la parole à Diotime, « savante en ces matières et en bien d’autres » 130 , pour parler à son tour de l’Amour. C’est même elle qui porte la parole juste et vraie. Les femmes n’ont donc pas à se taire dans la philosophie de Platon et plus précisément dans le Banquet. Cette particularité n’a pas en effet valeur de loi générale, Ficin l’oubliant dans le choix des convives de son propre banquet.

Les Euvres mettent en scène des personnages féminins – comme Vénus/Aphrodite – et des personnages masculins – comme Mars –. Il existe deux versions du mythe de la création d'Aphrodite et d'Arès, pôles féminin et masculin symboliques. Tout commence au moment de la castration d'Ouranos par le jeune Cronos, persuadé par la Terre-Mère que cet acte est nécessaire pour l'équilibre de l'Univers. Elle l'arme d'une faucille en silex et l'impitoyable Cronos châtre Ouranos. « S'emparant des organes génitaux de la main gauche (qui a été depuis lors de mauvais augure), il les jeta, ainsi que la faucille, dans la mer [...] des gouttes de sang s'écoulant de la blessure tombèrent sur la Terre-Mère et elle donna naissance aux trois Erinyes, furies qui vengent les parricides » 131 . Lorsque Cronos tranche les parties génitales et le phallus d’Ouranos, puis jette le tout derrière lui sans se retourner 132 , il fait naître guerres et conflits, selon Quignard. De l'écume qui s'amasse autour du sexe d’Ouranos tombé en mer naît Aphrodite 133 . Déesse de l’amour et de la beauté, représentée généralement sortant d’une vague, elle est celle qui naît de l'écume. « Dans la philosophie stoïcienne, le logos spermatique régit le monde» 134 . L’identification, relevée par Bourdieu 135 , entre le lait et le sperme est courante, car ils sont tous deux symboles de fécondité. Un corps peut porter la vie. L’autre doit prendre pouvoir de ce corps pour SE perpétuer. Le mot grec femme est proche de l’étymologie grecque de la Terre-Mère, Gaïa. « Platon affirme dans le Ménéxème (238a) : car ce n’est pas la Terre qui a imité ( memimètai) la femme dans la grossesse et l’enfantement mais la femme la Terre ( alla gynè gèn) » 136 .

Le panthéon labéen utilisé dans le Débat est divers. Il reprend cependant assez systématiquement les grandes oppositions de genre incarnées par Vénus et Mars.

‘ Mars voit Vénus… 137

Les Parques, dont l’une est supposée avoir donné le bandeau qui sert à Folie contre Amour 138 , sont utilisées par Labé dans le Débat. Au nombre de trois, comme les Erinyes, elles occupent une place de choix. Eros, quant à lui, au centre du Débat de Folie et d'Amour, mais aussi de la plus grande partie de la philosophie renaissante, est le premier dieu, puisque sans lui, aucun des autres dieux n'aurait pu naître. Dans le Débat, il se présente lui-même comme le dieu le plus important du panthéon, ce qu’Apollon reprend ensuite : « la vraye ame de tout l’univers » 139 . D'autres sources semblent en faire le fils d'Aphrodite et d'Arès 140 . Vénus est présente dans le Débat, en tant que mère de Cupidon, dès le discours II, et Amour lui-même est présenté par Folie par atténuation comme « fils de Venus » 141 . Mars apparaît au tout début de l’œuvre poétique labéenne, aux vers 13 de la première élégie 142 , immédiatement associé à Amour, à la fois comme mythe fondateur de l’humanité, source d’inspiration lyrique et ferment philosophique. Plus loin, au début des sonnets, c’est de nouveau Amour qui est interpellé :

‘ Pur, Amour, co i begli occhi tu fatt’hai…143

La mise en évidence du terme, interlocuteur privilégié du je qui s’exprime dans le premier sonnet des Euvres, dit clairement la place que réserve Labé au dieu central de la philosophie renaissante. Cependant, Labé fait une place tout aussi importante à Folie, personnage humaniste d’influence lucianique puis érasmienne. L’un ne semble pas aller sans l’autre dans la production labéenne, étroitement lié-e-s l’un à l’autre, situation présente dès le discours I puis entérinée par Jupiter « vous commandons vivre amiablement ensemble, sans vous outrager l’un l’autre… » 144 . Labé est présentée comme la fille de Mars et de Vénus, conjuguant à la fois la « force virile » et la « grâce féminine ». Cette mythification de l’auteure est dû sans doute aux allégations sur l’origine du nom de Fourvière désignant une des deux collines de la Cité lyonnaise. Selon François Rigolot, Fourvière viendrait de Forum Veneris. «  C’est à Lyon que Jean Lemaire de Belges, le vulgarisateur des légendes sur l’origines des Français, avait placé le fameux Temple de Vénus dans sa Concorde des deux Langages (…) On faisait dériver Fourvière de Forum Veneris (marché de Vénus)… Archéologues – Symphorien Champier en tête – et philologues s’unissaient pour consacrer la saincte montagne au culte de Vénus » 145 , étymologie acceptée à l’époque et attestée par une manchette du dernier texte des Escriz. Labé, fille de Lyon, serait le rejeton des amours du Rhône viril et de la Saône lascive, la situation géographique de la ville devenant la représentation confluente de l’Ordo Mundi. Marot souligne le contraste entre « l’impétuosité du fleuve masculin avec la féconde attente de la rivière féminine. Dans l’épître dédiée A Monseigneur le Cardinal de Tournon, il écrivait : Dieu gard’la Saône au port bien fructueux /Et son mari, le Rhône impétueux » 146 doncun homme et une femme (le fleuve et la rivière anthropomorphés représentés par une statue toujours visible place de la Bourse). Autre base mythique : la ville de Lyon avait été comparée (…) à une nouvelle Troie, plus magnifique encore que l’ancienne ville d’Asie Mineure. Lemaire en était le principal responsable. En bon rhétoriqueur, il pouvait donner, grâce au jeu de la paronomase (Lyon et Ilion, autre nom de Troie), des vertus troyennes aux habitants de Fourvière où il plaçait son Temple de Vénus. Lyon acquérait sa valeur antique par le biais des sonorités qui l’identifiait à Ilion » 147 . Le contexte mythologique de Lyon, relevé aussi par Karine Berriot 148 , inscrit les Euvres dans l’Ordo Mundi.

Dans ce monde bipolaire, on distribue de manière stricte et hiérarchique les activités imparties à chacun des deux sexes selon leur genre social déterminé. Le commentaire que fait Sylviane Agacinski 149 d’un extrait de la Politique d’Aristote met en évidence la théorie de la hiérarchie des genres (et des sexes) : « il fait reposer l’institution familiale sur la supériorité naturelle de l’homme, élément dominant, et sur l’infériorité de la femme, élément subordonné » en déclarant que toute famille est régie par le mâle le plus âgé. C’est ce que reprend en partie un texte tiré d’un recueil sans doute collectif, mais anonyme, de 1551, intitulé La Louenge des femmes, invention extraite du Commentaire de Pantagruel, sus l’Androgyne de Platon, dont l’Epistre de Messire André Misogyne affirme :

‘ Cela est fable, aussi c’est verité’ ‘ Creüe en tout temps par seinte autorité,’ ‘ Qu’hommes estoient immortelz, impassibles,’ ‘ Prochains de l’huer des haults Dieux invisibles :’ ‘ Si une femme, encor’ freschement nee’ ‘ Et seule au monde, à mal faire adonnee’ ‘ Ne les eust fait, par un malheureux mords,’ ‘ Subietz à tous les maux, et à deux morts. 150
Notes
118.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 107.

119.

Ibid., pp. 68-69 ; mais aussi p. 77.

120.

Ibid., p. 126.

121.

Robert GRAVES, Les Mythes Grecs, Paris, Fayard, 1967, pp. 29-30.

122.

Ibid., pp. 32-33.

123.

Ibid., p. 35.

124.

Ibid.

125.

Marsile FICIN, Commentaire sur le Banquet de Platon. Texte du manuscrit autographe présenté par Raymond MARCEL, Paris, Les Classiques de l’Humanisme, Les Belles Lettres, 1956. Il sera fait référence à l’ensemble de l’ouvrage.

126.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 63.

127.

PLATON, Le Banquet (discours d’Aristophane). GF-Flammarion, Paris, 1964, pp. 49 et 50.

128.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 70.

129.

Ibid., p. 42.

130.

PLATON, Le Banquet, op. cit., p. 62.

131.

Robert GRAVES, Les Mythes Grecs, op. cit., p. 37.

132.

HESIODE Théogonie (187), cité par Pascal QUIGNARD, Le Sexe et l’Effroi. Paris, Folio, Gallimard, 1994, p. 91.

133.

Robert GRAVES, Les Mythes Grecs, op. cit., p. 46.

134.

Pascal QUIGNARD, Le Sexe et l’Effroi, op.cit, p. 98.

135.

Pierre BOURDIEU, La Domination masculine, op. cit., p. 26.

136.

Pascal QUIGNARD, Le Sexe et l’Effroi, op.cit, p. 98.

137.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 133.

138.

Ibid., p.55.

139.

Ibid., p. 65.

140.

Robert GRAVES, Les Mythes Grecs, op. cit., p. 53.

141.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 50.

142.

Ibid., p. 107.

143.

Ibid., p. 121.

144.

Ibid., p. 103.

145.

François RIGOLOT, Poésie et Renaissance, Paris, Le Seuil, 2002, p. 121.

146.

Ibid., p. 124.

147.

Ibid., p. 122.

148.

Karine BERRIOT, Louise Labé, la belle rebelle et le françois nouveau, op. cit., pp. 35 à 40.

149.

Sylviane AGACINSKI, Politique des Sexes, op.cit, pp. 62 à 67.

150.

La Louenge des femmes, op. cit., p. 18.