C- Les valences différentielles

Françoise Héritier explique que la question de la différence des sexes peut être rattachée à celle du rôle différent des sexes dans la reproduction et des valeurs différentielles qui sont attribuées, partant de ce constat, au masculin et au féminin dans les sociétés humaines. La construction sociale des genres découle de là : « la répartition des tâches telles que nous les connaissons dans les sociétés occidentales ne sont pas des phénomènes générés par une nature biologique commune mais bien des constructions culturelles (…) Dans la perspective naïve de l’illusion naturaliste, il y aurait une transcription universelle et unique, sous une forme canonique qui légitime le rapport des sexes, de faits considérés comme d’ordre naturel, parce qu’ils sont les mêmes pour tout le monde » 151 . Les dominations sociales s’inscrivent d’abord dans la langue, y compris dans celle des textes de l’Antiquité qui constituent le corpus humaniste.

Le problème de la traduction en français du latin homo se pose à la lecture des Métamorphoses d’Ovide. Dans le mythe de la création humaine, Ovide ne semble pas séparer le mâle de la femelle, précisant juste que l’humain est un « animal plus noble », à l’image des dieux. Comme il existe des dieux et des déesses dans la mythologie gréco-latine, les mâles et les femelles de l’espèce humaine coexistent dans les mythes ovidiens. Ovide est un des principaux auteurs que redécouvre la Renaissance et dont les poètes du XVIème se veulent les héritiers. Cette vision de l’humain dans les Métamorphoses ne peut avoir échappé à Labé. Louise Labé fait référence à Ovide, dans son Débat 152 , mais aussi dans sa première élégie 153  :

‘Il m’a donné la lyre, qui les vers’ ‘ Souloit chanter de l’Amour lesbienne.’

Les derniers mots associent l’écriture lyrique des élégies labéennes à l’inspiration ovidiennes par l’intermédiaire des Héroïdes. L’évocation de Lesbos rattache le je des Euvres à l’influence de Sappho – déjà évoquée dès le Débat – mais aussi à Catulle 154 , nous le verrons plus loin.

Les femmes romaines, sans doute comme les femmes grecques avant elles, n’ont aucun choix et surtout pas celui de l’amour, car elles sont des matrones, portant le « matrimoine » 155 de leur époux et ne pouvant accéder par conséquent à ce sentiment de « prostituée » qu’est l’amour et la volupté de cet amour. « Les sociétés grecque et romaine ne dissociaient pas biologie et politique » 156 . Est-ce ce que l’on a reproché à Ovide ? Il y a une différence claire et nette pour les latins entre Vénus, déesse des « louves » et du lupanar, et Junon, protectrice des matrones. Junon protège les matrones et le mot romain qui désigne le mariage, matrimonium, ne concerne que les femmes. Ce mot latin ne dit que la maternité potentielle des femmes, « matrimoine » de la lignée mâle. Le mariage est une « societas, une association de procréation » 157 .

Si la différence sexuelle n’est marquée pour les Latins que par rapport à la reproduction, les femmes ne possèdent pas les mêmes droits que les hommes dans la Rome d’Auguste ou de Tibère, précisément parce qu’elles sont potentiellement des mères donc chargées de la perpétuation de la race, de la caste, de la famille. La sexualité latine est codifiée. Puisque mater certissima, pater semper incertus, les hommes doivent s’assurer un pouvoir sur les femmes : Lucrèce se suicide car elle a été souillée par un viol, non pas en tant que femme mais en tant que mère. C’est ce que nous explique Pascal Quignard dans son essai sur le passage de la sexualité grecque à la sexualité latine, Le Sexe et l’Effroi 158 . « Par le viol, la fécondité est souillée. La fidélité n’est pas un sentiment conjugal mais une conséquence de la fiabilité de la lignée spermatique ». Une femme mariée ne peut être touchée par un autre homme que son époux ou elle encourt la mort pour avoir mis en péril sa lignée, sa descendance. « La castitas c’est l’intégrité de la caste qui résulte de celles qui portent l’embryon, lequel provient exclusivement, dans l’imaginaire des Anciens, de la semence virile » 159 . C’est la castitas, seul but de la fécondité du mariage. Les Romains développèrent une véritable politique de surveillance du coït. « Le pouvoir à Rome lia en un seul faisceau (…) la puissance sexuelle, l’obscénité verbale, la domination phallique » 160 . Le fascinus est le mot romain pour dire phallus, selon Quignard. Le mot faisceau, ou fascis, désigne les baguettes de bouleau reliées par une courroie que tiennent les licteurs. C’est le même mot qui désigne le fascinus (ou phallos), la fascination, le fascisme. C’est la potentia romaine, fondée sur l’érection virile. Tout ce qui fait une société était soumis aux appels de la fécondité, de la perpétuation. « Les femmes ne peuvent que devenir ce qu’elles sont selon la raison mythique » 161 . Françoise Héritier précise ainsi que « ce n’est pas le sexe, mais la fécondité, qui fait la différence réelle entre le masculin et le féminin » 162 . Le principe de perpétuation de l’espèce est le « seul point de départ du masculin et du féminin » 163 , effectivement. Or, la seule mère présentée dans les Euvres est Vénus, et tout est fait pour la rendre ridicule aux yeux du lecteur, du lyrisme exagéré de sa première intervention à la fin du discours II 164 qui, dans le contexte prosaïque du Débat, la décrédibilise, à son manque total de jugement et de justice du début du discours III 165 .

De la valence différentielle théorisée par Françoise Héritier peut s’expliquer l’idée d’une essence féminine ou d’une « féminité ».  Béatrice Didier, dans son ouvrage sur «l'écriture féminine», L'Ecriture Femme 166 , est le porte-parole d’une idéologie critique qui croit en l’existence de la « féminité ». L’essentialisme et le différencialisme, deux notions différentes mais qui se recoupent souvent, sont les principaux outils de ce type de critique.

Le différencialisme est la doctrine qui classe les individus selon leurs supposées caractéristiques « innées ». Cette théorie fonde une « norme » en répartissant des individus, en groupes ou catégories, dans leurs différences par rapport à celle-ci, différences de sexe, de couleur de peau, d’origine géographique. Ces différences détermineraient alors un comportement anormal (la norme étant elle-même « naturelle » selon cette doctrine).

L’essentialisme, quant à lui, se fonde sur l’existence d’une « essence  naturelle ou innée » des individus selon leur sexe, leur origine géographique ou leur couleur de peau. Cette doctrine, extrêmement proche du différencialisme, estime ainsi qu’on naît femme, ou homme, ou noir, et nos comportements comme nos productions, sont déterminés par notre « essence », notre « nature ». Elle affirme l’existence d’un « éternel féminin » et d’une « virilité » auxquels les individus « normaux » et non-déviants se conforment, reléguant au second plan l’idée de construction sociale de l’individu.

Il s’agit en fait de fonder des doctrines « naturalisantes » sur des faits sociétaux (ou de construction sociale) : « les apparences biologiques et les effets bien réels qu’a produit, dans les corps et les cerveaux, un long travail collectif de socialisation du biologique et de biologisation du social se conjuguent pour renverser la relation entre les causes et les effets et faire apparaître une construction sociale naturalisée » 167 . Ces doctrines ont été appliquées à la critique littéraire.

Notes
151.

Françoise HÉRITIER, Masculin-Féminin, op. cit., p. 22.

152.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 77.

153.

Ibid., p. 107.

154.

Selon Karine BERRIOT, Louise Labé, la belle rebelle et le françois nouveau, op. cit., p. 113.

155.

Pascal QUIGNARD, Le Sexe et l’Effroi, o p. cit., p. 31.

156.

Ibid., p. 85.

157.

Ibid., p. 31.

158.

Ibid., p. 27.

159.

Ibid., pp. 27 et 28.

160.

Ibid., p. 38.

161.

Pierre BOURDIEU, La Domination masculine, op. cit., p. 48.

162.

Françoise HÉRITIER, Masculin-Féminin, op. cit., p. 230.

163.

Sylviane AGACINSKI, Politique des Sexes, op. cit., p. 16.

164.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 58.

165.

Ibid., p. 59.

166.

Béatrice DIDIER, L’Ecriture-Femme, op. cit.

167.

Pierre BOURDIEU, La Domination masculine, op. cit., p. 14.