A– Théorie médicale : les « mâles manqués »

La science, et surtout la biologie, « a bien souvent fourni à la société des fondements prétendument naturels à sa vision du monde, voire à ses pires préjugés. Ce fut le cas au XIXème siècle par exemple, où certains anthropologues “démontrèrent” la supériorité de la race caucasienne sur les autres, ou encore de celle des hommes sur les femmes » 169 . Inséré dans un système d’oppositions mythiques, le schème médical d’intégration de la hiérarchie des genres affirme comme naturelles les dichotomies entre haut/bas, dessus/dessous, droite/gauche, droit/courbe, sec/humide, plein/vide, clair/sombre, dehors/dedans, public/privé, etc... La médecine a relayé la confusion entre sexe et genre : elle a déduit de l’observation de l’anatomie des mâles et des femelles (posant au préalable le mâle comme norme, ou principe de toute chose) que le sexe des mâles « sorti », au contraire de celui des femmes « rentré, caché, secret », détermine les rôles qu’ils doivent jouer en tant qu’homme et femme dans la société, ou comment « trouver dans le corps de la femme la justification du statut social qu’ils – les moralistes – lui assignent au nom des oppositions traditionnelles entre l’intérieur et l’extérieur, la sensibilité et la raison, la passivité et l’activité » 170 . Nous ne nions en rien la possibilité d’une influence du corps sur les comportements mais elle est aussi hypothétique que la seule détermination sociale. On ne peut se contenter de cette seule clé d’analyse pour affirmer l’existence de l’« écriture féminine ».

Nous devons nous méfier du glissement sémantique si terriblement aisé entre le sexe biologique et le sexe social (entre sexe et genre) ou pour simplifier entre mâle/femelle et homme/femme, notions qui ne se recouvrent pas complètement. Le sexe biologique est pour les scientifiques contemporains une notion complexe et variable. C’est pourtant sur lui que se fonde la théorie différencialiste, souvent sur sa manifestation la plus simpliste, à savoir les organes génitaux externes, pour séparer les individus de notre espèce en deux catégories bien distinctes, deux classes. C’est sur cette « nature » physiologique de l’individu qu’ont été définis et que sont imposés à la naissance les titres d’homme ou femme (garçon ou fille dans les maternités et les instances d’Etat-Civil). Ces deux catégories, homme/femme, ont été bien utiles pour « répartir de manière inégalitaire, mais apparemment naturelle, les biens, les corvées, les pouvoirs, les devoirs » 171 . Les femmes sont ainsi constamment « condamnées à donner à chaque instant les apparences d’un fondement naturel à l’identité minorée qui leur est socialement assignée » 172 . C’est ainsi qu’une loi sociale passe pour médicale et naturelle alors qu’elle est avant tout incorporée.

Dès l’origine de la médecine moderne, que l’on peut faire remonter aux travaux d’Hippocrate, les femmes ont eu à souffrir de l’androcentrisme. Hippocrate pense que la médecine doit traiter différemment hommes et femmes puisque, la femme est autre, par sa nature et sa constitution. Rapidement, les médecins élaborent des théories basées davantage sur des principes philosophiques et religieux, ceux qui ordonnent leur monde, que sur des observations de la réalité.

Evelyne Berriot-Salvadore relève chez Galien, héritier de Platon et d’Aristote, l’affirmation d’un corps féminin qui porterait les stigmates que lui confère son infériorité : « De même que de tous les animaux l’homme est le plus parfait, de même dans l’espèce humaine, l’homme est plus parfait que la femme » 173 .

Pour les savants de la Renaissance, les genres masculin et féminin se déploient suivant un continuum : ils placent aux deux extrémités l’homme viril et la femme féminine, mais expliquent aussi que le sexe femelle est un sexe mâle « rentré » ou « manqué », plaçant le pénis comme norme biologique de l’espèce. Sylvie Steinberg étudie dans la Physionomie Humaine de Jean-Baptiste Porta (vaste compilation de traités physiognomonistes, médicaux et philosophiques de l’Antiquité) la distinction que le savant du XVIème siècle fait entre les corps des femmes et des hommes : le corps des femmes se distingue de celui des hommes car il est « charnu, mol, inarticulé, délié, humide, rond, petit, étroit, grêle, mal ouvert, gras » 174 , souvent blanc et blond, comme dans le Blason de la femme, tiré de La Louenge des femmes, invention extraite du Commentaire de Pantagruel, sus l’Androgyne de Platon, publié en 1551 :

‘ Femme, de qui les cheveux blonds,’ ‘ Soient troussez court, ou pendant longs,’ ‘ Servent à l’amoureuse ruse’ ‘ Comme les serpents à Meduse… 175

« Par contraste, l’homme présente un aspect nerveux, dur, articulé, sec, gros d’ossements, grand, fort, gros, large, carré, bien formé, qui dénote sa supériorité. Il est aussi plus sombre de cheveu et de peau. Il va presque sans dire que cette opposition se retrouve dans le domaine des mœurs : si l’homme est doté d’un cœur généreux, sans crainte, étant juste, simple et désireux d’emporter la victoire et l’honneur de ce qu’il entreprend, l’esprit de la femme est craintif, furieux et surtout trompeur. Cette description strictement dichotomique – dichotomie dont Françoise Héritier a montré la constance à travers les cultures humaines qu’elle a étudiées – » 176 et qui se veut naturaliste, est influencée par la vision symbolique androcentrée que le scientifique a de la différence sexuelle. Les femmes qui apparaissent dans les Euvres ne correspondent pas à cette vision, que ce soit Folie qui se montre immédiatement violente (« quand j’aurois un bras lié, si ne te creindrois je gueres » 177 ) ou Sémiramis, dans la première élégie, présentée comme un personnage viril :

‘ Semiramis, Royne tant renommee,’ ‘ Qui mit en route avecques son armee’ ‘Les noirs squadrons des Ethiopiens… 178

Les femmes sont en général virilisées dans les Euvres, perçues comme primordiales dans la polis : « Ne se sont trouvees des armees en danger en païs estranges, et sauvees par l’amitié que quelques Dames portoient aus Capiteines ? des Rois remiz en leurs principales citez par les intelligences, que leurs amies leur avoient pratiquees secretement ? » 179 . Si Eliane Viennot précise que « la guerre et la violence physique étaient beaucoup moins rares chez les femmes de la Renaissance (comme du reste des époques antérieures) qu’on ne l’imagine depuis le XIXème siècle » 180 , ne devons-nous cependant souligner la difficile association Euvres -« écriture féminine », par rapport aux critères définitionnels de cette théorie ?

Notes
169.

Joëlle WIELS, « L’Ovaire sort de l’ombre » in « Sexes, comment devient-on homme et femme », op. cit., p. 30.

170.

Pierre BOURDIEU, La Domination masculine, op. cit., p. 29.

171.

Joëlle WIELS, « L’Ovaire sort de l’ombre » in « Sexes, comment devient-on homme et femme », op. cit., p. 30 .

172.

Pierre BOURDIEU, La Domination masculine, op. cit., p. 49.

173.

Evelyne BERRIOT-SALVADORE, Un Corps, un destin : la femme dans la médecine de la Renaissance. Paris, Champion, 1993, p. 10.

174.

Sylvie STEINBERG, « Anatomie d’une double révolution » in « Sexes, comment devient-on homme et femme », op. cit., p. 14.

175.

Voir extrait en Annexe.

176.

Sylvie STEINBERG, « Anatomie d’une double révolution » in « Sexes, comment devient-on homme et femme », op. cit., p. 14.

177.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 49.

178.

Ibid., pp. 108-109.

179.

Ibid., p. 71.

180.

Eliane VIENNOT, « La diffusion du féminisme au temps de Louise Labé », in Louise Labé 2005, études réunies par Béatrice ALONSO et Eliane VIENNOT, collection L’école du genre, Publications de l’Université de Saint-Etienne, 2004, p. 22.