B- Des oppositions

Dans le modèle de la Renaissance et en fonction des mythes fondateurs du dimorphisme sexuel, les hommes et les femmes s’opposent. A l’époque de Vésale, cette opposition va jusqu’à influencer les descriptions et représentations que les anatomistes de la Renaissance vont faire des organes de la procréation. Galien, à la suite d’Aristote, propose un système explicatif de la symétrie inverse des organes génitaux des deux sexes. C’est la doctrine des tempéraments, doctrine hippocratique, adaptée au Moyen-Age et encore vivace au moment de l’écriture des Euvres par Labé.

Le texte de La Louenge des femmes nous semble particulièrement parlant : si le titre révèle assez le ton, ironique, la moquerie envers Ficin paraissant évidente, ainsi que le caractère antiphrastique de la première partie de la proposition, nous ne pouvons immédiatement déterminé s’il s’agit d’une critique ou d’un éloge des femmes. Se plaçant sous le double patronage de Platon et de l’ « Abstracteur de Quinte essence » 181 , l’auteur anonyme du texte qui ouvre ce recueil comprenant sans doute les écrits de plusieurs poètes, explique : « Le tresdocte, treseloquent & tresfacecieux Architecte de risees Pantagruel, au ne scay quantieme chapitre de son Commentaire sus l’Androgyne de Platon, escrit que le femme est un sexe tan fragil, tant variable, tant muable, tant inconstant, tant imperfait, que Nature luy semble s’estre egaree de ce bon sens par lequel elle avoit creé, & formé toutes choses, quand elle ha basti la femme ». Le présupposé sexiste s’inscrit dans une problématique humorale qui fait des femmes le « sexe faible ». La première pièce en prose de ce recueil revient sur l’impossibilité « naturelle » des femmes à réfléchir (« les débouter de la divine philosophie »), à s’impliquer dans la polis (« leur defendre la police civile »), enfin à commercer. Tout cet argumentaire se fait dans la perspective rabelaisienne (« Maistre Alcofribas ») et pourrait laisser supposer qu’il est antiphrastique. Cependant, la suite du recueil est une critique misogyne des femmes dans leur ensemble, un Blason de la Femme la comparant au diable, puis une Epistre de Messire André Misogyne, Gentilhomme Florentin, envoyee au Seigneur Pamphile, Theliarche, qui luy avoit demandé conseil sus le propos de se marier en faisant l’incarnation pandorique de tous les malheurs des hommes. Critique violente du mariage, le texte d’André Misogyne commence sur une présentation élogieuse du mariage, comparé à la « monachale vie ». L’éloge ne dure cependant que six vers et se rompt sur un « Mais toutefois » qui laisse entrevoir le début de l’argumentaire contradictoire – où les femmes vont être tenues pour responsable de l’échec de l’institution sacrée –. Or, dans le Débat de Folie et d’Amour, Apollon se sert lui aussi de l’évocation du Banquet platonicien et de son mythe central, l’Androgyne, pour en arriver à une valorisation du mariage d’amour. La « femme » est d’ « amiable compagnie ». Elle rend l’« homme » plus heureux, « fidelement lui dispense son bien, lui augmente son plaisir, ou le tient en bride doucement… » 182 . Il faut bien entendu tenir compte du problème que pose le contexte de cet éloge, dans la bouche d’Apollon, et de la vision assez caricaturale qu’il fait des femmes comme celles qui peuvent parfaire l’imperfection masculine. Complète inversion des valeurs proposées par André Misogyne, cette phrase ne considère pas les femmes comme des « object de servitude », mais bien comme celle qui parfait l’imperfection masculine : « lui ote les facheries, et quelquefois les empesche de venir, l’appaise, l’adoucit, le traite sain et malade, le fait avoir deus corps, quatre bras, deus ames, et plus parfait que les premiers hommes du banquet de Platon… » 183 . Le texte de Misogyne étant de 1551, on peut imaginer que les Euvres aient entrepris d’y répondre, d’autant plus si l’auteur est Olivier de Magny (Par anagramme, André Misogyne pourrait être Sieur O. de Magny. L’Epistre en questionutilise un champ lexical qu’on retrouve par ailleurs chez l’auteur notamment dans l’Ode XIX des Escriz, comme le mot masque. Cette ode a pour titre : Odes en faveur de D. Louize Labé, à son bon signeur D.M). Magny a dialogué avec Louise Labé, comme semblent le prouver le sonnet LV des Souspirs de 1556, dont seuls les tercets diffèrent du sonnet II des Euvres de Louise Labé Il est aussi l’auteur de l’Ode à sire Aymon publiée dans le recueil des Odes de 1559. La virulence de l’attaque de Magny pourrait alors s’expliquer par le caractère profondément contradictoire de leurs avis respectifs sur le droit des femmes, leur dialogue paraissant être avant tout une discussion de plus sur les femmes, chacun-e- défendant son point de vue. Le recueil de 1551 est en tout cas symptomatique des clichés sexistes en vigueur au moment où Labé écrit et probablement décide de publier.

Folie est une femme dans le Débat. Dès le début de l’œuvre 184 . L’auteure marque le genre grammatical du personnage symbolique en opposition avec celui d’Amour. Paradoxalement, Amour ne démontre pas qu’il est un homme mais bien un « garsonneau » qui va se réfugier rapidement (discours II) dans les jupes de sa mère, Vénus, alors que Folie s’assume seule, prend la parole seule, ne craint pas Amour mais au contraire s’affirme face à lui.

La physiologie du corps et la médecine viennent s’inscrire dans une représentation orientée du monde, représentation d’un ordo mundi galénique qui fonctionne sur les oppositions :

Il ne s’agit pas seulement d’une théorie médicale mais d’un agencement philosophique du monde où les femmes ne vont pas tenir le « beau rôle », situées en bas, dans les eaux froides de la société humaine. Dans les Euvres, le sonnet des antithèses (sonnet VIII) 185 aurait pu s’accorder avec ce schéma d’oppositions. Ce n’est pas le cas, car un je au genre non-identifiable grammaticalement incarne seul toutes les oppositions possibles, dans une posture pétrarquiste déjà presque obsolète en 1555.

‘Je vis, je meurs : je me brule et me noye’ ‘ J’ay chaut estreme en endurant froidure…’

La civilisation médiévale a, dans le cadre galénique, proposé une description des organes génitaux des femmes, l’observation et les connaissances admises étant orientées par les enjeux sociaux et théologiques. Les femmes sont réduites à leur corps, et plus précisément à leur ventre. Les organes génitaux des femmes sont considérés comme les mêmes que ceux des hommes mais «retournés et rentrés » suivant des « isomorphismes puisés dans la lecture de Galien : les médecins font ainsi l’analogie entre l’utérus et le scrotum, les testicules et les ovaires, le vagin et la verge. Les planches d’anatomie de la Renaissance représentent le sexe de la femme comme un sexe viril rentré, avec des ovaires qui ont juste la particularité par rapport aux testicules d’être sortis de leur sac » 186 . Ainsi : « Dans la représentation hiérarchisée des êtres et des choses, la femelle est située entre l’homme et l’animal : la femelle est plus imparfaite que le masle, pour une et principale raison, à savoir pource qu’elle est plus froide » 187 . Louise Labé a conscience du poids de cette définition naturalisée du genre féminin par son sexe anatomique, mais elle s’y oppose, exhortant les « dames » à « s’employer à faire entendre au monde » que le domaine public et la cité les concernent autant que ceux dont elles sont pour l’instant les silencieuses compagnes 188 .

Notes
181.

Voir extrait en Annexe.

182.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 70.

183.

Ibid.

184.

Ibid., pp. 49 mais aussi 50, 52, et 54.

185.

Ibid., p. 125.

186.

Sylvie STEINBERG, « Anatomie d’une double révolution » in « Sexes, comment devient-on homme et femme », op. cit., p. 14.

187.

Evelyne BERRIOT-SALVADORE, Un corps, un destin : la femme dans la médecine de la Renaissance, op. cit., p. 23.

188.

Ibid., p. 42.