La fameuse « intuition féminine » est avant tout la marque de l’incapacité élémentaire des femmes à raisonner, à réfléchir, à penser, à se projeter : « La notion d’intuition, qui dans la langue classique désigne un mode de connaissance immédiat, une saisie intellectuelle directe de quelque chose de vrai, et ce par différence mais non nécessairement opposition radicale, avec la connaissance médiate ou laborieuse, cette dernière supposant raisonnement, discussion, débat intérieur, dialectique, expérimentation, déduction, langage, administration ou tentative d’administration d’une forme quelconque de preuve... ce qu’on appelle, globalement, la connaissance discursive » ²⁰⁶ , va être « donnée » aux femmes dans l’ordre symbolique du monde. Qu’est-ce donc que l’ « intuition féminine » ? Pour Hegel, dans sa Phénoménologie de l’esprit, commenté par Michèle Le Doeuff, l’intuition produit « dans le meilleur des cas de belles pensées, non des connaissances » ²⁰⁷ . Les Euvres viennent suffisamment, par leur culture et leur qualité rhétorique, s’opposer à cette pensée masculine oppressive. Inévitablement, l’intuition fut associée à un mode de pensée, non de réflexion, naturellement féminin. Les femmes sont « instinctives », animales. Pour Schopenhauer : « la nature, en séparant l’espèce humaine en deux catégories, n’a pas fait les parts égales. La différence entre le pôle positif (l’homme) et le pôle négatif (la femme) n’est pas seulement une différence de qualité mais aussi de quantité (…) la femme par nature est destinée à obéir » ²⁰⁸ .

Le flux menstruel est le symptôme le plus évident de cette proximité des femmes avec leur corps : dans la culture judéo-chrétienne, la femme menstruée est impure et, depuis l’Antiquité, elle apparaît douée d’un pouvoir mystérieux et maléfique. Le sang menstruel nourrit des études médicales pétries de croyances populaires. Dès Isidore de Séville, les menstrues sont rattachées, selon l’étymologie grecque mene, nom que l’on donne à la lune, au cycle lunaire donc à la sorcellerie ²⁰⁹ . C’est ainsi qu’on fait de la Lune un principe féminin. Pour tout le Moyen-Age, il est « répété que la femme possède peu de chaleur naturelle : elle est froide (…) En dehors des périodes de gestation, les résidus que son défaut de chaleur ne lui permet pas de transformer par la coction sont expulsés sous la forme de sang menstruel. C’est pourquoi Aristote, suivi par la pensée médiévale, avait pu avancer que les femmes n’ont pas de saignements de nez, pas d’hémorroïdes et une peau douce et lisse » ²¹⁰ . Pour la plupart des médecins de la Renaissance et ce jusqu’au milieu du XXème siècle, le sang est la marque d’une superfluité, effet « naturel » du tempérament féminin, froid et humide, gauche, bas, courbe. Or, Folie, dans le Débat, est aussi celle qu’Amour nomme « sorciere » ²¹¹ . Ce sang ne peut servir que lors de la grossesse, pour nourrir le fœtus, mais hors de cette période, il est un danger latent, l’arme possible de celles qui, vouées à la résignation et à la discrétion, mettent en place des « stratégies symboliques » contre les hommes qui les dominent. La magie passe pour une réplique de dominée à l’agression de la domination. L’utilisation que fait Folie de ce qu’Amour analyse comme de la sorcellerie (« A ce que je voy, tu dois estre quelque sorciere… » ²¹² ) entre en partie dans ce processus : elle se rend invisible à Amour puisqu’il est de toutes façons incompétent à voir, puisqu’il voit mal ²¹³ . Cependant, elle conçoit son dialogue avec le jeune dieu ignorant comme un exercice de maïeutique qui permet enfin à Amour de devenir celui qu’il doit être, le libérant par la même occasion d’une mère abusive.

Malgré l’observation anatomique et les progrès thérapeutiques, le discours scientifique, presque uniquement masculin, va rester tributaire, jusqu’au milieu du XXème siècle, de cet ordre du monde qu’il faut garantir. L’utérus est le lieu sacré de la féminité, de l’éternel féminin, et permet d’établir une définition de la Femme. Les femmes sont tout entières confondues avec leur corps, avec leur matrice : « c’est à cause de ce vase que la femme a été constituée, et non pour la nécessité d’aucun autre membre ou partie » ²¹⁴ . Cette conception utérocentriste pousse les médecins à rapprocher la femelle, bien plus que le mâle, de l’animal, guidée et soumise aux pressions de sa chair. Elle n’appartient pas vraiment à l’espèce humaine car proie d’une animalité utérine. A celles qui ne peuvent procréer ne reste finalement que la folie ou la haine. Pécheresses depuis l’origine (Eve ou Pandore), elles glissent plus facilement que les hommes du côté de l’ombre, de la Folie aussi. Or, Labé reprend en partie Boccace et son De claris mulieribus, qui réhabilite Eve, la plaçant au tout début d’une œuvre certainement lue par l’auteur des Euvres. Dès le haut Moyen-Age est défini, hérité de l’idée hippocratique des déplacements utérins, un mal né de ce désir féminin absolu de faire des enfants. Cette « boule hystérique » crée la pensée d’une intériorité féminine qui échappe à tout contrôle, la pensée de femmes possédées par leurs organes ²¹⁵ . Jean Bodin dans sa Démonomanie explique clairement que la nature imparfaite des femmes qui restent « filles » les pousse vers la sorcellerie ²¹⁶ . Bodin développe même une théorie médicale pour expliquer le caractère presque essentiellement féminin de la sorcellerie. Pour la plupart des médecins, les sorcières sont des folles, dont l’esprit est tourmenté par un utérus resté vide, ou plus simplement par leur tempérament et leur constitution imparfaite et animale. Femmes en folie, hystériques et sorcières sont associées dans la vision androcentrée du monde. Labé semble cependant réhabiliter Folie dans le Panthéon, lui donnant une place qui en fait l’égale d’Amour, et ce dès le titre du Débat, la conjonction de coordination entre les termes venant l’attester. Chez les femmes, c’est le bas et la gauche qui dominent quand les hommes trônent en haut à la droite de Dieu le Père : « Au dire des autorités ecclésiastiques, (la) démesure (de la femme) la pousse aux diaboliques pratiques de la sorcellerie » ²¹⁷ . C’est pourtant les « exemptez d’Amour » que l’auteure des Euvres décrit comme des « gens mornes, sans esprit, qui n’ont grace aucune à parler, une voix rude, un aller pensif, un visage de mauvaise rencontre, un œil baissé, creintifs, avares, impitoyables, ignorans, et n’estimans personne : Loups garous » ²¹⁸ . Ces « Mysanthropes et Taupes cachees sous terre » sont clairement des hommes, le genre grammatical utilisé et leurs vêtements étant masculins. Labé utilise-t-elle « Mysanthropes » pour Misogyne ?

Toute la pathologie féminine mais aussi tous les constituants de la vision symbolique du féminin, de la Femme, vont graviter autour de l’utérus. « Dans l’Europe moderne, le sexe féminin est par excellence symbole de désordre, une beste imparfaicte, sans foy, sans loy, sans craincte, sans constance, ainsi va le proverbe » ²¹⁹ . La Femme en folie, la sorcière, la prostituée, la Pythie, toutes ont en commun ce mystère de la matrice qui semble être l’origine de leur différence : « Toutes les maladies des femmes proviennent de la matrice » nous dit Paracelse ²²⁰ . La plus frappante illustration de l’utérocentrisme est le traitement que les médecins feront de l’hystérie, la considérant pendant longtemps comme une maladie essentiellement féminine. « Le désordre est d’ordre physiologique ; tout médecin le sait, au XVIème siècle. La femme est formée d’humeurs froides et humides, tandis que l’homme est chaud et sec ; la froideur et l’humidité signifient un tempérament inconstant, trompeur, rusé. Sa matrice est comme un animal affamé : si des rapports sexuels ou une gestation ne viennent pas l’assouvir, elle risque de se mettre à errer dans tout son corps… » ²²¹ . Le portrait de la povre vieille de la fin de la première élégie pourrait être une figure de la femme en folie :

Cette femme n’a pas aimé quand il était temps de le faire et se ridiculise maintenant à tenter de se faire venir belle ²²³ . Les femmes sont dominées par leur corps et le vide que constitue leur utérus, pénis manquant : c’est un présupposé que la psychanalyse, science d’un homme, a du mal à évacuer. Dans les théories de Freud comme dans celles de Lacan, l’androcentrisme s’exprime par le primat de phallus dans l’ordre symbolique. La libido y est d’abord masculine d’où l’idée d’une sexualité féminine pulsionnelle à but passif. « Si le rapport sexuel apparaît comme un rapport social de domination, c’est qu’il est construit à travers le principe de division entre le masculin, actif, et le féminin, passif, et que ce principe crée, organise, exprime et dirige le désir » ²²⁴ .

S’exclame le je lyrique labéen, persona de femme amoureuse (le féminin à la rime est clair quant à l’identité énonciatrice) qui semble adhérer fatalement au rôle qui lui est assigné dans la société : elle souffre physiquement de l’absence de l’autre et ne peut l’exprimer que dans le cri. Ce n’est cependant là qu’une persona c’est-à-dire une construction poétique identitaire, qui « crie » par l’intermédiaire d’une maîtrise lyrique, celle du sonnet.

Selon la psychanalyse, les femmes se construisent dans le manque du pénis. Leur utérus est le réceptacle vide et passif en attente de semence virile. Comme tant d’autres en Occident, Freud « associe toujours aveuglément l’actif au masculin et le passif au féminin, sans s’interroger sur l’origine ou le sens de cette hiérarchie conceptuelle » ²²⁶ . Le vagin, « secret, sacré, tabou », «doit sans doute son caractère funeste maléfique, au fait qu’il est pensé comme vide mais aussi comme inversion en négatif du phallus » ²²⁷ . Freud pense la femelle comme un mâle mutilé : c’est la théorie de la castration freudienne qui serait la découverte, par la fille, de l’absence du pénis. Cette théorie structure une fois de plus la différence dans la dichotomie et la présence/absence. Dans la logique freudienne, qui reprend celle formulée bien avant par Aristote, le couple féminin/masculin est établi selon une hiérarchie binaire : il oppose le 1 au 0, la présence à l’absence, et le sexe masculin à sa privation (la castration). Aujourd’hui encore, la société organise des rites de « virilisation » et de « féminisation ». Les filles ne doivent ni pratiquer de sports virils, ni s’adonner à la violence, ce qui les maintient dans une continuité avec leur mère (silence, travaux domestiques, tenue sage du corps). Or, les Euvres se placent dès les élégies en contradiction avec cette tenue du corps, reprenant en cela les termes de l’Epistre. Il s’agit non seulement d’une femme qui ose parler, et qui s’affirme comme telle dans le titre qu’elle a donné à sa production : Euvres de Louise Labé Lionnoise, mais encore d’une persona qui refuse la dictature du corps féminin imposée par les hommes :

dit le je lyrique aux vers 28 et 29 de la troisième élégie– l’adresse faite au premier vers de cette pièce aux « Dames Lionnoises » nous fait immédiatement associer ce je à l’expression d’un féminin grammatical –,comme pour affirmer la théorie platonicienne, déjà développée dans le Débat, de la place centrale d’Amour dans l’origine universaliste de la société humaine. Dans le Débat, Apollon ne distingue les hommes des femmes que pour mieux affirmer leur égalité. Cette perfection vient de ce que cet être a su à la fois endosser le rôle social féminin qui lui était assigné :