C– La matrice

Vision symbolique des sexes, pensée archaïque, voire magique, la « féminité » est une essence supposée du « féminin » associée à des traits physiques et vestimentaires caractéristiques (cheveux longs, formes généreuses évoquant la fécondité, soin, robe : traits caractéristiques de « l’essence féminine », ils dépendent de l’histoire des sociétés et des cultures) ainsi que psychologiques (douceur maternelle, sens du sacrifice). La conception dichotomique de la différence des sexes est fondée sur les savoirs grecs anciens, sur la physique présocratique et la médecine hippocratique, et donne une image assez nette de l’opposition existant entre les êtres parfaits que sont les hommes et les êtres imparfaits que sont les femmes. L’analogie galénique aura de lourdes conséquences. « L’anatomie, par des voies détournées, est venue confirmer le mépris des théologiens qui, tirant argument de la Genèse, étaient naturellement enclins à voir dans la femme un produit second et donc inférieur à l’homme » 189 . En connexion avec les mythes chrétiens fondateurs, la série d’oppositions entre les hommes et les femmes (parfait/imparfait, chaud/froid, sec/humide) va s’enrichir des contraires théologiques haut/bas, droite/gauche. « La première échelle qui relie l’homme et la femme est une échelle verticale hiérarchique » 190 .

Pour les médecins, et ce depuis l’Antiquité, si le corps des femmes existe, il doit servir à quelque chose. Ce corps a beau être un accident anatomique, la conviction profonde de tous est que la « Nature » (avec majuscule) ne fait rien en vain et au hasard. La pensée médiévale soumettait le corps des femmes au modèle masculin dont elle serait alors, en tout point, l’opposé, par l’idée d’une « similitude inverse des organes mâles et femelles » 191 ,. Ce système organise le monde et l’adaptation « de la doctrine des tempéraments, d’origine hippocratique, au galénisme, est accueillie avec la plus grande faveur par le Moyen-Age. Elle associe le psychique au somatique » 192 . Les représentations figurées, entre 1730 et 1790, des squelettes des hommes et des femmes, accentuant de manière exagérée les différences physiologiques entre les deux sexes, sont caractéristiques de ce mode de pensée : « le crâne de la femme y est proportionnellement plus petit que chez l’homme (…) Le bassin féminin voit sa largeur très accentuée par la présence d’une cage thoracique anormalement étroite et resserrée vers le bas » 193 . Le corps féminin n’est formé que pour servir à la maternité (dans l’article même de l’Encyclopédie consacré au squelette, la conclusion est : Tous ces faits prouvent bien que la destination des femmes est d’avoir des enfants et de les nourrir…). Tout le problème est dans ce et qui destine les femmes, selon leur capacité anatomique de procréation, à l’élevage d’une progéniture qui ne leur appartient plus, bonnes épouses et bonnes mères. « Femmes gardées (…) définies comme mâles manqués et imparfaits, douées d’une forme en rapport avec la faiblesse et l’imperfection de leur matière débordante, privées d’une raison capable de pleinement gouverner leurs passions, les femmes des commentaires aristotéliciens sont fragiles, malléables, irrationnelles et passionnelles » 194 , il faut les surveiller et les soumettre afin qu’elles ne souillent pas la lignée spermatique par une infidélité à laquelle leur corps les pousse naturellement. « Face à la putain, la matrone » 195 . Ce à quoi s’oppose Louise Labé pour qui la seule mère des Euvres, Vénus, est largement tournée en ridicule par le ton burlesque du Débat qui fait de la déesse de la beauté une mère à la fois trop présente (elle parle à la place d’Amour, utilisant la première personne du pluriel pour parler du « couple » qu’ils forment ensemble, et lui donne des ordres 196 ) et à la fois incompétente (selon les reproches que lui adresse son fils 197 ), nous le verrons plus loin.

La matrice va être longtemps considérée comme la partie « la plus noble » du corps des femmes. Les médecins la considèrent noble car elle permet la procréation et donne une utilité à ce mâle inachevé qu’est la femelle, mais aussi nécessaire car ils estiment qu’elle est le centre de tous les organes, de toutes les affections, de toutes les manifestations du corps féminin. La femme est « un être gouverné par ses organes, particulièrement sexuel. Etre naturel, la femme l’est tout entière, puisqu’elle est l’élément de la continuité de la race humaine… » 198  . Or, dans les élégies labéennes, ce sont les personae masculines qui sont infidèles, ou du moins inconstantes :

‘ D’un tel vouloir le serf point ne desire’ ‘ La liberté, ou son prot le navire,’ ‘ Comme j’atens, helas, de jour en jour’ ‘ De toy, Ami, le gracieus retour (…) 199

Celui auquel s’adresse la persona élégiaque au féminin :

‘ Comme oses tu ainsi abuser celle’ ‘ Qui de tout tems t’a esté si fidelle ? 200

et qui est soupçonné :

‘ En me changeant pour prendre une autre Dame… 201

ressemble tout autant à Ulysse, celui de l’Odyssée qui fait attendre Pénélope, qu’à Enée ou Phaon, qui font souffrir Didon ou Sappho, personnages que l’on retrouve dans le Débat.

La dichotomie homme/femme ou masculin/féminin, fondée sur le dimorphisme physiologique mâle/femelle, s’enrichit d’une nouvelle opposition des femmes entre elles, sorte de mise en abyme de la condition sociale des femmes : femme-mère ou femme-fille. Les femmes-mères sont des femmes, les autres sont inutiles pour la société humaine (nous pensons ici à celles qu’on a ou qui se sont elles-mêmes, assignées à l’intériorité de l’âme, choisissant la vie monacale). L’antinomie Eve-Marie fonctionne sur le triomphe des mères : « la sanctification de Marie mène droit à l’Immaculée Conception ; son Assomption corporelle au Ciel, qui n’est pas l’absence de mort mais la mise à l’écart de toute putréfaction. Dans la conception comme dans le trépas, Marie échappe encore un peu plus à la condition humaine » 202 , ce qui en fait la femme idéale mais certes pas la représentante des femmes dans leur ensemble. Par conséquent, louer la Vierge-Mère n’est en rien avoir une image positive des femmes. Aucune référence à Marie n’est identifiable dans les Euvres, même si la virginité est évoquée dans l’ode XXIV 203 des Escriz, où Louise Labé, personnage légendaire, est appelée « la pucelle Lionnoize ».

Les femmes sont l’objet de jugements sans cesse dépréciatifs qui font d’elles des copies très inférieures aux hommes. Schopenhauer constate ainsi que les femmes sont intuitives car elles sont frappées de « myopie intellectuelle » 204 , et cantonnées dans le présent le plus pragmatique, incapables de voir l’avenir, ce qui est l’apanage des hommes. La fin des Elégies, parl’utilisation du futur, vient contredire cette affirmation :

‘ Alors ton faix plus aisé me sera,’ ‘ Quand avec moy quelcun le portera…205

La fameuse « intuition féminine » est avant tout la marque de l’incapacité élémentaire des femmes à raisonner, à réfléchir, à penser, à se projeter : « La notion d’intuition, qui dans la langue classique désigne un mode de connaissance immédiat, une saisie intellectuelle directe de quelque chose de vrai, et ce par différence mais non nécessairement opposition radicale, avec la connaissance médiate ou laborieuse, cette dernière supposant raisonnement, discussion, débat intérieur, dialectique, expérimentation, déduction, langage, administration ou tentative d’administration d’une forme quelconque de preuve... ce qu’on appelle, globalement, la connaissance discursive » 206 , va être « donnée » aux femmes dans l’ordre symbolique du monde. Qu’est-ce donc que l’ « intuition féminine » ? Pour Hegel, dans sa Phénoménologie de l’esprit, commenté par Michèle Le Doeuff, l’intuition produit « dans le meilleur des cas de belles pensées, non des connaissances » 207 . Les Euvres viennent suffisamment, par leur culture et leur qualité rhétorique, s’opposer à cette pensée masculine oppressive. Inévitablement, l’intuition fut associée à un mode de pensée, non de réflexion, naturellement féminin. Les femmes sont « instinctives », animales. Pour Schopenhauer : « la nature, en séparant l’espèce humaine en deux catégories, n’a pas fait les parts égales. La différence entre le pôle positif (l’homme) et le pôle négatif (la femme) n’est pas seulement une différence de qualité mais aussi de quantité (…) la femme par nature est destinée à obéir » 208 .

Le flux menstruel est le symptôme le plus évident de cette proximité des femmes avec leur corps : dans la culture judéo-chrétienne, la femme menstruée est impure et, depuis l’Antiquité, elle apparaît douée d’un pouvoir mystérieux et maléfique. Le sang menstruel nourrit des études médicales pétries de croyances populaires. Dès Isidore de Séville, les menstrues sont rattachées, selon l’étymologie grecque mene, nom que l’on donne à la lune, au cycle lunaire donc à la sorcellerie 209 . C’est ainsi qu’on fait de la Lune un principe féminin. Pour tout le Moyen-Age, il est « répété que la femme possède peu de chaleur naturelle : elle est froide (…) En dehors des périodes de gestation, les résidus que son défaut de chaleur ne lui permet pas de transformer par la coction sont expulsés sous la forme de sang menstruel. C’est pourquoi Aristote, suivi par la pensée médiévale, avait pu avancer que les femmes n’ont pas de saignements de nez, pas d’hémorroïdes et une peau douce et lisse » 210 . Pour la plupart des médecins de la Renaissance et ce jusqu’au milieu du XXème siècle, le sang est la marque d’une superfluité, effet « naturel » du tempérament féminin, froid et humide, gauche, bas, courbe. Or, Folie, dans le Débat, est aussi celle qu’Amour nomme « sorciere » 211 . Ce sang ne peut servir que lors de la grossesse, pour nourrir le fœtus, mais hors de cette période, il est un danger latent, l’arme possible de celles qui, vouées à la résignation et à la discrétion, mettent en place des « stratégies symboliques » contre les hommes qui les dominent. La magie passe pour une réplique de dominée à l’agression de la domination. L’utilisation que fait Folie de ce qu’Amour analyse comme de la sorcellerie (« A ce que je voy, tu dois estre quelque sorciere… » 212 ) entre en partie dans ce processus : elle se rend invisible à Amour puisqu’il est de toutes façons incompétent à voir, puisqu’il voit mal 213 . Cependant, elle conçoit son dialogue avec le jeune dieu ignorant comme un exercice de maïeutique qui permet enfin à Amour de devenir celui qu’il doit être, le libérant par la même occasion d’une mère abusive.

Malgré l’observation anatomique et les progrès thérapeutiques, le discours scientifique, presque uniquement masculin, va rester tributaire, jusqu’au milieu du XXème siècle, de cet ordre du monde qu’il faut garantir. L’utérus est le lieu sacré de la féminité, de l’éternel féminin, et permet d’établir une définition de la Femme. Les femmes sont tout entières confondues avec leur corps, avec leur matrice : « c’est à cause de ce vase que la femme a été constituée, et non pour la nécessité d’aucun autre membre ou partie » 214 . Cette conception utérocentriste pousse les médecins à rapprocher la femelle, bien plus que le mâle, de l’animal, guidée et soumise aux pressions de sa chair. Elle n’appartient pas vraiment à l’espèce humaine car proie d’une animalité utérine. A celles qui ne peuvent procréer ne reste finalement que la folie ou la haine. Pécheresses depuis l’origine (Eve ou Pandore), elles glissent plus facilement que les hommes du côté de l’ombre, de la Folie aussi. Or, Labé reprend en partie Boccace et son De claris mulieribus, qui réhabilite Eve, la plaçant au tout début d’une œuvre certainement lue par l’auteur des Euvres. Dès le haut Moyen-Age est défini, hérité de l’idée hippocratique des déplacements utérins, un mal né de ce désir féminin absolu de faire des enfants. Cette « boule hystérique » crée la pensée d’une intériorité féminine qui échappe à tout contrôle, la pensée de femmes possédées par leurs organes 215 . Jean Bodin dans sa Démonomanie explique clairement que la nature imparfaite des femmes qui restent « filles » les pousse vers la sorcellerie 216 . Bodin développe même une théorie médicale pour expliquer le caractère presque essentiellement féminin de la sorcellerie. Pour la plupart des médecins, les sorcières sont des folles, dont l’esprit est tourmenté par un utérus resté vide, ou plus simplement par leur tempérament et leur constitution imparfaite et animale. Femmes en folie, hystériques et sorcières sont associées dans la vision androcentrée du monde. Labé semble cependant réhabiliter Folie dans le Panthéon, lui donnant une place qui en fait l’égale d’Amour, et ce dès le titre du Débat, la conjonction de coordination entre les termes venant l’attester. Chez les femmes, c’est le bas et la gauche qui dominent quand les hommes trônent en haut à la droite de Dieu le Père : « Au dire des autorités ecclésiastiques, (la) démesure (de la femme) la pousse aux diaboliques pratiques de la sorcellerie » 217 . C’est pourtant les « exemptez d’Amour » que l’auteure des Euvres décrit comme des « gens mornes, sans esprit, qui n’ont grace aucune à parler, une voix rude, un aller pensif, un visage de mauvaise rencontre, un œil baissé, creintifs, avares, impitoyables, ignorans, et n’estimans personne : Loups garous » 218 . Ces « Mysanthropes et Taupes cachees sous terre » sont clairement des hommes, le genre grammatical utilisé et leurs vêtements étant masculins. Labé utilise-t-elle « Mysanthropes » pour Misogyne ?

Toute la pathologie féminine mais aussi tous les constituants de la vision symbolique du féminin, de la Femme, vont graviter autour de l’utérus. « Dans l’Europe moderne, le sexe féminin est par excellence symbole de désordre, une beste imparfaicte, sans foy, sans loy, sans craincte, sans constance, ainsi va le proverbe » 219 . La Femme en folie, la sorcière, la prostituée, la Pythie, toutes ont en commun ce mystère de la matrice qui semble être l’origine de leur différence : « Toutes les maladies des femmes proviennent de la matrice » nous dit Paracelse 220 . La plus frappante illustration de l’utérocentrisme est le traitement que les médecins feront de l’hystérie, la considérant pendant longtemps comme une maladie essentiellement féminine. « Le désordre est d’ordre physiologique ; tout médecin le sait, au XVIème siècle. La femme est formée d’humeurs froides et humides, tandis que l’homme est chaud et sec ; la froideur et l’humidité signifient un tempérament inconstant, trompeur, rusé. Sa matrice est comme un animal affamé : si des rapports sexuels ou une gestation ne viennent pas l’assouvir, elle risque de se mettre à errer dans tout son corps… » 221 . Le portrait de la povre vieille de la fin de la première élégie pourrait être une figure de la femme en folie :

‘ Telle j’ay vù qui avoit en jeunesse’ ‘ Blamé Amour : apres en sa vieillesse’ ‘ Bruler d’ardeur, et pleindre tendrement’ ‘ L’âpre rigueur de son tardif tourment… 222

Cette femme n’a pas aimé quand il était temps de le faire et se ridiculise maintenant à tenter de se faire venir belle 223 . Les femmes sont dominées par leur corps et le vide que constitue leur utérus, pénis manquant : c’est un présupposé que la psychanalyse, science d’un homme, a du mal à évacuer. Dans les théories de Freud comme dans celles de Lacan, l’androcentrisme s’exprime par le primat de phallus dans l’ordre symbolique. La libido y est d’abord masculine d’où l’idée d’une sexualité féminine pulsionnelle à but passif. « Si le rapport sexuel apparaît comme un rapport social de domination, c’est qu’il est construit à travers le principe de division entre le masculin, actif, et le féminin, passif, et que ce principe crée, organise, exprime et dirige le désir » 224 .

‘ Et quand je suis quasi toute cassee,’ ‘ Et que me suis mise en mon lit lassee,’ ‘ Crier me faut mon mal toute la nuit…225

S’exclame le je lyrique labéen, persona de femme amoureuse (le féminin à la rime est clair quant à l’identité énonciatrice) qui semble adhérer fatalement au rôle qui lui est assigné dans la société : elle souffre physiquement de l’absence de l’autre et ne peut l’exprimer que dans le cri. Ce n’est cependant là qu’une persona c’est-à-dire une construction poétique identitaire, qui « crie » par l’intermédiaire d’une maîtrise lyrique, celle du sonnet.

Selon la psychanalyse, les femmes se construisent dans le manque du pénis. Leur utérus est le réceptacle vide et passif en attente de semence virile. Comme tant d’autres en Occident, Freud « associe toujours aveuglément l’actif au masculin et le passif au féminin, sans s’interroger sur l’origine ou le sens de cette hiérarchie conceptuelle » 226 . Le vagin, « secret, sacré, tabou », «doit sans doute son caractère funeste maléfique, au fait qu’il est pensé comme vide mais aussi comme inversion en négatif du phallus » 227 . Freud pense la femelle comme un mâle mutilé : c’est la théorie de la castration freudienne qui serait la découverte, par la fille, de l’absence du pénis. Cette théorie structure une fois de plus la différence dans la dichotomie et la présence/absence. Dans la logique freudienne, qui reprend celle formulée bien avant par Aristote, le couple féminin/masculin est établi selon une hiérarchie binaire : il oppose le 1 au 0, la présence à l’absence, et le sexe masculin à sa privation (la castration). Aujourd’hui encore, la société organise des rites de « virilisation » et de « féminisation ». Les filles ne doivent ni pratiquer de sports virils, ni s’adonner à la violence, ce qui les maintient dans une continuité avec leur mère (silence, travaux domestiques, tenue sage du corps). Or, les Euvres se placent dès les élégies en contradiction avec cette tenue du corps, reprenant en cela les termes de l’Epistre. Il s’agit non seulement d’une femme qui ose parler, et qui s’affirme comme telle dans le titre qu’elle a donné à sa production : Euvres de Louise Labé Lionnoise, mais encore d’une persona qui refuse la dictature du corps féminin imposée par les hommes :

‘ Mais si en moy rien y ha d’imparfait,’ ‘ Qu’on blame Amour : c’est lui qui l’a fait…’

dit le je lyrique aux vers 28 et 29 de la troisième élégie– l’adresse faite au premier vers de cette pièce aux « Dames Lionnoises » nous fait immédiatement associer ce je à l’expression d’un féminin grammatical –,comme pour affirmer la théorie platonicienne, déjà développée dans le Débat, de la place centrale d’Amour dans l’origine universaliste de la société humaine. Dans le Débat, Apollon ne distingue les hommes des femmes que pour mieux affirmer leur égalité. Cette perfection vient de ce que cet être a su à la fois endosser le rôle social féminin qui lui était assigné :

‘ Pour bien savoir avec l’esguille peindre…’

la quenouille, le fuseau et l’aiguille étant des attributs féminins à la Renaissance, mais aussi le rôle social « viril » :

‘ Qui m’ust vù lors en armes fiere aller,’ ‘ Porter la lance et bois faire voler,’ ‘ Le devoir faire en l’estour furieus,’ ‘ Piquer, volter le cheval glorieus…228

Réminiscence des romans de chevalerie et de l’Orlando Furioso de l’Arioste, le discours labéen s’oppose directement à cette pratique d’éducation différenciée qui n’a rien d’objective mais est socialement, et volontairement, orientée. Le phallocentrisme n’est pas une donnée scientifique, mais bien une volonté politique de domination d’une classe de sexe sur l’autre. Déjà dans le furor uteri, vision fantasmatique du sexe dévorateur, les hystériques sont des femmes sans hommes : « Quand une femme, principalement celle qui est jeune et salace, charnue, bien nourrie et abondante en sang et en semence, est ou religieuse, ou qui de son vouloir se contient en chasteté, ou qui est mariée à un homme qui peu s’adonne à femme, ou icelle qui estant devenue veusve d’un mary, est tentée du désir de Vénus, irritée du regard de quelque homme, du parler impudique et lascif, de baiser, et de l’attouchement des tetins ou des parties naturelles, ou encore que ce luy fust representé par des songes, elle repand largement sa semence en la matrice, laquelle se convertit en faulx germe, esleve au cœur et au cerveau certaines vapeurs corrompues, desquelles s’engendrent de cruels accidens… » 229 .

L’hystérie est le refoulement sexuel de celles que leur utérus domine. Les femmes doivent « emplir leur matrice » : voilà une idée de ce qu’est, médicalement, la « féminité ». La femme en folie est, pour Natalie Zémon Davis, un thème comique souvent utilisé dans les fabliaux. C’est celle qui « lâche la bride à ses bas instincts ». Reflets de l’imaginaire sexuel et des fantasmes médiévaux, les fabliaux mettent généralement en scène des femmes guidées par leur utérus et leur matrice, et se basent sur la dichotomie féminine : il ne s’agit pas de mettre en scène les saintes, mères immaculées et rarissimes – puisque « seul le corps béni de la Vierge Marie » 230 fut sauvé de la tare de la matrice – mais les femelles grivoises et obscènes, pécheresses bien évidemment, livrées à leur « nature ». Les ribaudes se laissent aller aux mœurs dissolues qui définissent leur sexe (leur genre), et fixent toute leur attention sur les parties génitales des hommes et l’acte sexuel qu’elles pourront en tirer. Les femmes, qui n’atteignent jamais la perfection mariale, sont donc plus « naturellement » adultères, tentatrices et affolées par la chair que les hommes. Pour les poètes, il est nécessaire par conséquent de trouver un objet poétique qui puisse mériter leur attention. C’est dans ces diverses oppositions, dans ce climat dichotomique, que vont naître les lyriques médiévale et renaissante, inspirées en grande partie de la tradition poétique antique.

Notes
189.

George DUBY, Michelle PERROT, Histoire des femmes en Occident, tome II, « Le Moyen-Age », ouvrage réalisé sous la direction de Christiane KLAPISCH-ZUBER, article de Claude THOMASSET, « De la Nature féminine », op. cit., p. 69.

190.

Sylvie STEINBERG, « Anatomie d’une double révolution » in « Sexes, comment devient-on homme et femme », op. cit., p. 15.

191.

George DUBY, Michelle PERROT, Histoire des femmes en Occident, tome II, « Le Moyen-Age », ouvrage réalisé sous la direction de Christiane KLAPISCH-ZUBER, article de Claude THOMASSET, « De la Nature féminine », op. cit., p. 69.

192.

Ibid., p. 73.

193.

Sylvie STEINBERG, « Anatomie d’une double révolution » in « Sexes, comment devient-on homme et femme », op.cit, p. 17.

194.

George DUBY, Michelle PERROT, Histoire des femmes en Occident, tome II, « Le Moyen-Age », ouvrage réalisé sous la direction de Christiane KLAPISCH-ZUBER, article de Clara CASAGRANDE, « La Femme gardée », op. cit., p. 121.

195.

Ibid., article de Jacques DALARUN, « Regards de clercs », p. 47.

196.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 62.

197.

Ibid., p. 57 : « A tard se feront ces defenses, il les failloit faire avant… ».

198.

George DUBY, Michelle PERROT, Histoire des femmes en Occident, tome II, « Le Moyen-Age », ouvrage réalisé sous la direction de Christiane KLAPISCH-ZUBER, article de Claude THOMASSET, « De la Nature féminine », op. cit., p. 66.

199.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 111.

200.

Ibid.

201.

Ibid.

202.

George DUBY, Michelle PERROT, Histoire des femmes en Occident, tome II, « Le Moyen-Age », ouvrage réalisé sous la direction de Christiane KLAPISCH-ZUBER, article de Jacques DALARUN, « Regards de clercs », p. 59.

203.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 189.

204.

SCHOPENHAUER, Essai sur les femmes, op.cit, p. 24.

205.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 118.

206.

Michèle LE DOEUFF, Le Sexe du savoir, op. cit., p. 26.

207.

Ibid., p. 29.

208.

SCHOPENHAUER, Essai sur les femmes, op. cit., pp. 34 et 42.

209.

George DUBY, Michelle PERROT, Histoire des femmes en Occident, tome II, « Le Moyen-Age », ouvrage réalisé sous la direction de Christiane KLAPISCH-ZUBER, article de Claude THOMASSET, « De la Nature féminine », op. cit., p. 66.

210.

Ibid., p. 80

211.

Louise LABÉ, œuvres complètes, op. cit., p. 55.

212.

Ibid., p. 52.

213.

Ibid.

214.

PARACELSE, Œuvres complètes, trad. Grillot de Givry, Paris, 1913, tome II, « De la matrice », pp. 114 et suivantes, cité par Evelyne BERRIOT-SALVADORE, Un corps, un destin : la femme dans la médecine de la Renaissance, op. cit., p. 38

215.

George DUBY, Michelle PERROT, Histoire des femmes en Occident, tome II, « Le Moyen-Age », ouvrage réalisé sous la direction de Christiane KLAPISCH-ZUBER, article de Claude THOMASSET, « De la Nature féminine », op. cit., p. 71.

216.

Jean BODIN, Démonomanie des sorciers. Rouen, 1604, p. 26, cité par Evelyne BERRIOT-SALVADORE, p. 30.

217.

Natalie ZEMON DAVIS, Cultures du peuple, op. cit., p. 211.

218.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 72.

219.

Natalie ZEMON DAVIS, Cultures du peuple, op. cit., p. 201.

220.

PARACELSE, Œuvres complètes, op. cit., p. 148, cité par Evelyne BERRIOT-SALVADORE, p. 44.

221.

Natalie ZEMON DAVIS, Cultures du peuple, op. cit., p. 201.

222.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 109 puis 110.

223.

Ibid., p. 110.

224.

Pierre BOURDIEU, La Domination masculine, op. cit., p. 37.

225.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 124.

226.

Sylviane AGACINSKI, Politique des Sexes, op. cit., p. 47.

227.

Pierre BOURDIEU, La Domination masculine, op. cit., p. 33.

228.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p.116.

229.

Jacques SYLVIUS, Livre de la nature et utilité des femmes, Paris, 1559, p. 236, cité par Evelyne BERRIOT-SALVADORE, Un corps, un destin : la femme dans la médecine de la Renaissance, op. cit., p. 47.

230.

Natalie ZEMON DAVIS, Cultures du peuple, op. cit., p. 210.