I.1.3 Le sujet et l’objet, ou comment la tradition est masculine (une définition linguistique et politique de la « féminité ») :

Il n’y a pas eu d’Age d’Or de la condition des femmes au Moyen-Age ou à la Renaissance, « ère idyllique » qui généraliserait des expériences avant tout exceptionnelles 231 . Le gouvernement des hommes sur les femmes ne correspond évidemment pas à un ordre prétendument naturel mais bien à une exigence politique. « Le travail constant de différenciation auquel les hommes et les femmes ne cessent d’être soumis et qui les porte à se distinguer en se masculinisant ou en se féminisant » 232 , entretient cet ordre du monde. D’ailleurs, «le propre des dominants est de faire reconnaître leur manière d’être particulière comme universelle » 233

Cette tradition androcentrée se répercute dans l’ensemble des arts littéraires médiévaux. Dans l’ordre social et politique, les femmes doivent reproduire l’espèce et les hommes gouverner sur ces corps qui leur permettent de se perpétuer et de perpétuer leur société. Objectivées par les hommes dans l’attente créée par l’invention du « féminin » et de la « féminité », les femmes vont devoir se plier aux codes sociaux et littéraires. L’adjectif féminin possède deux sens distincts et c’est pourquoi il a deux antonymes, masculin et viril. La confusion n’est pas malencontreuse. C’est la marque d’une volonté politique, volonté inscrite dans la langue comme dans la littérature. La domination masculine se révèle au quotidien dans la manière dont il est imposé aux femmes de se soumettre, tant dans l’Antiquité qu’au Moyen-Age : « L’éducation fondamentale tend à inculquer des manières de tenir le corps dans son ensemble ou dans telle ou telle de ses parties, la main droite masculine, ou la main gauche, féminine, des manières de marcher, de porter la tête, ou le regard… » 234 . Considérées comme des objets, l’usage que les femmes font de leur corps, ou que les hommes font du corps des femmes, est sans cesse subordonné au point de vue masculin : « Le principe de l’infériorité et de l’exclusion de la femme, que le système mythico-rituel ratifie et amplifie, au point d’en faire le principe de division de tout l’univers, n’est autre que la dissymétrie fondamentale, celle du sujet et de l’objet, de l’agent et de l’instrument, qui s’instaure entre l’homme et la femme sur le terrain des échanges symboliques » 235 , échange symbolique paradoxal, malgré le code courtois, que constitue la poésie lyrique, notamment médiévale, perçue par les hommes comme un moyen détourné de subordonner les femmes. Dans l’ordre poétique comme dans l’ordre social, les femmes vont être instrumentalisées, voire objectivées en tant que symboles « dont la fonction est de contribuer à la perpétuation ou à l’augmentation du capital symbolique détenu par les hommes », comme l’écrit Bourdieu 236 . La lyrique courtoise puis le pétrarquisme, inspirés du modèle antique, prétendant cependant donner aux femmes une place prédominante, n’en cautionnent pas moins implicitement cette domination d’un genre sur un autre, par les codes linguistiques et littéraires.

La tradition sociale antique, comme le montre Pascal Quignard, est fortement patriarcale. La littérature n’échappe guère à ce modèle et la violence symbolique faite aux femmes par la domination masculine est perceptible dans la plupart des écrits antiques : le modèle socio-sexué grec influence la poésie d’Homère (le modèle Ulysse/Pénélope ayant une postérité non-négligeable).

La lyrique courtoise du Moyen-Age dissocie-t-elle vraiment rapports sociaux et expression poétique ? Cela reste à prouver. Le statut des femmes au Moyen-Age n’est que très éloigné du modèle apparemment idéal que l’amour courtois voudrait nous en donner, car le trait dominant de la littérature courtoise demeure la place d’objet réservée aux femmes.

Œuvre savante et novatrice, les écrits labéens doivent se positionner par rapport à cette tradition masculine. L’Epistre Dédicatoire à elle seule constitue une remise en question des traditions littéraire et poétique françaises. La poète refuse dans ce texte les « attributs traditionnels de la femme-objet : ce qui compte pour elle, ce n’est pas de se parer de colliers, de bagues, de somptueux vêtements, mais de participer à égalité à cette culture nouvelle, ou renouvelée » 237 de l’Humanisme renaissant, ce qui s’oppose à l’un des clichés principaux mis en avant dans la plupart des pièces du recueil de 1551, paru chez Tournes, La Louenge des femmes, à savoir la vénalité. « Louise Labé (…) justifiera son œuvre en termes essentiellement éthiques » 238 , mais aussi philosophiques et politiques dans l’Epistre Dédicatoire 239 . Elle reprend certains des arguments de ce recueil, les plus importants, et y oppose des contre-arguments très efficaces. Au soupçon de vénalité, elle répond qu’il vaut mieux pour les femmes se parer de savoir et de gloire, « plustot que de chaines, anneaus, et somptueus habits : lesquels ne pouvons vrayment estimer notres, que par usage ». Le contre-argument est fort : ce n’est que parce que les hommes font des femmes des objets qu’elles en sont.

Il n’est cependant guère facile pour une femme de s’affirmer face à des siècles de traditions, d’où des postures énonciatives d’humilité qu’on retrouve dans l’ensemble de la production labéenne, et plus particulièrement dans le canzoniere lyrique composé des trois élégies et des vingt-quatre sonnets.

Notes
231.

Ibid., pp. 19 et 20.

232.

Pierre BOURDIEU, La Domination masculine, op. cit., p. 116.

233.

Ibid., p. 89.

234.

Pierre BOURDIEU, La Domination masculine, op. cit., p. 46.

235.

Ibid., p. 65.

236.

Ibid.

237.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 8.

238.

François RIGOLOT, Poésie et Renaissance, op. cit., p. 61.

239.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 42.