A– La lyrique

Les Euvres de Louise Labé ne contiennent que deux parties à proprement parler lyriques : les trois élégies et les vingt-quatre sonnets. Le mot lyrique est récent en 1555, apparu en français au XVème siècle, emprunté au latin lyricus, relatif à la lyre, terme désignant à la fois l’instrument de musique et le chant (ou poème lyrique) composé sur cet instrument. Le mot lyrique va être rapidement utilisé pour désigner la poésie en général. Au XVIème siècle, le mot qualifie les formes poétiques issues des genres lyriques de l’Antiquité, puis du Moyen-Age. La dichotomie sociale masculin/féminin se manifeste dans la thématique lyrique par l’opposition sujet/objet et se traduit par un dualisme activité/passivité. La lyrique est l’expression d’un sujet énonciateur.

Labé revendique clairement l’héritage lyrique, présentant un je énonciateur accompagné de l’instrument de musique qui sert d’emblème au premier des poètes lyriques, Orphée :

‘ Tant que ma main pourra les cordes tendre’ ‘ Du mignart Lut, pour tes graces chanter… 240

dit le je lyrique du sonnet XIV. Trois mots au moins attirent notre attention : cordes, Lut, chanter. Que les cordes puissent désigner le métier du père et de l’époux de l’auteure des Euvres ajoute à sa gloire de poète lyrique : les cordes sont-elles celles que l’on fabrique dans l’entreprise labéenne, celles du tissage arachnéen ou celles de l’instrument de musique qui servait à Orphée ? Le sonnet étant approximativement un sonnet rapporté, les éléments des quatrains repris termes à terme dans les tercets, l’aspect répétitif de l’action renforce le caractère lyrique de l’ensemble, contenu dans le mot chanter, à forte valeur sémantique. Le luth, instrument de musique qui fait pencher la poésie du côté de la lyrique, revient par quatre fois dans le canzoniere labéen (sonnets II, X, XII, XIV). Dès la première élégie, le mot lyre apparaît, lié à la fureur créatrice donnée par Phébus-Apollon, celui dont l’emblème est le laurier :

‘ Il m’a donné la lyre…241

Le pronom personnel sujet il désigne Apollon transmettant son instrument au je des Elégies. La transmission divine – un don –, doublée d’une transmission légendaire antique par l’évocation implicite de Sappho au vers 15 (Amour lesbienne), arrivent à propos puisque cette pièce est celle qui inaugure la partie poétique des Euvres. Le chef couronné réapparaît au sonnet X, le personnage d’Apollon tendant à se confondre avec celui d’Orphée (que tu pourrois à te suivre contreindre/Arbres et rocs) 242 . Notons d’ailleurs que c’est Apollon qui, dans le Débat, convoque le personnage d’Orphée comme symbole du caractère civilisateur de l’Amour et de la poésie 243 . Le caractère lyrique de la production labéenne est souligné, symétriquement, au tout début de la troisième élégie (vers 4) par l’évocation du chant. La référence au laurier est peut-être une référence aux Métamorphoses, notamment à celle de Daphné, et place le discours labéen sous le double patronage pétrarquien et ovidien.

Le pronom personnel le plus utilisé dans les élégies et les sonnets de Labé est le je, le plus souvent sujet de l’expression et de l’action exprimée, et dont la particularité principale est son utilisation récurrente au féminin : la première occurrence est au vers 40 de la première élégie, puis 19 autres suivent ; dans les sonnets, 10 fois le pronom sujet je peut être directement défini grammaticalement comme féminin. Plus d’une fois, c’est par l’implicite et le contexte que le lecteur/la lectrice comprend que le je qui s’exprime est féminin. Certains sonnets marquent davantage que d’autres l’attachement à ce genre, comme le sonnet II, et son utilisation du substantif femmelle, ou le sonnet XV qui met en évidence un je féminin dans son dernier tercet.

Le terme de sujet mérite une double définition : la première est grammaticale, le sujet étant le mot auquel le verbe se rapporte et qui décide de sa conjugaison ; la seconde est philosophique, il s’agit de l’être qui a conscience de lui-même (propre de l’humain et de l’humanité) par opposition à objet. Il est intéressant de noter que sujet et objet ont parfois tendance à se confondre, pouvant même selon les emplois être synonymes. C’est dans leur opposition (grammaticale et philosophique) que les deux mots donnent matière à notre réflexion. Le mot objet, emprunté au latin scolastique objectum, désigne d’abord (XIVème siècle) « ce qui affecte les sens » ou « toute chose qui occupe l’esprit et la pensée » puis, au XVIème siècle, il est utilisé au sens de « ce qui est la cause d’un sentiment ». On voit quel glissement peut se faire en direction des dames, muses, égéries, objets de la flamme ou du désir des poètes. L’objet est aussi la chose inanimée ou sans conscience. C’est Littré qui donne le sens figuré du mot, celui de « femme aimée ». La longue tradition lyrique, celle de la prétendue « attention » d’un des pôles, sujet de l’énonciation lyrique, envers l’autre, objet de cette « attention », est plus simplement la marque, dissimulée sous l’expression de l’amour, de la domination d’un sujet sur un objet, en complet déni de l’intégrité de l’individu. Or, dès l’Epistre, Labé, auteure des Euvres revendique sa place de sujet : sujet de l’écriture, puisque ce sont ses écrits que nous allons lire (« ce mien euvre » 244 ), mais aussi sujet social (« satisfaire au bon vouloir que je porte à notre sexe, de le voir non en beauté seulement mais en science et vertu passer ou egaler les hommes… » 245 ). La quête du savoir et de l’existence politique n’est guère compatible, normalement, avec l’exercice traditionnel de la poésie lyrique. Pourtant, Labé compose, en plus de deux pièces prosaïques, trois élégies et vingt-quatre sonnets lyriques. Elle prend une parole, en tant que sujet, qui lui est interdite socialement, en tant qu’objet.

Le silence imposé aux femmes durant les siècles médiévaux, leur parole étant mise en doute, forcément pépiante, c’est-à-dire à la fois prolixe et creuse, commandement réitéré à travers les siècles par les religions, les systèmes politiques et les manuels de savoir-vivre, parfois par certains systèmes philosophiques, va marquer durablement cette relation masculin-sujet lyrique actif et parlant / féminin-objet passif et silencieux. C’est ce silence qu’on retrouve évoqué dans La Louenge des femmes, dans Le Blason de la femme :

‘ Femme, de qui le faux parler’ ‘ Espand maints mensonges par l’air’ ‘ Pour vuider, d’argent, l’escarcelle’ ‘ Du monsieur, qui te pense belle…246

Non seulement le discours féminin est mensonger mais il est intéressé, le soupçon de vénalité pesant une fois encore sur cette « nature féminine ». Les femmes mentent lorsqu’elles parlent. Elles ne savent que :

‘ Fienter, friander, fouiller,’ ‘ Feindre, fascher, filer, fouler…247

La parole trompeuse féminine est immédiatement associée au travail sur la « Quenoille(s) » 248 , clichés auquel s’oppose l’Epistre labéenne, dont le sonnet XXIII met en doute l’authenticité du discours poétique masculin :

‘ Donques c’estoit le but de ta malice’ ‘ De m’asservir sous ombre de service ? 249

L’inversion est ici subversive puisque c’est le discours de l’autre, identifié dans le premier tercet comme masculin (Ami), qui est mensonger et trompeur. La palinodie finale vient cependant atténuer l’accusation. Cependant, le terme asservir insiste sur la position qu’on a voulu donner aux femmes et que Labé conteste, par sa parole, refusant par là la subordination. Dans les codes de la poésie lyrique, ce n’est pas la dame qui parle, mais le poète. La dame se tait et écoute, réceptacle idéal de la parole masculine. Le silence convient à la subordination, tout comme la réification. Pourtant, « le sujet amoureux ne peut obtenir la reconnaissance que d’un autre sujet, mais qui abdique, comme lui-même, l’intention de dominer » 250 .

Le terme « élégie » est apparu dès le milieu du XVème siècle même si Du Bellay en attribue la paternité à Lazare de Baïf dans sa Deffense et Illustration de la Langue Française 251 . Selon Thomas Sébillet dans son Art Poétique de 1548, l’élégie est un poème qui « traite singulièrement les passions amoureuses (…) et déclare désirs, ou plaisirs, et tristesses à celle qui en est la cause et l’objet » 252 . Dès Sébillet, il n’est guère imaginable que l’objet de l’élégie soit un homme mais semble être nécessairement une femme.On imagine aisément que Louise Labé, auteure d’élégies, devant se plier à cette définition et cette norme, va devoir jouer de ce schéma traditionnel sujet/objet. Etre poète, c’est être amoureux nous dit Apollon dans le Débat de Folie et d’Amour, amoureux de la poésie d’amour même. Labé développe dans ses Elégies, selon Rigolot, une « conscience très forte de la vocation du poète et de sa place dans la tradition lyrique » 253 . L’évocation des « amours lesbiennes » au vers 15 de la première élégie labéenne inscrit clairement l’auteure dans la tradition non pas épique ou scientifique – puisque sont rejeté-e-s à la fois les « cruelles guerres » de Mars et les « bruians tonnerres » de Jupiter – mais bien élégiaque, par le rattachement à l’héritage ovidien dans l’évocation de Phébus-Apollon, « ami des Lauriers vers ».

Cependant, Ovide est « le premier Romain chez qui la voluptas est réciproque et pour qui le désir masculin doit être dompté… » 254 . La réciproque de désir entre les hommes et les femmes, qui n’est plus alors simplement l’expression d’un sujet-actif soumettant à sa loi un objet passif, lui vaut peut-être en partie son exil à Tomes : Odi concubitus qui non utrumque resoluunt 255 , dit-il dans son Ars amatoria. Le parallèle doit être fait avec le sonnet XIII des Euvres, sonnet du contentement partagé dans une étreinte réciproque :

‘ Si m’acollant me disoit, chere Amie,’ ‘ Contentons nous l’un l’autre, s’asseurant’ ‘ Que ja tempeste, Euripe, ne Courant’ ‘ Ne nous pourra desjoindre en notre vie…256

La passivité sera longtemps attribuée aux femmes dans l’Antiquité, ou à tout ce qui possède orifice et non phallus, objets du plaisir viril. Les femmes n’ont pas à exprimer un désir qu’elles n’ont pas le droit d’avoir. On mesure à quel interdit se heurte Labé au sonnet XVIII, sonnet du scandale, lorsqu’un je, objet et réceptacle du baiser, qu’on peut supposer féminin puisqu’on s’inscrit dans le cadre d’un sonnet lyrique, réclame de l’autre, un tu non-identifié :

‘ Baise m’encor, rebaise moy et baise :’ ‘ Donne m’en un de tes plus savoureus,’ ‘ Donne m’en un de tes plus amoureus :’ ‘ Je t’en rendray quatre plus chaus que braise…257

Le tabou qu’ose enfreindre l’auteure est celui de l’expression d’un désir actif qui non seulement réclame les baisers mais en donne dans une dynamique de partage et de réciprocité : je t’en rendray. On identifie logiquement ce je à une expression féminine (Chacun en soy et son ami vivra). Loin d’être l’objet passif qu’on attend – le je qui s’exprime dans les sonnets et qui peut-être clairement identifié comme féminin au sonnet XVI 258 – inverse les rôles sociaux antiques et les théories hippocratiques en un seul tercet :

‘Et suis au point auquel tu me voulois :’ ‘ Tu as ta flame en quelque eau arrosee,’ ‘ Et es plus froit qu’estre je ne soulois…’

La femme est la matière que l’homme anime. Elle est le foyer, la demeure, le bien dans la logique des échanges symboliques antiques, un « objet évaluable et interchangeable, circulant entre les hommes au même titre qu’une monnaie » 259 . Les hommes s’approprient l’œuvre de fécondation, masculine. Pour Pascal Quignard, la domination serait le produit de l’effort des hommes pour ne pas se laisser déposséder de leurs progénitures. Le mariage romain, tel que nous l’avons évoqué par l’intermédiaire du travail de Quignard, reprend les mœurs sexuelles grecques opposant passivité d’objet de désir et activité du sujet désirant viril 260 . Les enfants, les femmes et les esclaves étaient passif-ve-s, les hommes, adultes et libres, actifs. Le féminin était associé à la passivité, celle de Pénélope, par exemple, attendant sagement pendant vingt ans Ulysse. Ulysse, dans sa volonté inflexible de rentrer chez lui, ne distingue pas entre le désir de revoir Ithaque, son fils ou Pénélope : c’est un tout qui lui appartient, en tant que roi et maître. Ulysse est celui qui part et ne s’attache pas et si Circé l’importune, tout comme Calypso, c’est parce qu’elle veut le retenir, le garder, l’empêcher de partir. Que penser en ce cas de l’utilisation du mythe odysséen par Labé au sonnet I des Euvres ? Qu’en penser en le relisant à la lumière de l’Epistre Dédicatoire qui exhorte les femmes à n’être plus seulement des Pénélopes ? Qu’en penser en l’associant aux vers 69 et 70 de la seconde élégie – inspirée par ailleurs de vers de l’Olive de Du Bellay (sonnet 113, vers 9-10) – ?

‘ Goute le bien que tant d’hommes desirent :’ ‘ Demeurent au but ou tant d’autres aspirent…261

Le je lyrique de cette élégie se place dans la position de Pénélope, mais une Pénélope active, à la manière de celle du Dis, quand reviendras-tu de Barbara, et le tu auquel s’adresse le je lyrique élégiaque n’est peut-être rien d’autre qu’Ulysse lui-même, c’est-à-dire une des postures masculines de l’antiquité grecque :

‘ Maints grans Signeurs à mon amour pretendent,’ ‘ Et à me plaire et servir prets se rendent,’ ‘ Joutes et jeus, maintes belles devises’ ‘ En ma faveur sont par eus entreprises…’

Devenant les pretendants d’une nouvelle Pénélope, les hommes se retrouvent en position de dominés (à me plaire et servir ), mais viennent aussi illustrer les propos de l’Epistre 262 et du Débat 263 (où la réciproque aussi est évoquée : « Plusieurs femmes, pour plaire à leurs Poëtes amis, ont changé leurs paniers et coutures, en plumes et livres » 264 ) : si les femmes sont aimables, les hommes se surpasseront et l’humanité tout entière bénéficiera de cette émulation réciproque entre les sexes.De plus, les derniers vers de cette même élégie font référence sans doute à Didon, celle qui meure, comme Ariane, abandonnée par un « héros », mais aussi à la Sappho de l’Héroïde ovidienne :

‘ Revien donq tot, si tu as quelque envie’ ‘ De me revoir encor’ un coup en vie…’

Labé connaît Homère et Virgile, dont elle a probablement en partie lu les œuvres 265 , traduites, éditées chez Gryphe, Roville ou Tournes avant 1555. Elle associe en quelques lignes du Débat, à la fois Ovide, Pétrarque, Homère et Virgile, celui qui chanta « les amours de la Dame de Carthage » 266 . Voilà une façon bien orientée de parler de l’Enéide.

Notes
240.

Ibid., p. 128.

241.

Ibid., p. 107.

242.

Ibid., p. 126.

243.

Ibid., p. 73.

244.

Ibid., p. 43.

245.

Ibid., p. 41.

246.

La Louenge des femmes, op. cit., p. 11.

247.

Ibid., p. 39.

248.

Ibid., p. 4.

249.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 134.

250.

Pierre BOURDIEU, La Domination masculine, op. cit., p. 151.

251.

Joachim DU BELLAY, Deffense et Illustration de la Langue Française, in Les Regrets, op. cit., p. 262.

252.

Thomas SÉBILLET, Art Poétique, in Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, Paris, Le Livre de Poche, 1990, p. 129.

253.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 19.

254.

Pascal QUIGNARD, Le Sexe et l’Effroi, op. cit., p. 20.

255.

Ibid. : « Je hais les étreintes où l’un et l’autre ne se donnent pas », cité et traduit par Pascal QUIGNARD.

256.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 128.

257.

Ibid., p. 131.

258.

Ibid., p.130.

259.

Pierre BOURDIEU, La Domination masculine, op. cit., p.66, citant les propos de Anne-Marie DARDIGNA, Les Châteaux d’Eros ou les infortunes du sexe des femmes, Paris, Maspero, 1980, p. 88.

260.

Pascal QUIGNARD, Le Sexe et l’Effroi, op. cit., p. 17.

261.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 113.

262.

Ibid., p. 42.

263.

Ibid., pp. 72 à 74, puis 99 et 100. La morale pourrait être : « Donq, pour se faire aymer, il faut estre aymable ».

264.

Ibid., p. 100.

265.

Voir pour cela Henri et Julien BAUDRIER, Bibliographie lyonnaise, op. cit., p.24 et suivantes, puis pp. 193 à 225.

266.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 77.