B– La domination courtoise

La querelle des femmes de la Renaissance naît en réaction aux siècles passés de tradition courtoise. Il convient de s’interroger sur la croyance en une Renaissance des femmes, alors que c’est dans une théorie ontologisée de la « nature » féminine que cette querelle se développe. Comme l’explique Eliane Viennot, le temps de Louise Labé est « marqué par une très forte tension des rapports entre les sexes, que l’expression “querelle des femmes” adoptée par les historiens depuis la fin du XIXème siècle ne traduit qu’imparfaitement ; nombre de ses contemporains parlent de “guerre”, les plus honnêtes précisant que ce sont les hommes qui la font aux femmes » 267 . L’hypothèse historique répandue associant le progrès de la condition féminine aux avancées communes de l’économie et des mœurs d’une société, n’est-elle pas avant tout fondée par une vision « littéraire » des réalités sociales ?

Le rôle d’objets passifs attribué aux femmes dans la société médiévale, codifiée et déterminée par des interdits séculaires, va être en partie garanti par la tradition poétique : « Pour échapper complètement à l’essentialisme, il ne s’agit pas de nier les permanences et les invariants, qui font incontestablement partie de la réalité historique ; il faut reconstruire l’histoire du travail historique de déshistoricisation, ou, si l’on préfère, l’histoire de la (re)création continuée des structures objectives et subjectives de la domination masculine… » 268 . Réifiées par la courtoisie médiévale, grandes muettes d’une poésie qui se faisait sans elles mais dont elles étaient le précieux prétexte, les femmes ont subi, le poids essentialiste de « toute la culture savante (…) qui, dans ses variantes tant littéraire ou philosophique que médicale ou juridique, n’a pas cessé de charrier (…) des modes de pensée et des modèles archaïques (avec par exemple le poids de la tradition aristotélicienne qui fait de l’homme le principe actif et de la femme l’élément passif) » 269 . Les Euvres, production renaissante des années 1550, sont aussi le fruit de cette tradition littéraire et historique médiévale (parfois rompue par des événements ou des figures exceptionnel-le-s) où les femmes sont des objets symboliques le plus souvent muets, n’existant qu’au travers des écrits des hommes, qu’au travers même du regard que posent sur elles les hommes. Les femmes se taisent et les hommes parlent, et parlent d’elles. Les hommes ont la parole au Moyen-Age. Ils la possèdent. Certes, une grande majorité n’est pas suffisamment instruite mais leur existence sociale est plus visible – ne serait-ce que dans les droits qui leur sont octroyés – que celle de leurs mères, sœurs, épouses, ou filles. Deux catégories d’hommes écrivent : les clercs et les poètes.

Les clercs de l’âge féodal – dont le statut impose célibat et chasteté, règle fermement étendue à partir du XIème – détiennent le savoir : « Moines ou prélats séculiers, ils se doivent de penser l’humanité, la société et l’Eglise, de les orienter sur le plan du salut, d’assigner aux femmes aussi leur place dans cette divine économie… » 270 . Ils se figurent les femmes, ou plutôt la « Femme », comme un être de « nature » ou d’ « essence » spécifique, bien différente des hommes. La beauté de surface des femmes est un leurre, cliché que reprend à plusieurs reprises La Louenge des femmes :

‘Femme, de qui le perçant œil’ ‘ Fait tourner tout plaisir en dueil’ ‘ Par un regard envenimé’ ‘ Souz couleur, qu’on se pense aymé.’ ‘ Femme, de qui les ioues peintes’ ‘ De vermillon, & de fard teintes’ ‘ Souz feinte rougeur, ont peau molle,’ ‘ Et chair rongee de verole… 271

Le Blason de la femme utilise habilement l’argumentaire clérical médiéval qui fait du corps des femmes un objet de dégoût, car souz la blancheur du dehors il cache dedens trous noirs & ords 272 . Elle est l’incarnation du serpent, venimeux animal 273 , ce qui en fait l’incarnation d’Eve. Il existe pour ces clercs deux sortes de femmes, la Vierge Marie et les autres, opposées en tout point. Le XIIème est celui de l’essor marial. On dédie nombre d’œuvres à la Vierge, et cela va durablement influencer la poésie courtoise. La Vierge est la mère par excellence, celle qui pourrait racheter les autres femmes, mais espoir des hommes avant tout, seule, unique, sans exemple, pure, immaculée : dès le XIème siècle se développent les discours sur l’Immaculée Conception mariale. Les quatre dogmes qui définissent Marie sont : maternité divine / virginité / Immaculée Conception et Assomption. Les deux derniers n’ont été théorisés que tardivement (1854 et 1950) mais ils déchaînent les passions dès le Moyen-Age. Modèle inaccessible, Marie pèse sur la vision symbolique du féminin. La poésie courtoise s’inscrit dans cet ordre symbolique, repris par l’interdit porté sur la parole des femmes au Moyen-Age, interdit qui trouve son origine chez Paul mais aussi dans la Genèse (la parole d’Adam crée, celle d’Eve tente). Le motif marial clérical est repris par la poésie lyrique médiévale, dans un rondeau d’Adam de la Halle 274 , :

‘ A jointes mains, je vous prie,’ ‘ Douce dame, pitié.’ ‘ Je suis joyeux quand je vous vois ;’ ‘ A jointes mains, je vous prie,’ ‘ Ayez pitié de moi,’ ‘ Dame, je vous en prie…’

Le glissement de Marie l’inaccessible à la Dame elle-même inaccessible, est aisé. Les femmes vont être représentées dans la poésie courtoise comme les objets qu’elles sont de fait dans la symbolique des genres sociaux et grammaticaux, sous l’apparence d’une inversion idéale de cette position. La poésie courtoise va être la mise en mots du statut politique et social des femmes du Moyen-Age, des objets soumis aux désirs et dénonciations des poètes (presque tous des hommes), seuls sujets possibles. De nos jours encore, la plupart des femmes « existent d’abord par et pour le regard des autres, c’est-à-dire en tant qu’objets accueillants, attrayants, disponibles. On attend d’elles qu’elles soient féminines, c’est-à-dire souriantes, sympathiques, attentionnées, soumises, discrètes, retenues, voire effacées » 275 , c’est-à-dire qu’on attend d’elles une pudeur qui les éloigne de la parole publique mais aussi lyrique (pas d’expression de sentiments sinon par les larmes et l’inaudible du cri). L’Epistre des Euvres est par conséquent un texte en tension. Elle développe un double discours : celui de l’humilité et de la pudeur qu’on attend d’une femme (« je n’y cherchois autre chose qu’un honneste passetems et moyen de fuir oisiveté et n’avois point intencion que personne que moy ne les dust jamais voir… » 276 ) ; et celui de la fierté d’une auteure (« mettre ses concepcions par escrit, le faire songneusement et non dédaigner la gloire » 277 ).La publication des Euvres est en soi subversive, véritable transgression de la morale doxique. Au sein de l’Eglise, aucune parole de femme n’est permise. De l’avis des prédicateurs et des moralistes, les femmes parlent trop et mal. Par conséquent, « la femme qui entonne le chant dans le chœur est la chapelaine du Diable et ceux qui lui répondent sont ses clercs » dit Jacques de Vitry 278 . Dans la société laïque, pas plus de place n’est laissée à la parole des femmes : « elles mentent avec habileté, elles échangent des médisances, elles querellent sans cesse, elles sont lancinantes et plaintives, elles ne s’arrêtent jamais de caqueter. Tous les lieux communs d’une littérature misogyne séculaire se retrouvent dans les sermons et les traîtés moraux adressés aux femmes, pour livrer la pénible image d’une femme bavarde et insolente qui use de manière pervertie de cette extraordinaire faculté humaine qu’est la parole » 279 .

Repoussées hors de la polis, les femmes doivent demeurer gardées à l’intérieur des monastères ou des maisons où elles fileront, tisseront, broderont, repriseront… toutes activités qui tiennent occupés leurs mains et surtout leur esprit : « la figure idéale d’une femme qui, toujours active et laborieuse, sait triompher des embûches de l’oisiveté en s’armant de l’aiguille, du fil, du fuseau, de la laine et du lin, est commune à toute la littérature didactique et pastorale, des sermons des prédicateurs aux traîtés moraux d’inspiration aristotélicienne, et jusqu’aux œuvres pédagogiques des laïcs » 280 . Dans la troisième élégie, au vers 33, le je lyrique au féminin affirme d’ailleurs que son éducation a tenu dans ce maniement de l’esguille 281 mais il suffit ensuite de lire les vers suivants (qui affirment que la persona élégiaque savait aussi monter à cheval et se battre) ou les déclarations féministes de l’Epistre Dédicatoire 282 (les femmes doivent abandonner la quenouille pour la lyre) pour être convaincu : subtilement, Labé semble maintenir des postures supposées « féminines » en les combinant avec des postures supposées « masculines », produisant ainsi une discrète subversion des codes.

La poésie lyrique médiévale « ne cherche nullement l’originalité du contenu. Elle ne craint pas d’être répétitive et de redire sans se lasser, chanson après chanson, que le printemps invite à chanter l’amour, mais que ce chant est douloureux dans la bouche de celui qui aime sans être payé de retour. La création poétique, pour les troubadours, vise à se conformer le plus possible à un modèle idéal… » 283 . Le modèle idéal de cette poésie est défini selon des codes très clairs, ceux de la Fine Amor transmis par les chants de poètes essentiellement masculins. Louise Labé se permet cependant au sonnet XII des E uvres, en évoquant le luth, en s’adressant directement à lui, en en faisant l’instrument principal et nécessaire, de son amour et de son désespoir,de s’inscrire comme l’héritière du « grand chant » 284  :

‘ Lut, compagnon de ma calamité,’ ‘De mes souspirs témoin irreprochable,’ ‘ De mes ennuis controlleur veritable,’ ‘ Tu as souvent avec moy lamenté…’

Le point de vue sur l’amour, au Moyen-Age, est fondamentalement masculin : née sans doute de la rencontre entre la culture latine (et en particulier Ovide) et arabo-andalouse, la poésie courtoise entretient les paradoxes. Les femmes y tiennent une place essentielle, l’amant courtois faisant de sa femme une dame, « sa domna (domina) c’est-à-dire sa suzeraine au sens féodal. Il se plie à tous ses caprices et son seul but est de mériter des faveurs qu’elle est apparemment toujours en droit d’accorder ou de refuser librement » 285 . Liberté très virtuelle en apparence accordée aux femmes : elles demeurent des objets passifs, devant pour plaire à leur amant, développer à l’extrême les caractéristiques du féminin, en tant que genre social codé, (beauté, soin, douceur, sensualité, mais aussi froideur, cruauté, insensibilité…), dans un système de tenue du corps associé à une tenue morale. Il ne faut pas croire que l’amour courtois, mis en scène dans la poésie lyrique, ait permis une promotion de la condition féminine, d’une part parce qu’il s’agit d’une posture poétique, d’autre part parce que cette posture même se révèle être une manière de dissimulation de la domination masculine. Comme l’explique Duby, la fine amor des poètes lyriques place bien sûr une femme en position dominante, la Dame, celle qui devrait dominer, dont tombe éperdument amoureux un jeune homme lors d’une rencontre inattendue. C’est une femme inaccessible, la plupart du temps mariée. L’homme est blessé d’amour (par l’intermédiaire d’un regard qui agit comme une flèche : on voit à quel point la topique pétrarquiste doit à la poésie courtoise médiévale, qui doit elle-même à la tradition ovidienne) et ne songe plus qu’à cette femme. Il se sert alors d’un stratagème : en vertu de sa condition sociale, cette femme se trouve la plupart du temps hiérarchiquement au-dessus de lui, et il va jusqu’à s’affirmer serf de celle qu’il aime : « il s’agenouille, prenant la posture du vassal. Il parle, il engage sa foi (…) A la manière d’un serf, il fait donation de lui-même » 286 . Le leurre vient du choix même du contrat vassalique que le poète fait mine de passer avec celle qu’il a choisie ou qui l’a choisi par la force du destin : « si la dame (…) prête l’oreille, se laisse envelopper de paroles, elle devient à son tour prisonnière puisqu’il est établi, dans cette société, que tout don mérite un contredon. Calquées sur les stipulations du contrat vassalique, lesquelles obligent le seigneur à rendre au bon vassal autant qu’il reçoit de lui, les règles de l’amour courtois astreignent l’élue, pour prix d’un loyal service, à se livrer finalement tout entière. D’intention, l’amour courtois (…) n’était pas platonique. C’était un jeu (…) de ce jeu, les hommes étaient en vérité les maîtres » 287 . Le rapport est subtilement renversé dans le sonnet X du canzoniere labéen. L’objet décrit est un tu masculin (le genre des participes passés utilisés dans le texte nous le dit), présenté dans sa beauté physique, ses vertus morales et son talent poétique :

‘ Quand j’aperçoy ton blond chef couronné’ ‘ D’un laurier verd, faire un Lut si bien pleindre,’ ‘ Que tu pourrois à te suivre contreindre’ ‘ Arbres et rocs : quand je te vois orné,’ ‘ Et de vertus dix mile environné,’ ‘ Au chef d’honneur plus haut que nul atteindre,’ ‘ Et des plus hauts les Louenges esteindre… 288

Au-delà de l’identification à Orphée, l’amant-poète que décrit ici le je lyrique est, par un subtile renversement de situation, semblable au stéréotype courtois de la Dame : blond-e-, bel-le-, vertueux/se… Il est cependant présenté comme l’égal du je lyrique, puisqu’il est poète (laurier et Lut) et digne des plus hautes louanges. Puisque l’égalité est présentée comme acquise (« Amour se plait de choses egales » 289 , l’utilisation du présent à valeur de vérité générale étant une preuve suffisante de cet état de fait), la réciprocité amoureuse devrait l’être. Or, les tercets, construits sur deux phrases interrogatives, reviennent sur cette réciprocité nécessaire mais non encore atteinte, réciprocité vantée au discours IV par Amour (« Lors tu sentiras bien un autre contentement, que ceus que tu as uz par le passé : et au lieu d’un simple plaisir, en recevras un double. Car autant y ha il de plaisir à estre baisé et aymé, que de baiser et aymer » 290 ).

Dans les œuvres des poètes, troubadours et trouvères médiévaux, les femmes sont, la plupart du temps, des proies, et le but final est la domination, l’appropriation, la délectation, de leur corps : « Sire, votre belle apparence me serre tant le cœur que j’en suis vôtre, quoiqu’on en dise, et sur-le-champ. Elle ne fit pas trois pas qu’entre ses bras il l’a saisie sur l’herbe verdoyante » 291 nous dit une pastourelle anonyme. Dans les Euvres, au contraire, c’est Antéros bien plus qu’Éros qui est recherché : « Amour n’est autre chose qu’un desir de jouir, avec une conjonccion, et assemblement de la chose aymee » 292 , nous dit Mercure. Si Eros est l’élément fondamental du cosmos dans le panthéon labéen, assurant la cohésion universelle, c’est Antéros, l’amour réciproque, que mettent en avant les Euvres :

‘ Jouissons nous l’un de l’autre à notre aise. 293

L’amour est conçu comme un plaisir réciproque, un échange, un partage, une perspective humaniste. Dans la lyrique médiévale, au contraire, la Dame appartient à son amant : « Quand il vous plaira vous pourrez m’embrasser. Je veux m’aller coucher entre vos bras » dit une Chanson de Toile anonyme 294 . Les Chansons de Toile devaient être celles de Dames attendant leur chevalier parti en croisade, composant des poésies d’amour tout en tissant, comme Pénélope espérant le retour d’Ulysse. Si on a longtemps cru que ces chansons avaient été écrites par des femmes, il est dit aujourd’hui qu’elles furent le fait d’hommes. « Coucher dans vos bras » : le lit est un lieu de prédilection de la poésie courtoise. Les amants s’y retrouvent. Le sonnet V des Euvres met en scène un lit comme lieu d’attente d’Amour :

‘ Mieus mon lit mol de larmes baignera…295

Le lit n’est pas envisagé comme un lieu de repos mais de douleur. Les deux quatrains sont au futur (chantera, luira, s’atendrira, gettera, baignera), la plupart du temps à la rime. Les deux tercets se présentent quant à eux comme une conclusion (Donq), au présent, et font du lit le lieu du cri de la plainte lyrique proférée par celle qui attend.

Dans la littérature médiévale, le topos de la reverdie développe lui-aussi une sexualité à peine voilée, dominée par les hommes qui rencontrent sur leur route de belles jeunes filles peu vêtues dont ils détaillent le corps par partie. La fine amor se construit autour du corps des femmes, expression du désir d’un homme, qui vise au guerredon sexuel, récompense de l’amour. Ce corps de femme mis en scène poétiquement est le plus parfait et le plus difficile à obtenir qui soit : corps silhouette aux appas gourmands et détaillés, blond, clair… mais contenant une âme pernicieuse qui fait souffrir l’amant potentiel. Il attend, à son retour de guerre ou de croisade, que ce corps lui donne toute satisfaction puisqu’il lui appartient. On voit la distance critique instaurée par un sonnet ironique comme le sonnet XXI des Euvres, sorte de blason du corps masculin, détaillé dans son intimité la plus vulgaire :

‘ Quelle grandeur rend l’homme venerable ?’ ‘ Quelle grosseur ? quel poil ? quelle couleur ?’ ‘ Qui est des yeus le plus emmieleur ? 296

Le choix du rythme des décasyllabes, basé sur l’anaphore, et des termes, font de ce qui devrait être un sonnet pétrarquiste blasonnant une critique burlesque du mensonge de la poésie lyrique.

Puisque le genre grammatical du mot amour n’est pas fixé, il est facile pour les poètes médiévaux de confondre le mot, le sentiment et la dame. Ils empruntent à Ovide la métaphore du mal dont le seul remède est lui-même : l’amour est une maladie dont il est aussi le médecin. Amour est un chasseur devant lequel fuit l’amant gibier (qui était pourtant celui qui courtisait et chassait auparavant la dame). Cela éclaire le sens du sonnet XIX de Louise Labé 297 , souvent évoqué pour prouver la « féminité » du propos labéen (une femme se trouvant dans une situation de sujet-objet donc déstabilisée dans sa « nature » profonde), reprise de ce topos médiéval et ovidien :

‘ Je m’animay, respons je, à un passant,’ ‘Et lui getay en vain toutes mes flesches’ ‘ Et l’arc apres : mais lui les ramassant’ ‘ Et les tirant me fit cent et cent bresches.’

L’objet est de genre masculin (passant), les cent brèches une hécatombe ritualisée et la persona lyrique, identifiée comme féminine par les vers précédents (Nynfe estonnee, qui ne t’es tu vers Diane tournee, o compagne…) se trouve désarmée devant l’ennemi, mais le parallèle topique tient pourtant. Labé doit se situer par rapport à une double tradition : elle se place dans la position de l’amant chassé, puisqu’elle est poète, puis de l’amante chassant, puisqu’elle est une femme, puis finalement de celle qui est blessée, à la fois femme et poète.

La poésie courtoise est charnelle. Françoise Charpentier redonne à la lyrique médiévale sa dimension sexuelle en évoquant le don de mercy ou « cinquième point en amour » 298  : il s’agit du but souvent non avoué des troubadours, « là où la dame se déshabille ». La société médiévale influence la poésie courtoise tout comme la poésie courtoise est influencée par les codes sociaux médiévaux. Georges Duby précise que les règles sociales médiévales excluent toute idée de mixité et cantonnent chaque sexe dans un genre et un comportement déterminés par la prétendue « nature » de leurs organes génitaux : aucune communication entre « l’univers masculin et l’univers féminin, mais au contraire, incompréhension et méfiance (…) La ségrégation entre les deux sexes implantait dans les consciences masculines une inquiétude dont les chevaliers s’évertuaient à triompher par la jactance, par l’affectation de mépris et par la proclamation de leur supériorité naturelle » 299 . Il est ainsi aisé d’interpréter les « fantasmes sur quoi la fine amour s’est construite comme l’un des artifices dont usèrent à un certain moment les hommes pour vaincre leur crainte d’être incapables de satisfaire ces êtres étranges que tout leur système de valeur réputait alors insatiables et d’une perversité foncières ». Les femmes aimées sont cruelles, absentes (et cette absence renforce l’amour et le désir du poète) et le poète souffre d’un mal qui ne peut cependant trouver sa guérison qu’en lui-même, reprise d’un topos ovidien. La souffrance du poète prend parfois des accents de passion christique par ce désir qui n’est évidemment jamais réalisé, puisque fictionnel, et si le poète dédie sa poésie à la dame, c’est sa poésie même qu’il glorifie au-delà de cette représentation idéalisée des femmes, de ce symbole, prétexte à une lyrique qui finalement jouit d’elle-même. Le poète est le seul initiateur, le seul sujet et le seul bénéficiaire de cette poésie où les femmes ne sont que des objets, de désir, de lyrisme, de sublimation.

Notes
267.

Eliane VIENNOT, « La diffusion du féminisme au temps de Louise Labé », art. cit., p. 20.

268.

Pierre BOURDIEU, La Domination masculine, op. cit., p. 115.

269.

Ibid., p. 119.

270.

Michelle PERROT et Georges DUBY, Histoire des femmes en Occident, II. Le Moyen-Age, ouvrage collectif sous la direction de Christiane KLAPISCH-ZUBER, article de Jacques DALARUN, op. cit., p. 33.

271.

La Louenge des femmes, op. cit., p. 11.

272.

Ibid., p. 12 .

273.

Ibid., p. 13.

274.

Chansons d’amour du Moyen-Age, édition de Marie-Geneviève GROSSEL, sous la direction de Michel ZINK, Paris, Le Livre de Poche, 1995, p. 27.

275.

Ibid., p. 94.

276.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 43.

277.

Ibid., p. 41.

278.

Michelle PERROT et Georges DUBY, Histoire des femmes en Occident, II, « Le Moyen-Age », cité par Carla CASAGRANDE, op. cit., p. 120.

279.

Ibid., p. 135.

280.

Michelle PERROT et Georges DUBY, Histoire des femmes en Occident, II, « Le Moyen-Age », ouvrage collectif sous la direction de Christiane KLAPISCH-ZUBER, article de Carla CASAGRANDE, op. cit., p. 99.

281.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 116

282.

Ibid., pp. 41 à 43.

283.

Michelle PERROT et Georges DUBY, Histoire des femmes en Occident, II, « Le Moyen-Age », ouvrage collectif sous la direction de Christiane KLAPISCH-ZUBER, article de Jacques DALARUN, op. cit., p. 50.

284.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 126.

285.

Michel ZINK, Introduction à la littérature française du Moyen-Age, op. cit., p. 48.

286.

Michelle PERROT et Georges DUBY, Histoire des femmes en Occident, II, « Le Moyen-Age », ouvrage collectif sous la direction de Christiane KLAPISCH-ZUBER, article de Georges DUBY, op. cit., p. 324.

287.

Ibid., p. 326.

288.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 126.

289.

Ibid., p. 64.

290.

Ibid.

291.

Chansons d’amour du Moyen-Age, édition de Marie-Geneviève GROSSEL, sous la direction de Michel ZINK, op. cit., p. 25.

292.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 99.

293.

Ibid., p. 131.

294.

Chansons d’amour du Moyen-Age, op. cit., p. 17.

295.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 123.

296.

Ibid., pp. 132-133.

297.

Louise LABÉ, Œuvres complètes , op. cit., p. 131.

298.

Louise LABÉ, Œuvres Poétiques, édition Françoise CHARPENTIER, op. cit., p. 10.

299.

Michelle PERROT et Georges DUBY Histoire des femmes en Occident, II, « Le Moyen-Age », ouvrage collectif sous la direction de Christiane KLAPISCH-ZUBER, article de Georges DUBY, op. cit., p. 331.