C– L’érotisme.

La poésie courtoise nous a permis de comprendre quel était le modèle de société et la répartition des genres sociaux dans la civilisation médiévale. Au début du XIVème siècle, Dante subira l’influence de cette poésie, et la topique amoureuse courtoise reviendra en France à la Renaissance, accommodée « à l’italienne ». A la Renaissance, Eros et Antéros représentent des forces antagonistes. Or, il n’y a pas de lyrisme sans érotisme. C’est l’érotisme qui fait écrire : « incontinent que les hommes commencent d’aymer, ils escrivent des vers », nous dit Apollon dans le Débat 300 .

Il y a nécessité pour le poète de sacraliser l’objet aimé, de se trouver en position de dominé par rapport à la dame : l’amour doit être dangereux, semé d’obstacles et secret. La dame est un objet vers lequel tendre, et qui initie le poète à l’amour, à la douleur, au bonheur, à la vie. Elle est dématérialisée, désincarnée, sorte de Bien Suprême platonicien mais aussi figure d’intercession chrétienne entre l’homme et Dieu. La situation idéale pour que se développe et s’exprime l’amour courtois est l’absence de la Dame. Morte, elle revêt les qualités mariales. On comprend aisément pourquoi Dante aima Béatrice et Pétrarque sa Laure. La littérature courtoise comme la poésie lyrique ne montre pas la réalité des femmes mais l’image que les hommes s’en faisaient et voulaient que l’on s’en fasse. Cependant, il s’agit de placer Eros au principe de la poésie, voire de la philosophie : « Ovide a toujours dit qu’il aymoit », comme Pétrarque, Virgile, « Orphee, Musee, Homere, Line, Alcee, Saphon, et autres Poëtes et Filozofes » 301 . C’est Antéros que semble choisir Labé, principe érotique d’échange et de partage : « Pour les poètes du début du siècle, influencés par le renouveau évangélique, le “fol amour”, fondé sur la beauté extérieure et le désir sensuel, doit s’effacer devant le “ferme amour”, sentiment vertueux et qui émane du cœur », nous dit François Rigolot 302 , d’où la tension que l’on perçoit dans les Euvres de Labé entre ces deux principes. L’érotisme du sonnet IX est gagné par le doute du fantasme nocturne :

‘ Faites au moins qu’elle en ait en mensonge. 303

Le plaisir érotique est un songe, celui d’un Amour fou non-partagé, celui d’Eros. L’influence marotique sur les Euvres point peut-être ici : « Dans le Temple de Cupidon, Clément Marot avait refusé l’érotique traditionnelle du Roman de la Rose pour découvrir un “Ferme Amour”, nouvel avatar d’Antéros » 304 . Il s’agit de substituer aux plaisirs sensuels les plaisirs spirituels d’un christianisme renouvellé, de spiritualiser l’érotisme dans une jouissance réciproque, ce que le sonnet XIII 305 des Euvres illustre plus qu’un autre.

On trouve quelques femmes à l’origine de la lyrique occidentale. De Sappho aux trobaïritz médiévales comme la Comtesse de Die, Na Castellosa, Azalaïs de Porterargue, aux Lais de Marie de France, Labé a quelques modèles poétiques et littéraires, certains illustres, d’autres légendaires. A la Renaissance, ces devancières sont Marguerite de Navarre, Jeanne Flore (même inventée), Pernette Du Guillet, Hélisenne de Crenne. Les femmes écrivent mais leurs œuvres sont toujours minoritairement diffusées. En effet, les productions d’auteures sont peu copiées, peu imprimées et peu publiées. Le rapport des femmes à la parole écrite fut regardé, durant tout le Moyen-Age, avec suspicion. Doit-on observer les discours de ces femmes, se débattant contre un ordre du monde qui leur impose le silence, comme l’expression d’un genre qui serait naturellement la continuation sociale de leur sexe ? La critique littéraire, redevable des propos tenus par les contemporains de Louise Labé, et sous l’influence de la « légende noire » labéenne, a voulu, à la lecture de son Epistre Dédicatoire, discours féministe, en faire le porte-drapeau du postulat de l’« écriture féminine ». On a fait de ses Euvres une production sexuelle et sexuée. Le je mis en scène dans les E uvres, car il s’agit bien de repenser le je lyrique comme la mise en scène tantôt politique, tantôt érotique, tantôt dramatique, d’un personnage à mille facettes, n’est pas plus Louise Labé que celui des Amours n’est Ronsard. La transgression labéenne, celle d’une femme osant s’emparer de la parole, et qui plus est du discours lyrique typiquement masculin, est évidente et va porter préjudice à la réception de son œuvre durant quelques siècles. Contrairement à d’autres auteures, Labé va subir une mise à l’écart due en grande partie sans doute au caractère philosophique et politique de son œuvre, bien plus qu’à la « féminité » de ses écrits car il ne s’agit pas dans les Euvres d’ « écriture  féminine» mais féministe et de promotion des femmes, au féminin grammatical, du féminin tel qu’il est perçu dans l’Ordo Mundi et que l’auteure tente à la fois de redéfinir et de subvertir.

Ecrire, pour une femme, est un acte politique en soi. C’est un acte féministe et non pas « féminin », d’autant plus si cet acte s’accompagne d’une explication (art poétique ?) au ton de manifeste comme peut être considérée à juste titre l’Epistre Dédicatoire. Dans le rapport de la poésie au corps, et notamment au corps des femmes, les Euvres apportent une vision nouvelle. Elles sont la prise en charge d’un discours sur le désir habituellement essentiellement masculin par un je le plus souvent au féminin.

L’érotisme des troubadours, comme l’expliquent Duby et Grossel, se fonde sur la confusion entre amour et désir : mélange « d’effroi respectueux et de sensualité audacieuse devant la femme aimée » 306 . Le désir est plus important que l’amour, la poésie plus importante que l’être qui la suscite et qui n’en est donc plus que le prétexte. Voyeurisme, rêves érotiques, fantasmes de domination, « épuisent le désir sans l’assouvir » et font du corps féminin un objet morcelé, victime de toutes leurs violences, réelles ou symboliques. Ce corps morcelé est celui aussi des blasons : éloge des parties du corps, le blason nie l’intégrité de l’être, donc son existence en tant que sujet. Les parties de l’anatomie féminine évoquées dans les blasons sont fétichisées : « je fouille le corps de l’autre (…). Certaines parties sont plus particulièrement propres à cette observation (…). Il est évident que je suis alors en train de fétichiser un mort » nous dit Barthes dans ses Fragments d’un discours amoureux 307 . Les blasonneurs se trouvent dans la même position que l’amoureux décrit par Roland Barthes. La forme blasonnante est médiévale et c’est Marot le premier qui, à la Renaissance, la remet au goût du jour avec son Blason du Beau Tétin. Le blason est la représentation de l’anatomie féminine par « l’éloge réel ou ironique, d’un objet partiel, isolé de son contexte » 308 . Il s’adresse « toujours à un corps morcellé, divisé, même lorsqu’il tente, dans son titre et son intention, de recomposer son unité ». Qu’ils soient idéalistes ou voluptueux, les blasons fétichisent les parties d’un corps qu’ils ne considèrent pas comme une entité cohérente. C’est le tétin ( à la fois marque de l’utérocentrisme et de l’érotisation du corps des femmes) qui fait le lien entre sacralisation et érotisation du corps, comme d’ailleurs entre blason et contre-blason. Le corps féminin morcelé est finalement annihilé puisque l’addition des parties ne forment pas le tout. Jamais n’en surgit une personne. Les blasons sont la taxinomie violente d’un corps mutilé. A la vision sacralisée du corps morcelé des blasons, répond la violence érotique des contre-blasons, héritiers lointains des fabliaux, comme le Laid Tétin de Marot. On en retrouve un exemple pour le moins vulgaire dans l’Enigme proposée à la fin du recueil de La Louenge des femmes 309 .Le corps des femmes, insolemment détaillé, porte les stigmates de la gaucherie et de la bestialité. Il est le lieu où assouvir les désirs : « Main qui autant que la bouche peux dire » dans le blason de La Main de Chappuys 310 , partie à laquelle on s’adresse pour mieux nier le tout. Obscènes, les contre-blasons n’évoquent que les parties érotiques du corps des femmes 311  :

‘ Con, non pas con, mais petit sadinet,’ ‘ Con, mon plaisir, mon gentil jardinet. ’

L’appropriation comme la domination sont claires. Ce n’est que le désir de l’homme qui compte et son contentement sur un corps parcellisé. Les Fabliaux Erotiques médiévaux s’adressent aux mêmes lecteurs que ceux de la poésie courtoise et des lais, jouent sur un humour grivois basé sur le mythe de la bestialité sexuelle des femmes ; les fabliaux utilisent d’ailleurs des vers courtois qu’ils replacent dans des situations scabreuses. Pour Michel Zink, ces deux genres s’éclairent mutuellement : « A la prétérition chère à la littérature courtoise, à son art du détour pour dire le désir, à son refus d’une expression directe de l’innommable, répond, dans les fabliaux, de façon inversée et symétrique, un gros plan exclusif et permanent, à vrai dire assez peu érotique à notre goût sur les parties génitales et sur l’acte sexuel, comme si les mêmes peurs, les mêmes mépris, les mêmes méprises recevaient deux expressions et deux déguisements opposés et complémentaires » 312 . Le système binaire et la bipolarité jouent à plein dans la littérature médiévale. Misogynes, les fabliaux sont le reflet d’une société où les femmes n’ont pas d’existence légale, mineures assujetties à leur père ou à leur mari, mais constituant toujours une menace possible par leur pouvoir sur la lignée spermatique. La littérature médiévale met toujours en scène une femme adultère, qu’elle soit dame aimée d’un poète ou d’un chevalier, ou ribaude voulant débaucher le curé du village. Son activité érotique est débridée, fantasmatiquement ou réellement. Par sa « nature », cette femme tente les hommes et les pousse au péché. La sexualité masculine de la littérature du Moyen-Age puis de la Renaissance se développe par rapport à un corps féminin contraint par les mythes et les traditions, un corps qui fait toujours peur, fétichisé, morcelé, érotisé, fantasmé, vidé de son existence, de sa cohérence, de son intégrité, de sa réalité. Or, nous l’avons vu, dans le Débat, c’est souvent le corps des hommes qui est ridiculisé, celui des « Mysanthropes », « exemptez d’Amour » 313 , ou celui du jeune amoureux du discours de Mercure 314 .La seule femme ridiculisée est la vieille femme de la fin de l’élégie I 315 , portrait sur lequel nous reviendrons. Le sonnet II des Euvres, écho du sonnet des Souspirs de Magny 316 peut être considéré comme un blason. Cependant, ce sonnet est un blason inversé, sorte de mise en scène ironique du ton blasonneur des Souspirs.

‘ O ris, ô front, cheveux, bras, mains et doigts !’

Labé détaille minutieusement le corps de l’autre, instrument de plaisir ironique, une ironie qui vient précisément directement de sa position de « femme qui écrit », et de la nécessité d’inverser les codes pour qu’ils soient cohérents avec son genre, jusqu’à l’antiphrase cinglante du vers 11 qui nous force à une relecture du sonnet :

‘ Tant de flambeaux pour ardre une femelle !’

Labé situe son propos sur le terrain sexuel et retourne comme un gant toute la tradition hypocritement policée de la poésie courtoise et pétrarquiste. L’auteure réinvestit le discours sur le corps et notamment le corps érotique, ce que des siècles de critique ne lui pardonneront pas. Obligée de choisir son sexe et son camp, sans cesse tiraillée par la bipolarité et la binarité du monde, le dualisme sexuel, les codes moraux et poétiques, la poète est à la fois l’héritière de l’ordre apollinien et du chaos mercurien – qui semble par ailleurs extrêmement structuré –, ceux-là même qui s’affrontent et finissent par trouver un terrain d’entente dans son Débat de Folie et d’Amour. Les Euvres brouillent les genres sociaux comme les genres grammaticaux. Pour que la poésie de Louise Labé soit le garant du postulat de l’« écriture féminine », il faut déjà que la poète adhère aux caractéristiques et comportements attendus de son genre. En définissant plus précisément ce que les critiques entendent par « écriture féminine », au regard de cet ordre du monde que nous venons de présenter, nous verrons que Labé ne répond pas aux caractéristiques thématiques et formelles de ce postulat.

« Ecriture féminine » est une métaphore naturalisante : non seulement elle soutient la particularité des femmes et l’idée d’une norme naturellement masculine, mais encore elle fait de la création des femmes une « sécrétion naturelle », espèce de production biologique particulière, et non le résultat d’un travail. Reprenant les écrits de Béatrice Didier 317 sur l’ « écriture féminine » dans sa théorisation générale de ce postulat, nous allons tenter de définir ce qu’est l’« écriture féminine », notion qui se révèle bien vague, et les manifestations qui lui sont associées. Toute civilisation impose à ses membres des codes corporels. Transformés en automatismes, ces codes paraissent toujours être naturels pour chaque individu qui les met en pratique. Le postulat de l’ « écriture féminine » fonctionne par rapport aux schémas sociaux intégrés. « Nous avons incorporé, sous la forme de schèmes inconscients de perception et d’appréciation, les structures historiques de l’ordre masculin » 318 et il est bien difficile de penser librement. Dans la perception sociale de la langue, c’est toujours le genre masculin qui se pose comme norme quand le féminin se trouve spécifiquement caractérisé. Les différencialistes distinguent le féminin par rapport à la norme masculine en en définissant une essence ou nature spécifique. Ainsi, l’écriture semble sexuée quand elle est avant tout socialement gendrée.

Notes
300.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 76.

301.

Ibid., p. 77.

302.

François RIGOLOT, Poésie et Renaissance, op. cit., p. 208.

303.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 126.

304.

François RIGOLOT, Poésie et Renaissance, op. cit., p. 208.

305.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 128.

306.

Michel ZINK, Introduction à la littérature française du Moyen-Age, op. cit., p. 48.

307.

Roland BARTHES, Fragments d’un discours amoureux, op. cit., pp. 85 et 86.

308.

Louise LABÉ, Œuvres Poétiques, édition Françoise CHARPENTIER, op. cit., pp. 13 et 14 (introduction).

309.

La Louenge des femmes, op. cit., p. 49 à 54.

310.

Louise LABÉ, Œuvres Poétiques, édition Françoise CHARPENTIER, op. cit., p. 151.

311.

Ibid., p. 152.

312.

Fabliaux érotiques, collection dirigée par Michel ZINK. Le Livre de Poche, Lettres Gothiques, Paris, 1992, p. 8.

313.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 72.

314.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 93.

315.

Ibid., p. 110.

316.

Olivier de MAGNY, Les Souspirs (chez jean Dallier et Vincent Sertenas, Paris, 1557), édition critique de David WILKIN, Paris-Genève, Droz, 1978.

317.

Béatrice DIDIER, L’Ecriture-Femme, op. cit.

318.

Pierre BOURDIEU, La Domination masculine, op. cit., p. 18.