Quelle est la part d’insincérité inévaluable dans la production poétique à la Renaissance ? Peut-on croire au pied de la lettre les propos de Du Bellay dans Les Regrets ou les Antiquités de Rome ? Peut-on penser qu’il nous y raconte sa vie, sans aucune médiation, sans aucun tour de l’esprit, aucune manipulation ? Doit-on croire tout ce que dit d’Aubigné dans l’Hécatombe à Diane ? On sait pourtant qu’en choisissant leurs « muses », les poètes choisissaient avant tout un nom qui puisse faire sens dans leurs discours, de la béate et bienheureuse Béatrice à la ceinte de lauriers et d’or Laure, de l’idée délicieuse d’une Délie à l’anagrammatique Marie, de Cassandre (celle qui sait l’avenir mais qu’on ne croit pas) à Hélène (la plus belle sœur de Castor et Pollux pour qui eut lieu la plus épique guerre). Que Ronsard, Du Bellay, Taillemont ou Scève aient su jouer du luth, comme Labé, c’est sans doute vrai, car les travaux d’historiens sur la Renaissance semblent conforter cette idée avancée par les poètes eux-mêmes dans leurs œuvres, mais qu’ils aient aperçu Cupidon tout armé venant percer leur cœur d’une flèche paraît plus douteux. Il faut reconsidérer les pièces d’apparence biographiques dans les Euvres avec le recul critique nécessaire, sans glisser dans le jugement moral ou mondain.
Dans son Préambule à L’Ecriture-Femme, Béatrice Didier propose une définition du postulat qu’elle veut défendre. Bien qu’elle reconnaisse que le « facteur social » a son importance « dans la création artistique », elle fonde sa réflexion sur une idée préconçue de la répartition sociale des sexes en genres. Son discours critique est pris dans les lacs d’une psychanalyse datée : « la spécificité de l’écriture féminine n’exclut pas ses ressemblances avec l’écriture masculine (…) La bisexualité latente de l’artiste (sans parler de l’homosexualité) amène à trouver sans cesse des thèmes qui pouvaient sembler proprement féminins dans une œuvre masculine et inversement » 404 . Il paraît nécessaire de douter de telles affirmations que n’étaie aucune preuve et surtout qui ne se fondent que sur de la croyance, et non sur le raisonnement scientifique. Il existerait une grammaire du « féminin » ontologique, comme l’emploi d’un je au féminin, d’une large quantité de substantifs et d’adjectifs de ce même genre, selon la règle logique de l’accord en français. « Des lignes de forces communes permettent de reconnaître un écrit féminin » 405 nous dit-elle. Revenant sur la méthode sainte-beuvienne, elle affirme qu’on suppose « l’œuvre de la femme » plus autobiographique et chargée de « l’expression d’un désir » 406 .
L’édition que propose Gallimard, dans la Bibliothèque de la Pléiade, des œuvres de poètes du XVIème siècle a le mérite de faire figurer Louise Labé aux côtés de Scève, Marot, Pontus de Tyard, Du Bellay, Jodelle… Ce florilège, selon le nom que lui donne Albert-Marie Schmidt – omettant le premier sonnet italien –, qui a établi et annoté cette édition, met en évidence dans son Avertissement l’idée d’un « Eternel Féminin » que l’on pourrait trouver selon lui chez Pernette du Guillet et Louise Labé. Il définit cette ontologie féminine selon plusieurs critères : ces auteures sont douées d’une « jolie intelligence », une « finesse intuitive », mais aussi de « sensualité » et d’un « voluptueux savoir » 407 . Albert-Marie Schmidt reprend ensuite les erreurs d’une légende inventée de toutes pièces par ses prédécesseurs biographes sans tenter d’y apporter le moindre éclairage critique, faisant de l’auteure Labé un personnage de roman, celui qu’elle-même a décidé de mettre en scène dans sa troisième élégie. Toujours sous l’influence de Sainte-Beuve et sans tenir compte des travaux éclairants de Marcel Proust, sans se poser la question du recul critique nécessaire devant l’utilisation du je lyrique par un poète, Schmidt prétend que, contrairement à Marot, dont les élégies sont souvent une « discussion sur un point de casuistique amoureuse », les trois Elégies labéennes sont « autant de pages d’un journal intime » 408 . On peut ainsi rapprocher Charpentier et Schmidt lorsqu’ils considèrent que « comme pour Pernette, on suppose, on croit savoir qu’il y a une histoire réelle à l’origine des poésies d’amour de Louise Labé (…) Des éléments anecdotiques se laissent reconnaître çà et là dans le texte, surtout dans les Elégies, genre qui accueille plus volontiers la narration (…) Les trois élégies qui ouvrent le recueil sont comme une autobiographie condensée et une sorte de journal » 409 . Cette obsession de l’association simple – voire simpliste – femme = autobiographie, renvoie à une symbolique essentialiste : l’auteure serait toujours une « femme au miroir » qui « parviendrait difficilement à créer des êtres absolument distincts d’elle » 410 . La plus importante et plus préjudiciable conséquence de cette association est le renvoi des écrits de femmes à l’oubli de leur intimité. En quoi les écrits labéens peuvent-ils être autobiographiques quand il s’agit, et l’étude que fait Martin de l’Epistre Dédicatoire 411 nous sert ici de référence, d’une plainte élégiaque sur le modèle marotique où est mise en scène une persona d’auteure ? François Lecercle 412 met en évidence la double fonction dont les Elégies semblent investies, celle de « squelette » de canzoniere, avec un début, une fin et au centre, l’élégie II, héroïde et mise en scène de la persona labéenne, et celle d’amorce des Sonnets. Les trois élégies qui ouvre le canzoniere labéen sont un « arrière-plan narratif qui servira de toile de fond à la parole en archipel que constituent les sonnets » 413 , mais cependant fictif, fictionnel, mythique pour l’auteure sinon mythologique dans ses thèmes. Non seulement les Elégies ne correspondent en rien à la définition, aujourd’hui admise, de l’autobiographie selon Lejeune mais de plus Rigolot insiste, dans son édition des Euvres, comme nous l’avons précisé en introduction à notre travail, sur l’influence de l’élégie marotique dans la production élégiaque labéenne. Les critiques biographes et essentialistes veulent dénier à Labé les influences masculines qui ont rapport au raisonnement et à l’intellect mais par contre, attitude étrange et paradoxale, ils n’hésitent pas à prétendre qu’elle a copié les hommes ou même s’est laissée dicter ses œuvres par des hommes. Il suffit de relire ces Elégies pour se faire un point de vue personnel sur la véracité ou la mise en scène, pétrarquiste ou marotique, des propos qui y sont tenus :
‘ Ainsi, Ami, ton absence lointeine’ ‘ Depuis deus mois me tient en cette peine,’ ‘ Ne vivant pas, mais mourant d’une Amour’ ‘ Lequel m’occit dix miles fois le jour… 414 ’Doit-on croire ces dires qui se servent des plus beaux tours de la rhétorique amoureuse ? Doit-on se fier au connecteur temporel utilisé (depuis deus mois) pour chercher à qui s’adresse l’auteure – qui aurait pu l’abandonner à son triste sort de lyonnaise pour rejoindre les rives du Pau cornu –, comme l’ont fait de nombreux critiques biographes ? Ne peut-on simplement penser que l’évocation italienne permet à Labé d’inscrire ses Euvres dans une tradition pétrarquiste, d’être « à la mode » poétique de ces années 1550 ? Que nous ne puissions trancher est peut-être ce qui importe le plus mais l’intertexte pétrarquien des trois élégies tout comme la réminiscence de l’œuvre de Pontus de Tyard, soulignée par Martin 415 , semble plaider en faveur d’une topique renaissante réinvestie. De plus, cette seconde élégie labéenne est un exemple d’argumentaire amoureux : j’aime un homme qui me laisse derrière lui comme Pénélope mais attention, je ne suis pas Pénélope (« je n’ai pas la vertu des femmes de marins » aurait dit Barbara) et d’autres galants vantent ma beauté, mon intelligence et mon talent.
‘ De toy, Ami, j’aye nouvelle aucune.’ ‘ Si toutefois pour estre enamouré’ ‘ En autre lieu, tu as tant demeuré,’ ‘ Si say je bien que t’amie nouvelle’ ‘ A peine aura le renom d’estre telle,’ ‘ Soit en beauté, vertu, grace et faconde,’ ‘ Comme plusieurs gens savans par le monde’ ‘ M’ont fait à tort, ce croy je, estre estimee…416 ’Si les qualités de la persona lyrique détaillées ici sont avant tout celles attribuées à Sappho par Ovide dans les Héroïdes, le terme enamouré reprend directement de manière adjectivale celui d’innamoramento. Il inscrit donc le texte dans la tradition pétrarquiste.C’est là ce qui doit nous interpeller. Labé ne se contente pas de disserter sur les dangers de l’amour, elle bâtit son mythe personnel dans ces trois élégies, de son enfance jusqu’à la publication de ses Euvres, jusqu’à leur organisation comprenant des Escriz de divers poètes qui chantent ses louanges, œuvre de ces gens d’esprit qui lui donnent quelque gloire 417 . Le je lyrique n’est pas autobiographique car il est un moyen pour l’auteure de se mettre en scène, et en valeur, dans diverses personae, jusqu’à donner au lecteur les mots qui devront être gravés sur sa tombe 418 (quel meilleur gage d’immortalité ?). Labé reprend, en le personnalisant, un topos renaissant, présent d’abord chez Ovide et qu’on retrouve ensuite chez Pétrarque et Bembo.
Le caractère biographique de la présentation de Labé conduit Albert-Marie Schmidt vers l’ontologisation complète de la production de l’auteure des Euvres : « la poétesse ne s’y préoccupe guère de suivre les articles d’un plan rigoureux. Elle s’y applique à suivre les sinuosités d’une étonnante pensée, affective et sensuelle à la fois… » 419 . Or les travaux récents de Daniel Martin tendent à dire exactement le contraire 420 . En observant attentivement l’organisation de ces Euvres revues et corrigees par ladite dame, on ne peut que constater la minutie et la précision du plan suivi par Labé, chaque pièce occupant une place particulière et riche d’enseignement, ce que nous verrons par la suite dans notre travail. La transgression labéenne est bien plus forte qu’il n’y paraît.
Béatrice Didier traque les « marques d’une différence qui rend habituellement reconnaissable un texte écrit par une femme ». La première de ces marques serait l’affirmation du je au féminin qui pousserait les auteures à un « effacement de l’homme » 421 dans leurs œuvres, un « je ou un elle ou tout autre pronom féminin » qui désignerait bien sûr « l’instance narratrice ». Ce je, selon Didier, n’hésiterait pas à affirmer sa marginalité, sa différence par rapport à la norme, dans le langage même, par une originalité substantielle. C’est ce que la critique appelle la « spécificité en quelque sorte spontanée de l’écriture féminine ». Le propos de Didier devient contradictoire : il souligne que la grammaire du féminin a longtemps été considérée comme celle d’un « style papillonnant, superficiel et prolixe, embarrassé dans les chiffons et les falbalas, les larmoiements et les flots d’une sensibilité névrotique. Typiquement féminin, un laisser-aller, une absence de rigueur plus proche du parler que de l’écrit » 422 . La réflexion est ici plus que légitime, judicieuse : « on voit (…) comment toute recherche de spécificité était piégée d’avance. Si on insistait sur la parenté de l’écriture féminine avec le langage oral, c’était pour la rejeter, comme le folklore, vers le marginal ou vers le passé » 423 . Cependant, Didier reprend ensuite à son compte le cliché différencialiste, en définissant comme caractéristique de l’« écriture féminine » le recours à l’« oralitude », l’oralité des œuvres écrites par des femmes étant un préalable à la « spécificité féminine » : « Ecrire n’apparaîtra plus à la femme comme une sorte de trahison par rapport à la parole si elle sait créer une écriture telle que le flux de la parole s’y retrouve, avec ses soubresauts, ses ruptures et ses cris » 424 . Les arguments définitionnels de la grammaire du féminin avancés ensuite par Béatrice Didier tiennent de l’hypothèse aventureuse : « Il est possible aussi que la femme ressente le temps autrement que ne le ferait l’homme, puisque son rythme biologique est spécifique, temps cyclique, toujours recommencé mais avec ses ruptures, sa monotonie, ses discontinuités. Ainsi s’expliquerait que le rythme de sa phrase puisse apparaître (…) plus lent et plus heurté » 425 . La référence essentialiste et naturalisante par l’évocation à peine voilée des menstrues, est ici évidente. Les menstrues semblent définir le temps des femmes, les renvoyant ainsi à leur « nature » de mères potentielles. La phrase « féminine » serait ainsi marquée d’une « ponctuation de l’affectivité et de la cassure », pleine de blancs, de silences. Un des constituants tenaces et principaux du « féminin » ontologique est le silence, qu’il soit paulinien ou gréco-latin. Or, écrire n’est en rien se taire.
Mona Ozouf, redevable aux travaux de Didier, explique qu’une des caractéristiques de la grammaire du féminin est, selon elle, le passage presque systématique dans les écrits de femmes du je au nous, puisqu’une auteure entend toujours parler « pour le sexe entier » 426 (la confusion sexe et genre est plus que jamais perceptible dans de tels propos), Gisèle Mathieu-Castellani, quant à elle, tente de définir une rhétorique proprement féminine dans son ouvrage La Quenouille et la lyre.
Cet ouvrage reste dans la perspective de son article sur « Les Marques du féminin dans la parole amoureuse de Louise Labé » 427 . Elle traque les marques du féminin, à l’imitation de Didier, notamment dans les Euvres de Labé, en précisant au préalable qu’il « ne saurait évidemment s’agir des seules marques grammaticales qui dans notre système linguistique indiquent le sexe du locuteur, ni même d’écriture féminine ou d’écriture-femme, mais plutôt d’écriture du féminin, d’inscription du féminin dans l’écriture… » 428 . Mathieu-Castellani évoque cependant l’idée du « féminin » comme une donnée évidente, même si elle s’en défend. Elle explique qu’il faudrait aborder les textes « par le biais de leur énonciation » mais c’est pourtant par celui de la symbolique psychanalytique qu’elle se lance dans l’étude des Euvres, appliquée à une vision biographique de la production labéenne. Elle base sa réflexion sur les travaux de Mélanie Klein 429 : « en supposant la double polarité de l’être sexué. La polarité F (…) est présente chez nombre d’écrivains (pas nécessairement homosexuels), peut-être même, comme le suggère Lou-Andréas Salomé, chez tout artiste, qui est également Femme et connaît une grossesse spirituelle lorsqu’il met au monde l’œuvre-enfant… » 430 . Gisèle Mathieu-Castellani affirme que la position d’objet, position sociale généralement donnée aux femmes, est plus facilement utilisée par les auteures que par leurs confrères. Elle cite pour cela le célèbre sonnet XVIII :
‘ Baise m’encor, rebaise moy et baise…’Louise Labé semble selon la critique s’accorder à son rôle, hérité de la tradition courtoise, d’objet du « commerce amoureux : à l’un l’activité créatrice, à l’autre la passivité d’un bel objet muet » 431 . Ces vers ne sont-ils pas cependant une posture de l’auteure qui finalement est celle qui crée puisqu’elle est celle qui écrit, celle qui a la parole ? La suite du sonnet devrait nous en convaincre, car le sujet, au féminin, y reprend ses droits actifs :
‘ Je t’en rendray quatre plus chaus que braise…’Il est donc bien nécessaire à Labé de sortir de son rôle :
‘ Tousjours suis mal, vivant discrettement,’ ‘ Et ne me puis donner contentement,’ ‘ Si hors de moy ne fay quelque saillie.’Le sujet est marqué dans chacun de ces trois vers avec l’emploi du pronom je, en position d’objet de lui-même : suis, me puis, de moy fay… Le sujet au féminin réinvestit son rôle et s’empare du langage.
Mathieu-Castellani ne distingue pas la qualité universelle de l’auteur-e- : or, l’homo latin n’est pas l’homo grec. Ce n’est pas le même, mais l’autre, l’humain, qui se retrouve dans une grande œuvre poétique ou littéraire. « Mâle et femelle (…) l’écrivain porte en lui une bisexualité qui l’autorise à être chacun » 432 . L’idée fut sans doute tentante mais aimer les deux sexes – avoir une pratique bisexuelle – ne signifie pas les posséder, c’est-à-dire être hermaphrodite. Penser ainsi c’est commettre l’erreur de confondre sexe, genre et pratiques sexuelles. Louise Labé est définie comme celle qui trouve « encore dans cette voix, dans ce nom qui lui restent, de quoi dire, avec sa plainte amoureuse, son identité » 433 . La poétique labéenne est frappée d’une ontologique oralité (parle, voix, dire, plainte) biographique (nom, identité). Elle est celle de la « parole d’Echo, cette parole timide qui s’assure par le biais du travail de la traduction ou de l’imitation, et qui s’essaie à la rivalité mimétique en toute conscience de sa débilité » 434 . Il n’y aurait pas d’originalité de l’« écriture féminine », mais une imitation débile de l’« écriture masculine » (où l’on retrouve les arguments des critiques du XIXème siècle, et les clichés de La Louenge des femmes). Les femmes sont primitivement muettes ou condamnées à une parole inefficace, « ne pouvant dire son désir qu’avec les mots de l’autre » 435 . On se rend bien compte que dans le contexte topique de la production littéraire renaissante, un tel argument ne tient pas. Les hommes imitant des hommes, comme les hommes de la Renaissance ont conseillé de le faire à leurs contemporains à propos des auteurs de l’Antiquité, sont-ils des femmes qui s’ignorent ?
Les hypothèses critiques proposées par Mathieu-Castellani sont tributaires de l’ordre du monde et des clichés sexistes, ainsi quand elle affirme que l’ « écriture féminine » utilise une « grande souplesse de la syntaxe » qui « dessine un parcours sinueux » 436 . Cette rhétorique, celle du silence et paradoxalement de l’oralité, est identique à celle de « l’infans au stade du miroir, assumant l’image spéculaire avant que le je ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre » 437 . Nous retrouvons les arguments utilisés par Xavière Gauthier ou Hélène Cixous. Si on ne peut établir de différence langagière entre les sexes (c’est-à-dire si un sexe ne détermine pas la manière dont on parle), la sociologie nous a permis de constater des différences dans l’accès à la parole des genres sociétaux. Les femmes, en tant que groupe de genre social, sont plus souvent et plus facilement interrompues que les hommes lorsqu’elles s’expriment, la prise de parole établissant la relation de pouvoir et de hiérarchie entre les individus (les femmes se retrouvant en position d’infériorité). Christine Delphy 438 explique ainsi que les femmes, dans les pratiques conversationnelles, s’attendent davantage à être interrompues. Cela s’affiche dans leur syntaxe par l’utilisation majoritaire de phrases interrogatives, ou rhétorico-interrogatives, qui laissent à leur interlocuteur l’espace de sa propre parole. Il est vrai que les interrogatives et les interrogations rhétoriques occupent une place prépondérante dans les Elégies 439 . Ce sont aussi les marques de l’ironie et nous verrons que c’est sans doute dans ce sens que Labé les utilise, notamment dans les vers 11-12, puis 13-14 :
‘ As tu si peu de memoire de moy,’ ‘ Que de m’avoir si tot rompu la foy ?’ ‘ Comme oses tu ainsi abuser celle’ ‘ Qui de tout tems t’a esté si fidelle ? 440 ’Les mots venant à la rime moy/foy/celle/fidelle insistent sur l’intégrité de la persona lyrique, tout comme l’adverbe Comme et les verbes oses/abuser, mettent en évidence l’instabilité du tu auquel on s’adresse.
Partant du constat du silence social des femmes, les études différencialistes émettent l’idée d’une « écriture féminine » fondée sur l’utilisation des silences et des blancs. C’est le cas de Xavière Gauthier qui, lors de ses Entretiens avec Marguerite Duras 441 , définit les silences comme marques d’une grammaire du féminin, non seulement parce que les femmes sont ancestralement condamnées au silence, mais aussi parce qu’elles sont engluées dans une « impossibilité à dire », sorte encore une fois de « parole débile » ou d’accès difficile à l’expression. Gauthier guide les propos de Duras vers l’affirmation de l’existence d’une « écriture féminine » qui se définirait par le « retrait », des « creux », « manques » : « je me demandais si, ça, ce ne serait pas quelque chose de femme, vraiment de femme, blanc. S’il y a, par exemple, une chaîne grammaticale, s’il y a un blanc dedans, est-ce que ce ne serait pas là que serait la femme (…) parce que, ça, ce serait comme une rupture de la chaîne symbolique (…) pour moi ce serait un peu comme quand on retient son souffle. Il y a un rythme et il y a des moments où on ne peut plus respirer, c’est bloqué… » 442 . Une grammaire du silence, donc, définirait l’« écriture féminine ». Une grammaire du blanc, qui, pour Cixous, est symbolique de la maternité latente de toute femme, qui ne se définit femme qu’ainsi, par sa maternité : « En elle subsiste au moins un peu du bon-lait-de-mère. Elle écrit à l’encre blanche » 443 .
Béatrice DIDIER, L’Ecriture-Femme, op. cit., p. 6.
Ibid., p. 11.
Ibid., p. 14.
Poètes du XVIème siècle, édition présentée par Albert Marie SCHMIDT, bibliothèque de la Pléiade, NRF-Gallimard, 1953, p. X.
Ibid., p. 272.
Louise LABÉ, Œuvres poétiques, édition Françoise CHARPENTIER, Préface, op. cit., p. 25.
Béatrice DIDIER, L’Ecriture-Femme, op. cit., p. 18.
Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 45, notamment.
François LECERCLE, « L’Erreur d’Ulysse. Quelques hypothèses sur l’organisation du Canzoniere de Louise Labé » in Louise Labé, les voix du lyrisme, op. cit., pp. 208 et 209.
Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 157.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., deuxième élégie, vers 89 à 92, p. 113.
Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 158 : le premier sonnet du Livre 1 des Erreurs Amoureuses s’achève sur un tercet aux étranges similitudes avec le texte labéen.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 112, vers 52 à 59.
Ibid., p. 113, vers 68.
Ibid., vers 101 à 104, p. 114.
Poètes du XVIème siècle, édition présentée par Albert Marie SCHMIDT, Bibliothèque de la Pléiade, op. cit., p. 272.
Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit. : c’est l’ensemble de la thèse qui sert ici de contrepoids aux propos de SCHMIDT.
Ibid., pp. 29 et 30.
Ibid.
Ibid., p. 32.
Ibid.
Ibid., p. 33.
Mona OZOUF, Les Mots des Femmes, op. cit., p. 24.
Gisèle MATHIEU-CASTELLANI, « Les Marques du féminin dans la parole amoureuse de Louise Labé » in Louise Labé 2005, op. cit., p. 107. L’article est paru la première fois dans DEMERSON Guy (dir.), Louise Labé, les voix du lyrisme, Saint-Etienne, Paris, Publication de l’université de Saint-Etienne, éditions du CNRS, 1990, pp. 189-205.
Gisèle MATHIEU-CASTELLANI, La Quenouille et la lyre, op. cit., p. 110.
Mélanie KLEIN, Essais de psychanalyse. Payot, Paris, 1974. C’est l’ensemble de la théorie sexuelle psychanalytique de Klein que nous évoquons ici par l’intermédiaire de l’ouvrage de MATHIEU-CASTELLANI.
Gisèle MATHIEU-CASTELLANI, La Quenouille et la lyre, op. cit., p. 111: la critique se fonde sur l’Eros de Lou Andréas Salomé, Paris, éditions de Minuit, 1984.
Ibid., p. 118.
Ibid., p. 119.
Ibid., p. 121.
Ibid., p. 124.
Ibid., p. 125.
Ibid., p. 130.
Ibid., p. 139.
Christine DELPHY, L’Ennemi Principal, Paris, éditions Syllepse, Nouvelles Questions Féministes.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p.109, vers 73 à 86.
Ibid., p. 111.
Xavière GAUTHIER, Entretiens avec Marguerite Duras, Paris, éditions de Minuit, 1977.
Ibid.
Hélène CIXOUS, « Le rire de la Méduse » in L’Arc 61, op. cit., p. 41.