C- La question de la « e, dite muette » et autres considérations

Pour la critique essentialiste, il existe des modes de communication spécifiquement masculins ou féminins, ce que nous ne contestons pas, qui sont dus, ce que nous contestons ici, à une « naturalité » de la langue, à un féminin otologique. Une œuvre porterait les traces du féminin parce qu’il s’agit d’une auteure, d’une femme qui l’a écrite. La Parfaicte Amye d’Héroët est un parfait contre exemple renaissant à ce postulat. Nous utilisons au quotidien une communication orale et écrite correspondant à des codes et règles prédéfinis par la société et que nous avons intégrés sans réfléchir forcément à leur bien-fondé. Puisque nous les utilisons de manière inconsciente, il est bien malaisé d’y réfléchir. Pourtant, Edith Slembeck 444 explique que l’origine de cet accès social des femmes à la parole, non pas d’après leur sexe mais selon les règles appliquées à leur genre, vient directement de l’Antiquité (grecque ou chrétienne) où elles étaient privées de parole publique : « Le fait que la parole soit disponible pour tous relève donc du mythe » 445 . L’utilisation des conditionnels, des expressions limitatives, des formules dépréciatives dénote le manque d’assurance verbale des femmes : c’est ce qu’on pourrait appeler la « langue de l’excuse », composée de phrases inachevées, ou de séquences interrogatives accolées à une affirmation (à la manière anglo-saxonne). L’utilisation du conditionnel chez Louise Labé est d’abord liée à une forme d’ironie et de captatio : l’interrogation rhétorique n’est pas « féminine » chez Labé mais judiciaire et ironique, dans un dessein féministe. Le langage « féminin » est perpétuellement ressenti comme « chaleureux, sociable mais aussi inefficace » 446 . L’ensemble des Euvres, dont l’agencement formel et thématique révèle la volontaire efficacité, écarte le discours labéen d’une telle définition.

Notre remise en question du postulat de l’ « écriture féminine » part de la même constatation que Merete Stistrup Jensen 447  : « on peut se demander si valoriser le féminin dans l’écriture ne revient pas à refuser d’inscrire dans l’Histoire la production littéraire des femmes, en l’enfermant dans une nature particulière ». Christine Planté, dans l’ouvrage collectif dirigé par Merete Stistrup Jensen, analyse l’utilisation en français de la e dite muette : « Une lettre que l’on entend à peine dans les parlers, mais qui joue un rôle important dans la versification et dans la morpho-syntaxe, est ainsi supposée incarner le féminin » 448 . Si la « e » sert effectivement « à la formation du féminin pour nombre de substantifs et fournit le moyen d’accord au féminin des adjectifs et participes » 449 , elle subit une politique de la langue. Christine Planté relève ainsi qu’il est étrange de considérer cette lettre comme une marque du féminin alors qu’elle concerne presque autant de noms masculins (47%) que de féminins, sinon pour calquer sur le mythe de la « féminité » une pratique linguistique. La e dite muette ne peut que représenter la silencieuse moitié du monde que sont les femmes, d’autant plus que cette e est dite aussi caduque, instable, féminine. Cela renvoie à la possibilité de sa disparition, à l’éventualité de son effacement. La réponse de Louise Labé à ce silence est qu’elle parle, qu’elle l’assume et joue ironiquement, par l’intermédiaire de Folie, de l’invisibilisation des femmes. Au début du XVIème, on réfléchit à l’alternance en poésie française de rimes dites masculines et de rimes dites féminines. Les secondes seront « caractérisées par la présence d’un e muet final, première occasion d’un discours sexué et sexualisé sur le e dit muet et, à travers lui, sur la langue » 450 . Est-ce parce que la e appartient à une catégorie – les voyelles – moins nombreuses en français mais cependant absolument nécessaire, notre langue n’étant point sémitique, pour la création (enfantement ?) des mots qu’on lui attribue de « porter le féminin » ou la part « féminine » de la langue ?

L’alternance rimique est « pratiquée pour la première fois de façon systématique par Octavien de Saint-Gelais dans ses Epistres d’Ovide en 1500 (…) motivée par la recherche d’une douceur féminine qu’il conviendrait d’entrelacer aux vers masculins, exigence esthétique et mélodique, nécessaire pour la mise en musique quasi systématique de la poésie lyrique française, qui, cependant, ne s’impose que progressivement. Du Bellay la traite encore avec mépris dans la Deffense et Illustration de la Langue Françoise (1549), tandis que Ronsard en recommande l’application dans son Abbregé de l’art poëtique françois. L’apparition de cette règle a suscité deux grands types d’explication. Récemment, des linguistes et des historiens de la littérature ont mis l’accent sur le substrat symbolique qui la porte » 451 . L’alternance féminines et masculines accompagne le jeu courtois de la Fine Amor mais aussi que « l’emploi exclusif de la rime féminine va de pair avec une thématique féminine, suggérant donc qu’une pratique adoptée pour des raisons avouées de facilité du chant et d’euphonie s’est pour le moins trouvée rapidement investie d’une forte charge sémantique » 452 . Peut-on pour autant en conclure que c’est là le fait d’une « naturalité » de l’écriture qui, de plus, toucherait davantage les femmes que les hommes (puisqu’elles sont supposées plus proche de la Nature : « La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable » 453 , dit le brillant misogyne) ?

Dès 1539, Gratien du Pont dans son Art et Science de Rhétorique Métrifiée 454 explique qu’il faut toujours au féminin une syllabe de plus en fin de ligne « à cause que le masculin est plus parfait et plus noble que le féminin ». Pour Thomas Sébillet 455 , « l’e féminin se connaîtra plus aisément conféré avec son mâle ; car il n’a que demi-son, et en est autrement tant mol et imbécile, que se trouvant en fin de mot et de syllabe, tombe tout plat, et ne touche que peu l’oreille ». Cette lettre est la représentante symbolique du féminin dans la langue, portant une « syllabe pour rien comptée, non plus que les femmes en guerre et autres importantes affaires ». Les propos misogynes de ces traîtés de rhétorique et de ces arts poétiques sont conséquents de la représentation symbolique des femmes dans l’ordre du monde. Si la e est dite caduque, c’est que l’on ne peut compter sur les femmes. Il faut bien compter avec elles cependant pour l’alternance rimique. On va attribuer à cette lettre toute la topique sexiste et essentialiste de la définition d’une prétendue féminité naturelle : douceur, instabilité, effacement, faiblesse, charme nécessaire, maternité. On voit que le Débat de Folie et d’Amour de Labé et sa forte charge symbolique n’entrent pas dans la définition proposée ici.

Vaugelas, en 1647, exclut quant à lui les femmes de la culture savante et leur abandonne l’intuition en une toute petite phrase mais sémantiquement lourde : les femmes sont arbitres de l’usage dans les « doutes de la langue » plutôt que « ceux qui sont bien savants en la langue grecque et en la latine » 456 , ce qui revient à dire que les femmes sont habiles et intuitives, mais ne connaissent pas leurs lettres classiques (exclusion de la culture savante). Si pour Vaugelas l’usage l’emporte sur le savoir, c’est tout de même une contre-valeur que réinvestissent les femmes. Elles auraient selon les essentialistes un accès plus immédiat et naturel au langage : or, c’est là les exclure de l’idée de réflexion sur la langue, de maîtrise de la syntaxe. C’est l’idée même, dès l’origine de la formation du français, d’une « féminité de la langue », que Didier ou Cixous reprendront à leur compte. C’est le « naturel féminin » qui est évoqué, comme dans les propos du père Bouhours, cités par Christine Planté : « Il est vrai qu’il n’y a rien de plus juste, de plus propre, et de plus naturel que le langage de la plupart des femmes françaises. Les mots dont elles se servent semblent tout neufs, et faits exprès pour ce qu’elles disent, quoiqu’ils soient communs : et si la nature elle-même voulait parler, je crois qu’elle emprunterait leur langue pour parler naïvement » 457 . La langue des femmes doit être plus naïve et plus intuitive. Francis Ponge (Pour un Malherbe), plus récemment, reconnaît à la poésie française une force qu’elle doit au mélange des éléments « masculins » et « féminins », c’est-à-dire à l’alliance de la « virilité » et de la « féminité » : «  La même bonne proportion est, dans la poésie française à cette époque, dans l’alternance des rimes féminines et masculines. L’importance de la muette en français exprime parfaitement l’importance toujours accordée en France à l’élément féminin (…) l’accent est pourtant sur l’élément masculin et (…) la prédominance est finalement donnée en nombre, et en situation, aux rimes masculines sur lesquelles se conclut presque toujours la strophe, c’est-à-dire aussi bien la musicalité que la signification» 458 . Nécessaire mais muet, le « féminin » se voit accorder une place de choix, aphonique et insignifiante. L’ordre « viril » est maintenu par l’utilisation du système linguistique. A la rime féminine la grâce, à la masculine la fermeté. Ce qu’il nous faut dès lors constater, comme le fait Christine Planté, c’est l’absence de toute démarche critique, voire d’une « attitude délibérément non-scientifique » pour évoquer cette « grammaire du féminin » dont on ne trouve au bout du compte nulle marque tangible, nulle preuve efficace. Que Pérec fasse disparaître la e de l’un de ses romans, comme le souligne Planté, n’est pas la marque d’un sexisme évident mais celle de l’effacement, plus simplement, de la voyelle la plus utilisée (et nécessaire) de notre langue (sans oublier qu’il s’agit là d’un roman autobiographique sur La Disparition d’EUX, ses parents). Il est regrettable de lire ensuite sous la plume de Jacques Roubaud que l’œuvre de Pérec procède d’une langue bâtie sur une « excision » 459 .

Le postulat de l’« écriture féminine » se développe sur certaines thématiques. Au-delà de l’utilisation de la e muette, Gisèle Mathieu-Castellani revient sur cette « grammaire du féminin » et sur l’idée d’une « écriture féminine » marquée du sceau de l’écho, de la reprise de la topique amoureuse au « féminin ». Pour Mathieu-Castellani, la voix labéenne est celle de « l’ardente attente », celle d’une Pénélope qui utilise à de nombreuses reprises le préfixe -re- , comme un principe non seulement d’écho mais de recommencement :

‘ Comme j’atens, helas, de jour en jour’ ‘ De toy, Ami, le gracieus retour ’ ‘ Là j’avois mis le but de ma douleur,’ ‘ Qui finiroit, quand j’aurois ce bon heur’ ‘ De te revoir (…)’ ‘ Cruel, Cruel, qui te faisoit promettre’ ‘ Ton brief retour en ta premiere lettre…’

nous dit la seconde élégie des Euvres. L’utilisation du conditionnel procède d’une fonction ironique qui semble montrer la mise à distance de toute « sincérité » poétique « féminine ». De plus, la répétition est récurrente dans ces vers parce qu’elle s’inscrit dans une réécriture des Héroïdes d’Ovide dans la traduction d’Octovien de Saint-Gelais. Cependant, Mathieu-Castellani se sert de ces vers pour prouver ce qu’elle considère comme un fait avéré, à savoir l’idée d’une différence dans leur rapport au temps, entre les hommes et les femmes. Le temps des femmes serait heurté et discontinu, un temps d’attente toujours recommencé. Davantage que la marque d’une obsession de la répétition, le préfixe peut dire le renouveau, le renouvellement, une vision dynamique du monde à l’image de celle de Montaigne.

Autre phénomène linguistique qui s’oppose à l’hypothèse d’une « naturalité féminine » de l’œuvre labéenne, celui de l’utilisation que fait Louise Labé de l’onomastique : si la langue courante réserve en général aux noms propres la seule qualité de dénotation, c’est-à-dire de désignation d’un objet par un mot, le langage poétique tend à briser cette résistance du nom au sens, à rendre signifiant le nom utilisé. La Renaissance se pique d’onomastique, chez Rabelais, Scève, Ronsard, à l’exemple de Dante ou Pétrarque : de Gargantua (« car grand tu as ») à Délie (l’Idée, hypothèse encore discutée mais que nous admettons ici), Cassandre (de Troie), Marie (anagramme d’Aimer), Hélène (de Troie, encore et toujours), comme les illustres Béatrice (la bienheureuse) ou Laure (or et lauriers). L’onomastique participe de l’attrait de la poétique du XVIème siècle pour les jeux linguistiques. Si un nom propre n’a, par définition, pas de signification, les poètes et auteurs se chargent de les réinvestir de sens. Louise Labé choisit non seulement son nom 460 (elle aurait pu s’appeler Perrin ou Charly, mais elle choisit délibérément Labé) mais aussi celui de sa dédicataire principale, Clémence de Bourges (la clémence nécessaire à la captatio du lecteur et la ville de Lyon, le bourg, à laquelle Labé appartient et qu’elle revendique). François Rigolot explore ce nom : « Poète de la Renaissance, Louise Labé ne pouvait rester insensible aux évocations de son propre nom. Le rapprochement entre le patronyme français et ses paronymes latins devait s’imposer à sa conscience poétique : Labium, la lèvre ; labia, les lèvres, appelaient, si l’on peut dire, une poésie labéenne du baiser… », d’où sans doute le sonnet XVIII, à la sensualité soudainement plus linguistique et ludique :

‘ Baise m’encor, rebaise moy et baise… 461

Il faut replacer ce sonnet dans le contexte renaissant, surdéterminé, d’autant plus qu’il est rappelé par l’Ode Latine des Escriz qui joue sur cette sémantique de la paronomase (De Aloysae Labaeae Osculis : des baisers de Louise Labé). A la Renaissance renaît l’inspiration étymologique de l’onomastique, celle héritée des traditions hébraïque et de la densité exégétique, celle que l’on retrouve chez les poètes latins qui motivent le contenu sémantique du signifié par la toute-puissance du signifiant, faisant de Roma l’anagramme d’Amor. Le nom sert ainsi à Labé pour trouver l’immortalité, celle là chantée par les Escriz, louange de son nom, comme celui de sa ville dont la parenté mythique n’est pas immédiatement visible mais sur laquelle la poète joue : Lyon, Ilion – l’emprunt est fait à Lemaire de Belges que Labé a probablement lu –, la rime est aisée ! La capitale des Gaules est une nouvelle Troie qui cherche ses légendes. A cela s’ajoute la figure de l’animal royal, symbole du courage. On voit alors que l’expression de la subjectivité lyrique est biaisée – c’est-à-dire qu’elle ne peut être identifiée à de l’autobiographie – jusque dans l’utilisation que font les poètes renaissants, et Labé en particulier, des noms, voire de leur propre nom.

Si l’on part du principe que l’« écriture féminine » existe, sa manifestation linguistique la plus simple doit être la grammaire, cette « grammaire du féminin » évoquée plus haut, et l’on doit obligatoirement trouver dans les Euvres de Labé davantage de présence de la « polarité féminine » : plus de substantifs au féminin, plus d’adjectifs et de participes accordés, plus de rimes féminines… Le féminin doit être le genre majeur des Euvres. Or, François Rigolot s’est interrogé, précisément, sur l’utilisation que fait Labé des genres grammaticaux, à une époque où le système orthographique n’est pas encore fixé, notamment du genre d’un des mots principaux et sans doute le plus chargé sémantiquement, le mot Amour. Rigolot pose comme préalable à son travail la question qui nous occupe au fond : le discours littéraire est-il sexué ? Le critique insiste sur le caractère topique de l’écriture poétique à la Renaissance, définie par un « horizon d’attente qui conditionne d’avance le processus de perception, tout en se laissant modifier ou subvertir jusqu’à un certain point par la production de telle ou telle œuvre poétique particulière » 462 . Rigolot démasque cette possible « sexuation » de l’écriture dans des agrammaticalités possibles, dans le Débat de Folie et d’Amour 463 . L’auteure va réitérer cette agrammaticalité dans la seconde élégie 464 (vers 89-92) :

‘ Ainsi, Ami, ton absence lointeine’ ‘ Depuis deus mois me tient en cette peine,’ ‘ Ne vivant pas, mais mourant d’une Amour’ ‘ Lequel m’occit dix mile fois le jour.’

Nombreuses sont les solutions proposées pour résoudre cette « erreur », de la graphie incorrecte (coquille oubliée par Labé et de Tournes), jusqu’au lapsus lacanien, sorte de projection symbolique dans le langage du sexe de l’auteure (d’où, « écriture féminine »). Or, il semble aberrant de penser que Labé ait fait une erreur d’orthographe alors que les Euvres sont publiées chez un imprimeur lyonnais au renom établi, et qui « avait la réputation de veiller lui-même à la correction de la copie ou d’en confier la surveillance à des savants. Dans les années 1550, il était le plus distingué des imprimeurs lyonnais et ses livres passaient alors pour des chefs-d’œuvre de clarté et de précision. En outre, il avait à cœur de respecter les intentions de ses auteurs au sujet de la typographie. Qu’on en juge, par exemple, par ses relations professionnelles avec un humaniste comme Jacques Peletier du Mans » 465 . Donc, même si les normes orthographiques sont vagues, on ne peut considérer une agrammaticalité comme une simple erreur de Labé, d’autant plus sur un mot aussi sémantiquement fort. Le genre d’Amour n’est absolument pas fixé, ou plutôt fixe, pour Labé, mais soumis à des variations en fonction de ce qui veut être dit par l’auteure, en fonction de sa vision du monde, universalisée. L’agrammaticalité est ainsi sans doute la première marque de la conscience politique labéenne appliquée à sa poétique.

Si l’on fait le compte exact du nombre d’utilisation de noms propres des deux genres, on obtient un résultat qui ne soutient en rien le postulat de l’« écriture féminine ». En effet, on trouve, dans l’ensemble des Euvres, c’est-à-dire à la fois la prose et les vers de Labé, pratiquement autant de noms qui désignent des hommes que de noms qui désignent des femmes. Environ 29 personnages féminins sont évoqués contre presque 52 personnages masculins dans le Débat : on constate qu’il y a davantage de personnages hommes que de personnages femmes. Parmi les cinq personnages principaux, on rencontre deux femmes (Vénus et Folie) et trois hommes (Apollon, Mercure et Jupiter). Le genre du mot Amour, comme on l’a vu, est fluctuant pour Labé, alors que son personnage semble être un homme (« un garsonneau »). Plus loin, à côté de Sappho sont cités Platon, Homère, Virgile, Ovide et Aristote.

Dans les Elégies, on retrouve un rapport quasiment égal de personnages féminins et de personnages masculins (7 personnages féminins, 9 masculins). En aucun cas on ne peut donc considérer que Labé fait la part belle aux femmes ou renvoie à davantage de personnages féminins. Dans les Sonnets, les personnages masculins et féminins alternent régulièrement, sans que l’on puisse prétendre (comme l’imagine Béatrice Didier) à une disparition du masculin, « effacement de l’homme dans les œuvres féminines » 466 . Remarquons le sonnet V où Vénus et Soleil (une femme, un homme) se partagent l’espace mythique, et les sonnets VII et XIII qui semblent correspondre par l’adresse dans le premier à l’Ami et dans le second à son féminin Amie.

De la même façon qu’il n’y a pas plus de noms propres féminins que de noms propres masculins, on ne peut se fonder sur une part plus importante laissée aux substantifs féminins et à leurs adjectifs ou participes accordés. Les genres se répartissent apparemment à part égale dans les Euvres et il serait bien illusoire donc d’y lire une « féminité » de l’écriture. Louise Labé respecte l’alternance rimique préconisée à la Renaissance par la plupart des poètes, les Elégies admettant dans leur globalité une égalité quasi parfaite entre les rimes féminines et les rimes masculines (50 % environ) : 60 vers se terminent par une rime féminine sur les 118 de la première élégie ; 54 sur les 104 vers que compte la seconde élégie ; enfin, 49 vers sur les 104 de la troisième et dernière élégie. Nous devons remarquer l’intentionnalité de l’utilisation de l’alternance rimique lorsque celle-ci n’est pas respectée à part égale, contrairement à ce que dit Jean-Michel Gouvard dans l’Information grammaticale d’octobre 2004 467 . En effet, le stylisticien affirme que « l’alternance entre vers féminins et vers masculins, dite “alternance en genre”, ne s’imposera à l’intérieur des strophes qu’à la charnière des XVIème et XVIIème siècles, en particulier suite à l’influence prépondérante de Malherbe », ce qui est une erreur. La seconde erreur, provenant de cette première, consiste dans son refus de vouloir par conséquent « commenter d’un point de vue stylistique le fait que certains sonnets de Louise Labé sont composés presque exclusivement sur des vers “masculins”, comme le cinquième, et d’autres presque exclusivement sur des vers “féminins”, comme le troisième ». Il attribue ce fait indéniable de la poésie labéenne au hasard : « Le plus probable est que la belle cordière, comme la plupart de ses contemporains, n’accordait pas d’importance à de telles distributions » 468 . Prenons au hasard le sonnet II des Amours de Ronsard, de 1552, dont nous ne donnons ici que le premier quatrain :

‘ Nature ornant la dame qui devoyt’ ‘ De sa douceur forcer les plus rebelle,’ ‘ Luy fit present des beautez les plus belles,’ ‘ Que des mille ans en espargne elle avoyt… 469

L’alternance est absolument respectée, dans les quatrains comme dans les tercets. On retrouve le même souci d’alternance dans l’œuvre de Charles Fontaine, Les ruisseaux de Fontaine, et plus particulièrement l’Epistre philosophant sur la bonne amour à une dame 470 . Autre exemple de l’importance des rimes féminines et masculines dans la poésie des années 1550, le premier chant de La Tricarite de Claude de Taillemont, A Treshaute, é tresexelante Princesse Madame Iane, Reyne de Navarre, é Duchesse de Vandôme 471 , où l’on retrouve l’alternance adoptée par Labé dans ses œuvres versifiées. Nous ne citerons pas d’autres textes, bien qu’il soit possible d’aller vérifier l’indéniable utilisation de l’alternance dans la plupart des productions de l’époque. Certains sonnets labéens chargent plus aisément de sens le système rimique. Les sonnets III et V semblent se répondre, comme agencés en miroir l’un de l’autre. Si le sonnet III est bâti sur une majorité de rimes féminines, puisqu’une seule est masculine, celle des vers 10 et 12 :

‘ Que de nouveaus feus me gette et nouveaus dars (…)’ ‘ Car je suis tant navree de toute pars…472

sur un mot notamment sémantiquement fort, dars, le sonnet V en est son contrepoint exact, pratiquant majoritairement les rimes masculines, sauf aux vers 12 et 13, sur des termes eux aussi connotés :

‘ Et quand je suis quasi toute cassee,’ ‘ Et que me suis mise en mon lit lassee…473

Remarquons d’ailleurs que le navree du sonnet III semble déjà annoncer les deux autres participes passés au féminin, cassee, lassee, sorte de résumé en trois mots de la souffrance du je lyrique féminin. Le sonnet VIII, sonnet de réécriture d’un topos pétrarquiste, celui des antithèses, laisse percevoir un triomphe des rimes féminines 474 , ce qui semble peu innocent de la part de la poète : il s’agit bien de s’approprier, au féminin, un code pour l’instant presque essentiellement masculin, et de marquer une identité au féminin dans l’énonciation lyrique. Dans l’ensemble des vingt-deux autres sonnets, on trouve une égalité presque parfaite entre rimes féminines et masculines, qui alternent régulièrement, notamment au sonnet XIII, sonnet central qui est aussi celui de l’enlacement, de l’accolade, assurant quant à lui la perfection de l’alternance. Dans les Elégies, l’alternance est elle aussi respectée, sauf dans quelques vers, épiphénomènes qui méritent par conséquent qu’on s’y attarde. On en trouve des exemples parlants aux vers 85 à 90 de la première élégie, aux vers 13 à 20 de la seconde, ou encore aux vers 1 à 6 de la troisième. Le premier exemple met en évidence, dans des vers de rimes exclusivement féminines, un brouillage énonciatif, les genres semblant bien flous (attributs virils pour une femme : aigreurs Marciales ; métamorphose : estrangee ; flou grammatical : celui lequel d’amour esprise). Dans les seconde et troisième élégies, les vers cités sont, la plupart du temps, parmi ceux qui évoquent très clairement un je lyrique au féminin, dans une posture de souffrance par rapport au masculin, ou bien dans une adresse féministe à la communauté des lyonnaises.

On doit cependant conclure que les rimes féminines ne sont pas plus importantes dans les Euvres que les rimes masculines. Les critiques soutenant l’existence de l’« écriture féminine » ne peuvent en aucun cas se fonder sur le système rimique ou sur la sémantique grammaticale pour prouver leur hypothèse. Sur les trois cent cinquante vers environ des Elégies, le pronom personnel je, sous sa forme sujet ou sous sa forme objet (moi, m’, me) et les possessifs de cette première personne, n’apparaissent qu’environ cinquante fois, et pas forcément marqué en genre (le féminin n’y est pas systématique) : on ne l’identifie, implicitement, à du « féminin » qu’aux vers 43 à 55 de la première élégie par une identification du je énonciateur au vous auquel il s’adresse, la communauté des Dames :

‘ … Dames, qui les lirez’ ‘ De mes regrets avec moy soupirez… 475

L’utilisation ensuite des participes passés accordés au féminin concorde avec la qualification de ces « dames ». On associe le je des Elégies à un je féminin par la mise en scène des vers 61 à 88 d’un mythe de femme, de reine, Sémiramis, mythe ambigu pourtant. Ce n’est qu’au vers 91 de cette même élégie, sur 118 en tout, que le je est clairement identifié au féminin grammatical :

‘ Donques celui lequel d’amour esprise’ ‘ Pleindre me voit, que point il ne mesprise’ ‘ Mon triste deuil…476

Ce féminin intervient après un vers (vers 84) qui semble vouloir maintenir l’équilibre constant du masculin et du féminin dans le texte :

‘ Ha pù si tot ton cœur viril corrompre…477

On attendrait une adresse aux femmes, en rappel du vers 43, et c’est à un homme que s’adresse ici le je lyrique féminin. L’élégie II est plus claire : il s’agit bien d’un je au féminin qui s’exprime, s’adressant à un tu masculin, dans une mise en scène de l’amour ovidienne, semblable à l’épistolarité des Héroïdes :

‘ Comme j’atens, hélas, de jour en jour’ ‘ De toy, Ami, le gracieus retour…478

peut-on lire aux vers 3 et 4, puis :

‘ Comme oses tu ainsi abuser celle’ ‘ Qui de tout tems t’a esté si fidelle ?479

aux vers 13 et 14. D’ailleurs, cette seconde élégie se clôt sur la scénographie poétique de l’épitaphe où le féminin est fortement affirmé, dans le thème comme dans la grammaire et la poétique, avec quatre participes passés au féminin portés à la rime. Cela est d’autant plus remarquable qu’on trouve une volonté d’équilibre statistiques entre féminines et masculines. L’élégie III, quant à elle, fonctionne sur le même principe que la première : féminin implicite qui ne s’identifie que par l’utilisation dans les vers de mythes féminins ambigus (femmes légendaires : Bradamante, Marphise, Oenone, Médée…), d’adresses aux Dames, et par le détour d’une question posée par Amour lui-même au je élégiaque, qui affirme ainsi son genre grammatical, aux vers 47 et 48 de cette dernière élégie :

‘ Tu penses donq, ô Lionnoise Dame,’ ‘ Pouvoir fuir par ce moyen ma flame… 480

Dans les Sonnets, on ne peut affirmer que le genre féminin, dans l’expression du je, est plus important que le masculin, en tenant compte du fait que la subjectivité lyrique en jeu est identifiable à une persona féminine. Par conséquent, le féminin ne serait pas plus présent que le masculin dans les Euvres Mais il suffit d’une fois pour que le lecteur considère que, dans l’ensemble de l’œuvre versifiée, c’est-à-dire le canzoniere labéen – même s’il y a nécessité de considérer les Euvres de Labé comme un tout – l’énonciateur lyrique est une énonciatrice (ce qui féminise du coup tout le discours). Lorsque les traits linguistiques font défaut à la critique essentialiste, elle traque le « féminin » dans l’expression thématique, imaginant une thématique essentiellement féminine, en grande partie fondée sur l’Ordo Mundi. Béatrice Didier définit ce que l’on estime être la thématique « féminine », ou de la « féminité », que l’on doit retrouver dans chaque production artistique de femme.

Notes
444.

Nature, Langue, Discours. Cahiers Masculin-Féminin, sous la direction de Merete STISTRUP JENSEN, Presses Universitaires de Lyon, 2001, article d’Edith SLEMBECK, p. 65.

445.

Ibid., p. 67.

446.

Ibid., p. 69.

447.

Ibid., préface, p. 6.

448.

Ibid., p. 7.

449.

Ibid., p. 47, article de Christine PLANTÉ : « De Quelques Discours sur l’E muet ».

450.

Ibid., p. 48.

451.

Ibid. Voir aussi Daniel DELAS, in Genre et Langage, Actes du colloque tenu à Nanterre du 14 au 15 décembre 1988.

452.

Ibid., p. 48.

453.

Charles BAUDELAIRE, Mon cœur mis à nu, Paris, Gallimard, 1986, p. 90.

454.

GRATIEN DU PONT, Art et Science de Rhétorique Métrifiée, Toulouse, 1539, cité par Alain CHEVRIER in Le Sexe des Rimes, Paris, Les Belles Lettres, 1997, p. 67.

455.

Thomas SÉBILLET, Art Poétique Français in Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, op. cit., pp. 68 à 70.

456.

Nature, Langue, Discours. Cahiers Masculin-Féminin, sous la direction de Merete STISTRUP JENSEN, op. cit., article de Christine PLANTÉ, p. 50.

457.

Ibid., p. 52.

458.

Ibid.

459.

Ibid., p. 58.

460.

Voir les travaux de François RIGOLOT sur ce sujet, sa Préface aux Euvres dans l’édition GF-Flammarion, d’où est tirée cette citation, p. 25, mais aussi Poétique et onomastique, op.cit, ainsi que « Signature et signification : les baisers de Louise Labé »in Romanic Review LXXXV-1, art. cit.

461.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 131.

462.

François RIGOLOT, « Quel genre d’amour pour Louise Labé ? », art. cit., p. 304.

463.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., pp. 84, 98 et 102.

464.

Ibid., p. 113.

465.

François RIGOLOT, « Quel genre d’amour pour Louise Labé ? », art . cit., p. 308.

466.

Béatrice DIDIER, L’Ecriture-Femme, op. cit., p. 29.

467.

Jean-Michel GOUVARD, « Le Vers de Louise Labé », in L’Information grammaticale, n°103, octobre 2004, pp. 42 à 47.

468.

Ibid., p. 42, pour les trois citations.

469.

Pierre de RONSARD, Les Amours, op. cit., p. 59.

470.

Charles FONTAINE, Les ruisseaux de Fontaine, œuvre contenant Epitres, Elegies, Chants divers, Epigrammes, Odes et Estrenes pour cette presente annee 1555, Lyon, Thibauld Payan, 1555, p. 13.

471.

Claude de TAILLEMONT, La Tricarite, plus qelqes chants en faveur de pluzieurs Damoêzelles, Lyon, Iean Temporal, 1556,p. 11.

472.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 122.

473.

Ibid., p. 124.

474.

Ibid., p. 125.

475.

Ibid., p. 108.

476.

Ibid., p. 109.

477.

Ibid.

478.

Ibid., p. 111.

479.

Ibid.

480.

Ibid., p. 116.