A- La question autobiographique

Les femmes, étant donnée leur situation sociale, développent thématiquement une écriture différentielle de la norme. Cela suppose, comme préalable, l’affirmation « d’un je au féminin (…) Plus la société les empêchait de dire je, plus elles l’écrivaient dans leurs textes. Jusqu’à une époque récente, les genres littéraires qui ont été le plus représentés dans la littérature féminine sont incontestablement ceux du je : poésie, lettre, journal intime, roman… » 483 . Cette affirmation est contestable sur deux points : d’une part on ne peut comparer le je du journal intime et les je des autres genres cités par Didier ; d’autre part, l’origine de cette expression du je par les auteures n’est pas due à une « naturalité », une ontologie, de l’expression mais à une approche socialement différente du langage. Il semble pourtant à la critique que « la relation entre écriture et identité est ressentie comme une nécessité par la femme ». Si les femmes écrivent davantage de journaux que les hommes, c’est effectivement dans la croyance qu’elles ont de l’inutilité sociale, sinon personnelle, de leurs écrits, dans la dépréciation qu’elles font de leur production littéraire, dues à la situation sociale et éditoriale oppressive qu’elles subissent. Cependant, définir un mode d’expression typiquement féminin selon le critère de « chaleur, cette vie de la voix et du chant premiers » puisque « la voix fondamentale est maternelle » 484 renvoie à une idéologie naturalisante, ontologie féminine qui exclut la production des femmes de la civilisation humaine. Dans les Euvres, il y a une écriture de la chambre et du lit qui est indéniable :

‘ Et quand je suis quasi toute cassee,’ ‘ Et que me suis mise en mon lit lassee… 485

mais il existe aussi une écriture de l’extérieur (Ethiopiens, Babylonne, France, Calpe, et Pyrenee, du large Rhin, païs large et aux frontières quasi européennes 486 ).

Le différencialisme et l’essentialisme reconduisent l’idéologie phallocentrée en croyant contrer des siècles de culture patriarcale car ils reprennent à leur insu des « motifs hérités de toute une tradition de commentaires avec leurs masses théoriques » 487 .

Pour donner un contre-argument simple à la critique biographique, il suffit de redéfinir ce que l’on entend par autobiographie : c’est un récit rétrospectif écrit à la première personne et qui suppose de la part de celui qui l’écrit de signer un pacte d’honnêteté avec son lecteur, pacte qui l’engage à ne pas mentir. Il exige aussi que l’auteur, le narrateur et le personnage du récit soient une seule et même personne. La seule autobiographie avérée pourrait être le journal intime. Cependant, l’autobiographie demeure un genre impossible puisque ce qui est écrit n’est déjà plus vrai, ce qui appartient au langage est déjà une trahison de la pensée, une mise en mots ou en scène du sentiment. Alors que penser d’une identification du je lyrique au je autobiographique ? Que penser des critiques qui font de Sappho la première autobiographe ? Est-ce dû à l’indigence manifeste des traces biographiques que nous avons de la poète lesbienne ? Quoi qu’il en soit, le mythe sapphique retenu est celui inventé par Ovide dans ses Héroïdes qui fait de l’auteure une femme amoureuse qui n’écrivit que par douleur d’un amour perdu, Phaon, et alla jusqu’à se suicider pour lui. « A la manière des Héroïdes d’Ovide, l’amante adresse une missive à l’amant absent et lui fait part des souffrances de sa solitude. Nous sommes dans la fiction d’un échange épistolaire… » 488 , écrit Daniel Martin à propos de la production élégiaque labéenne. Loin d’être autobiographiques, les élégies des Euvres mettent en scène un je lyrique où « le véritable héros de l’histoire amoureuse y est celui qui en incarne la dimension exemplaire et universelle le dieu Amour lui-même. L’ami n’est plus qu’une illusion évanescente… » 489 . C’est à partir des Héroïdes que s’est construite l’histoire légendaire de la lesbienne, Sappho, texte sous la parenté duquel se placent les vers de Labé dès la première élégie. Le poids de Sappho pèse lourd sur la tradition lyrique, d’autant plus lorsque c’est une femme qui écrit car en effet les tenants du postulat de l’« écriture féminine » font systématiquement référence à la poète de Mytilène pour revendiquer l’oralitude du style « féminin », sans imaginer que, dans l’Antiquité, rares étaient les poètes qui composaient des poèmes devant être lus. Elles et ils étaient les héritier-e-s d’une tradition orale très forte, où le poème était un chant, où Orphée dominait les esprits, où la lyre était avant tout un instrument de musique. Les vocatifs sont aussi importants dans le Débat ( « O meschante et traytresse ! O noire journee ! O moy trop credule ! » 490 ) que dans l’expression lyrique des Elégies et des Sonnets. D’une part, on lisait ou chantait tout haut tout ce qui était composé, qu’on soit un homme ou une femme. D’autre part, le caractère sacré des vers sapphiques (prières à Aphrodite) explique l’inspiration incantatoire qu’ils contiennent. Ce n’est pas parce qu’elle racontait sa vie que Sappho est demeurée dans l’histoire des Lettres, mais parce que sa poésie lyrique est riche, inventive, puissante. La légende de son amour pour Phaon et de son suicide, racontée par Ovide, a fait d’elle une figure mythique de l’amour désespéré : c’est un topos dont se servira Labé dans la construction de son propre mythe auctorial, d’autant plus que Pétrarque et Boccace ont évoqué en des termes flatteurs la poète lesbienne.

Si Labé n’a pas directement lu le texte sapphique, elle en connaît sans doute en substance la teneur, et sait le mythe par l’intermédiaire de Catulle et d’Ovide. A Bâle, lorsque paraît, en août 1554, le traité Du Sublime de Longin, est insérée dans son édition princeps la fameuse Ode à l’Aimée. L’édition de Catulle procurée par Marc-Antoine Muret en 1554, à Venise, chez Paul Manuce, fait figurer pour la première fois côte à côte le poème du poète latin et sa source, celui de Sappho. On peut par ailleurs affirmer qu’elle connaît les Héroïdes d’Ovide qui font de la poète de Lesbos un personnage, voire une légende 491 . C’est à la définition du lyrisme pour la poétique renaissante que nous touchons là. Nathalie Dauvois explique que : « Lyrisme et subjectivité tendent aujourd’hui à être confondus, l’une définissant l’autre… » 492 . Or, à l’aube de la Renaissance, « plus un poème est subjectif, au sens moderne du terme, c’est-à-dire plus il exprime une subjectivité individuelle et particulière, moins il est lyrique. Dans la poésie lyrique le je est une pure instance d’énonciation » 493 . La notion même d’individu ou de personne n’a rien à voir avec notre conception moderne de l’être. Et pourtant, Labé, si elle joue avec les instances énonciatives lyriques, fait référence, par l’intermédiaire des vers de l’élégie I, à toute la tradition lyrique renaissante, celle de Sappho, de Catulle et d’Ovide, en affirmant sa connaissance des grecs et des latins aux yeux de ses lecteurs.

Le je lyrique n’est en rien autobiographique dans la canso car c’est un sujet abstrait et universel qui, lorsqu’il dit « je t’aime » répète inlassablement « je chante ». Le sujet lyrique « est indissociable du chant qui le promeut. C’est le chant, le lien à la musique qui définit le lyrisme et ce depuis l’Antiquité » 494 , celui de Sappho, d’Ovide, de Virgile…

‘ O dous archet, adouci moy la voix,’ ‘ Qui pourroit fendre et aigrir quelquefois… 495

La poésie de la fin du XVème siècle et de la première moitié du XVIème siècle est d’abord définie par sa forme (voir Pierre Fabri en 1521, Thomas Sébillet en 1548 et Du Bellay en 1549 496 ). C’est une poésie où s’exprime le plus souvent un je mais entièrement confondu avec sa virtuosité lyrique. La première personne du singulier y exprime alors la conscience collective. On peut dire que « l’expression d’une subjectivité non plus abstraite mais singulière ne commencerait qu’avec Marot » 497 . Mais Marot, tout comme Labé, n’est pas en rupture complète avec la poésie médiévale : il sait ce que les grands poètes italiens doivent à la canso provençale et ce qu’il doit lui-même à toute cette tradition. Clément Marot a durablement influencé les Euvres de Labé, ce que relève Daniel Martin notamment en y consacrant une partie de son travail 498 . Marot est passé par Lyon, cela ne fait nul doute et Daniel Martin comme Madeleine Lazard soulignent cette évidence. Il a rencontré Rabelais mais aussi préparé, avec l’aide de Dolet, la première édition de ses œuvres de 1538. S’il écrit un poème, sans doute à Lyon, contenant l’expression « louez moy Loyse » 499 , rien ne peut déterminer qu’il s’agit bien de Labé. « S’il y a complicité ou affinité entre Marot et Louise Labé, elle passe plus sûrement par le détour des Comptes amoureux de Jeanne Flore : on sait que sous ce nom se dissimule sans doute un cercle docte… Marot prit-il part à l’entreprise ? Rien n’est moins sûr, mais la silhouette de Marot se profile en toile de fond des Comptes amoureux » 500 et Louise Labé a sans doute été marquée par le monde poétique de Jeanne Flore avec lequel sa propre poésie renoue 501 . L’influence marotique est très présente dans la production des Euvres.« L’horizon avoué du texte dans les élégies I et III est le futur de la rencontre avec les dames lectrices. Paradoxalement, ces deux élégies accordent une large place au récit de l’événement désormais lointain qu’est l’innamoramento. Dans l’élégie III, en particulier, ce récit occupe en position centrale près de la moitié du texte (vers 29 à 72, soit 44 vers sur 104). Or, ce long passage est en partie inspiré du Temple de Cupido : la présence d’un vers littéralement emprunté au poème de Marot en est la marque volontaire et ostensible » 502 , souligne Daniel Martin, à la suite de Koczorowski 503 et O’Connor 504 . Il s’agit pour le poète de mettre en scène un je fictif, comme celui des Héroïdes d’Ovide, « dont l’émule la plus remarquable est la Maguelonne de l’épître marotique » 505 . L’intertexte marotique compte pour notre compréhension du terreau poétique labéen mais aussi pour sa référence directe à la tradition ovidienne. La pratique du genre élégiaque inscrit sans aucun doute d’emblée Labé dans l’intertexte ovidien. « La naissance de l’élégie dans la poésie française est en effet consécutive à la première traduction des Héroïdes par Octovien de Saint-Gelais. Tandis que l’ouvrage d’Ovide ne cessait de gagner en popularité tout au long du siècle, Marot imposait l’élégie » 506 . Labé suit cette double tradition ovido-marotique en décidant d’écrire des Elégies : cette forme poétique permet la mise en texte d’un je qui « renvoie au personnage d’un auteur », et non à l’auteure elle-même, « qui joue lui aussi, parfois à l’intérieur même d’un poème, (…) plusieurs rôles » 507 . Si l’élégie II contient de très nombreuses références au texte ovidien, c’est sans doute la relation ambiguë, jouant à plein dans le texte d’Ovide, qui existe entre la persona d’amante poète et un personnage historique auquel elle réfère sans totalement coïncider avec lui, qui nous semble le plus pertinent dans la problématique labéenne. Cette ambiguïté se retrouve, dans une certaine mesure, dans les Euvres de Labé, ambiguïté que renforce le caractère autoréférentiel de l’élégie II. Le lecteur, par l’évocation des « gens d’esprit », est renvoyé aux Escriz réunis à la fin du volume des Euvres. De plus, la tradition ovidienne des Euvres n’est pas seulement saphique mais aussi orphique :

‘ Quand j’aperçoy ton blond chef couronné’ ‘ D’un laurier verd, faire un Lut si bien pleindre,’ ‘ Que tu pourrois à te suivre contreindre’ ‘ Arbres et rocs…’

François Rigolot souligne la place de choix que Labé donne à Orphée 508 . Le chantre de Thrace est l’incarnation mythique de la lyrique renaissante car sa poésie procède de l’incantation. Il est intéressant de noter que l’auteure fait apparaître, à quatre reprises, dans son œuvre en prose, la légende orphique, comme si la présence d’Orphée influait, quasi par magie, sur la perception poétique que l’auteure veut donner de sa prose. Comme le dit Apollon, être poète c’est être amoureux – et surtout amoureux de la poésie d’amour – : « Le plus grand plaisir qui soit après amour, c’est d’en parler » 509 . Cependant c’est un Orphée problématique qui occupe le Débat. Celui évoqué par Mercure 510 est identifié aux femmes, les folles d’amour, celles capables de se retirer « jusques aus Enfers, pour essaier si elles pourront, comme jadis Orphee, revoquer leur amours perdues ». On distingue clairement ici une référence à l’Epistre dédicatoire – dans l’évocation de celles qui veulent tenter, par l’écriture, de retrouver ce qui fut perdu – mais aussi à la persona d’amante du canzoniere qui se retrouvera ensuite précisément mise en scène dans cette posture. Si l’Orphée apollinien est civilisateur, l’Orphée mercurien est poète avant tout. Il n’hésite pas à descendre aux Enfers chercher Eurydice et sublime son double échec en chantant mieux encore qu’avant d’être profondément blessé d’amour. Pour une poète, il est tentant de glisser une comparaison implicite entre soi et cet Orphée. Pour une auteure, il convient aussi qu’Orphée soit celui qui parvient à « destourner les hommes barbares de leur acoutumee cruauté » 511 . La double posture, apollinienne et mercurienne se justifie dans l’ensemble architecturé que sont les Euvres. « Tout se passe comme si, sous le masque de Mercure (…) le nouveau poète féminin revendiquait le droit de s’assimiler à la grande figure du poeta vates légendaire. Comme le mythe antique n’avait pas donné de voix à Eurydice, Louise Labé allait oser s’identifier au modèle masculin dont le chant amoureux avait seul valeur d’exemple » 512 . Rigolot voit dans l’appropriation du mythe orphique par la poète une mise au féminin du lyrisme, puisque Orphée porte dans son nom la marque du féminin grammatical. Il nous semble que cette présence volontaire et affichée du féminin est de l’ordre d’une problématique féministe, récupération féministe du masculin orphique au profit des femmes qui écrivent (tout comme l’utilisation des références à Sappho). Il est intéressant de noter que dans son ouvrage généraliste sur la poésie de la Renaissance, Rigolot revient sur le modèle orphique et la prolifération du mythe dans l’ensemble de la production française du XVIème siècle : « Figure mythique de tous les temps, le chantre de Thrace devait connaître une fortune particulièrement riche au XVIème siècle (…) Emblème du syncrétisme philosophique et politique d’un nouvel âge d’or, le musicien de Thrace est à la fois un prêtre et un prophète, sa parole jaillit comme une incantation individuelle… » 513 . Orphée intéresse l’ensemble des poètes renaissants car il est un musicien et un enthousiaste dans le premier sens du terme, et c’est dans cette perspective qu’il figure comme personnage de première importance dans les Euvres.Chez Pétrarque, dans son Canzoniere 514 , comme chez Ronsard dans ses Amours 515 , les poètes mettent en scène un je amoureux et chantant, le je lyrique, sorte de « héros pathétique au sens propre » 516 . Ce schéma peut très bien s’appliquer à Labé, et notamment à sa troisième élégie. On peut dire que « ce qui caractérise la poésie lyrique, c’est donc moins une vocation épidictique ou expressive, ou une thématique, qu’un mode d’énonciation, une adresse lyrique susceptible de plusieurs modalités » 517 . Orphée, donc ! « Ne pouvant et ne voulant être la muette Eurydice de la tradition, elle assumera elle-même le rôle du poète qui l’a chantée ; elle deviendra le double d’Orphée… » 518 . D’où la relecture conjointe que l’on peut faire des vers 55 à 70 de la seconde élégie et du sonnet X, vers 9 et 11 :

‘ Tant de vertus qui te font estre aymé,’ ‘ Qui de chacun te font estre estimé,’ ‘ Ne te pourroient aussi bien faire aymer ?’

De qui parle l’auteure ? L’emploi du participe passé au masculin atteste grammaticalement qu’il s’agit d’un destinataire masculin. Cette renommée que le je lyrique accorde à un tu masculin au sonnet X trouve un écho, cette fois au féminin, dans la seconde élégie :

‘ Non seulement en France suis flatee, ’ ‘ Et beaucoup plus, que ne veus, exaltee.’

L’adresse lyrique et l’exaltation orphique, dont l’Amour est l’épicentre et le but, permettent la conjugaison grammaticale et sociale du masculin et du féminin, la mise sur un pied d’égalité des deux sexes, traditionnellement voués, pourtant, à des rôles différenciés.

Le sujet lyrique des Euvres ne peut être considéré comme l’expression d’un moi autobiographique par un je purement auctorial. Il suffit de reprendre pas à pas cette troisième élégie dont se servent nombre de critiques pour conforter leur méthode, biographique et différencialiste, qui retrace le parcours d’une femme lyonnaise (telle qu’elle est présentée et nommée au vers 47), personnage que Labé modèle pour bâtir son propre mythe, de la formation adolescente (vers 30 à 42) :

‘ Lors qu’exerçoi mon corps et mon esprit…’

jusqu’à la reconnaissance adulte de la seconde élégie (vers 61 à 80) :

‘ Non seulement en France suis flatee’ ‘ Et beaucoup plus, que ne veus, exaltee…’

Aveu de fausse modestie, captatio maîtrisée qui séduit le lecteur, Labé affirme qu’elle est, corps et âme, une parfaicte amie, et même un peu plus, accomplie jusque dans sa capacité à écrire en étant reconnue, louée (Escriz). Ce je féminin parle, écrit, plait. Dans le texte d’Héroët 519 , c’est précisément une femme qui s’exprime au je, ce qu’on perçoit très rapidement et qu’entérine le vers 49, alors que l’auteur est un homme. Le discours est en vers, et les problématiques relativement semblables à celles évoquées par les élégies labéennes. Evoquant son « amy », le je féminin du texte d’Héroët s’exclame :

‘ Ie l’ay aimé, ie l’ayme et l’aymeray… 520

Le propos poétique peut-il être autobiographique quand tout le cheminement poétique s’inscrit dans une topique du temps et quand tout ce qui est dit est invérifiable ? Peut-on croire, après l’exemple de La Parfaicte amye, que le sexe d’un-e- auteur-e- se reconnaît dans la manière dont il écrit ?

« La poésie de la Renaissance cherche en effet à étendre la palette expressive du sujet lyrique jusqu’au point où il devient l’objet d’une représentation » 521 . Nous pouvons retrouver la marque de cette représentation du sujet dans la diversité réfléchie du recueil labéen, diversité de formes, de tons, d’adresses. Trois élégies et vingt-quatre sonnets suivent un débat philosophique et une épître dédicatoire aux accents de manifeste féministe : où Labé s’exprime-t-elle directement ? Certes pas dans les œuvres purement lyriques, ni dans le débat philosophique qui nécessite distance et recul de l’auteur. L’importance stratégique de l’épître, discours liminaire des Euvres, interroge la place que Labé, en tant qu’auteure, veut donner à sa personne. C’est probablement le dernier texte écrit avant l’impression du volume, le 24 juillet 1555. Labé ne sacrifie pas seulement avec ce texte à une pratique éditoriale très en vogue dans les années 1550 mais le conçoit « en pleine connaissance de la forme finale du recueil et des desseins qui ont présidé aux divers stades de son élaboration », nous dit Daniel Martin 522 . Il s’agit non seulement de la pièce ultime façonnée par Labé « en vue de couronner son ouvrage », mais aussi de « l’élément qui en fixe définitivement les contours, l’architecture, le sens. Louise Labé avait parfaitement conscience de l’importance stratégique de ce texte » 523 . La diversité des formes d’expression choisies dans l’ensemble des Euvres, sert Labé. Elle prouve ainsi son talent d’auteure. Cela conforte ce qu’elle dit dans l’Epistre 524  : « Estant le tems venu, Madamoiselle, que les severes loix des hommes n’empeschent plus les femmes de s’appliquer aus sciences et disciplines (…) de pouvoir metre ses concepcions par escrit, le faire songneusement et non dédaigner la gloire, et s’en parer plustot que de chaines, aneaus et somptueus habits… ». Justification du recueil qui suit, captatio subtile du lecteur, affirmation d’un je féministe non pas individuel mais collectif, l’Epistre met déjà en scène un sujet qui n’est plus l’auteur, mais la figure de sa parole poétique et politique : elle se met en scène dans la gloire, ou la honte, qu’elle peut attendre de son œuvre, et dans l’implication collective d’une revendication de droits pour toutes les femmes. Il s’agit en effet, comme le souligne Martin, à la fois de défendre les droits des femmes mais sans pour autant agresser les lecteurs. C’est pourquoi les corrections établies entre la version de 1555 et celle de 1556 mettent en évidence l’effacement de termes un peu trop « belliqueux », ceux-là mêmes que Labé a maintenu par la suite dans les Elégies : le verbe « armer » est changé en « animer », « pour ne pas donner à l’encouragement féministe un caractère choquant, difficilement acceptable pour la majorité des lecteurs de l’époque : mieux valait ne pas commettre par une formulation excessive l’accueil réservé à l’audace des idées » 525 . Le fait que Labé s’affiche en tant que femme écrivant à la première personne ne doit en rien nous faire oublier le contexte de cette Epistre : les Euvres, comme ensemble littéraire, sont variées et signées à plusieurs reprises, de manière insistante, de ces trois mots cinglants Louise Labé, Lionnoise. Labé « a retouché son texte parce qu’elle avait pleinement conscience de la vocation fondamentale du texte préfaciel » 526 , à savoir à la fois informer sur la teneur du texte qui suit la préface et séduire le lecteur, le convaincre de continuer sa lecture. « La captatio benevolentiae proprement dite recourt à une véritable rhétorique de la personne auctoriale ou locutrice. Pour créer chez autrui l’attrait dont elle espère tirer profit, il s’agira pour elle de se rendre aimable, et la voie royale de cette conquête est la modestie » 527 , explique Arnaud Tripet. Labé se sert de son épître pour se dédouaner de toute honte, affirmer sa gloire par la fausse modestie, posture incroyable de timidité toute « féminine », et pour servir ses desseins féministes.

Lire la production labéenne comme une histoire à la première personne, autobiographie fictionnelle d’un être féminin, fait oublier la teneur contextuelle du recueil, son imbrication dans la topique renaissante. Nathalie Dauvois souligne que « la composition du recueil lyrique isole et relie à la fois chaque pièce, multiplie les facettes du sujet. Les recueils lyriques ne nous racontent pas exactement des histoires mais empruntent aux histoires, mythiques (…), romanesques (…) en en déplaçant, décalant les enjeux et la linéarité, justement par l’emploi de la première personne » 528 . On pourrait imaginer, comme le fait Dauvois, que « la subjectivité lyrique se définit à la frontière des styles, haut, moyen et bas, d’un recueil à l’autre, à l’intérieur d’un même recueil… » 529 , et cela correspondrait presque exactement à la définition de l’expression labéenne du je labéen versifié. « Le je lyrique émerge précisément au moment où il s’agit moins de persuader que de seulement émouvoir… » 530  :

‘ Et quand je suis quasi toute cassee’ ‘ Et que me suis mise en mon lit lassee’ ‘ Crier me faut mon mal toute la nuit… 531

« … de raconter que de représenter et de représenter que d’exprimer, au seuil du discursif, du narratif au descriptif » 532  :

‘ Ne permets point que de Mort face espreuve,’ ‘ Et plus que toy pitoyable la treuve :’ ‘ Mais si tu veus que j’ayme jusqu’au bout,’ ‘ Fay que celui que j’estime mon tout,’ ‘ Qui seul me peut faire plorer et rire,’ ‘ Et pour lequel si souvent je soupire,’ ‘ Sente en ses os, en son sang, en son ame,’ ‘ Ou plus ardente, ou bien egale flame.533

Mise en scène de la subjectivité, soutenue par l’utilisation de l’allégorie, de l’accumulation allitérative (sente, ses os, son sang, son…), de l’enchaînement rythmique (trois propositions puis deux, dans les deux derniers vers cités), cette troisième élégie labéenne est un exemple de maîtrise des topiques lyriques renaissantes (jeu des antithèses : plorer et rire, mythe de l’Eros-Thanatos, adresse au tu, plainte du soupire), revitalisées par une auteure sûre des échos qu’elle tisse dans son recueil (ou plus ardente, ou bien egale flame fait songer au « en science et vertu passer ou egaler les hommes »).

Le je lyrique se définit en se comparant, aux héroïnes mythiques, tragiques, romanesques : Sappho (dans la première élégie 534 ), Medee, Bradamante, Marphise. L’expression subjective labéenne se dit à la frontière des genres, voire dans leur affinité, l’épique côtoyant le lyrique, sorte de réécriture d’un discours mythique, épique ou romanesque. L’élégie II reprend la référence de l’élégie I à la poète de Mytilène, lettre fictive qui se clôt sur une épitaphe topique des Héroïdes d’Ovide :

‘ Cruel, cruel, qui te faisoit promettre’ ‘ Ton brief retour en ta premiere lettre… 535

Cette élégie II est aussi une entreprise d’affirmation du je et du nom, même s’il n’est pas identifiable, affirmation que reprendront les Escriz et notamment l’Ode grecque 536  :

‘ Non seulement en France suis flatee,’ ‘ Et, beaucoup plus que ne veus, exaltee… 537

Tout se répond dans ce recueil des Euvres à la construction si précise, pour que Louise Labé, Belle à soy, impose son nom et sa ville aux yeux des lecteurs, au-delà des frontières du lyonnais, du XVIème siècle et de l’espace textuel, devenant, de sa volonté même, un personnage légendaire, à l’identique de Sappho : « sous la plume d’Ovide, Sappho peut légitimement revendiquer la gloire liée à son nom » 538 affirme Martin. Labé fait de même, bâtissant sur et autour de son nom un mythe labéen : « A l’exemple de la Sappho ovidienne, l’amante se targue dans l’élégie II d’une renommée qui ne connaît plus de frontière (…). Prenant soin de circonscrire l’ère géographique sur laquelle s’étend cette renommée, elle lui donne tout le poids de l’effet de réel, lié à l’évocation d’un référent concret ».

Le je lyrique labéen se sert d’un discours anecdotique fictionnel, tissu d’effets de réel, pour forger son mythe. Visible dans l’utilisation polyphonique des discours, comme dans le Débat de Folie et d’amour, mais aussi dans le dialogue systématique des élégies et des sonnets, des élégies et des Escriz, la subjectivité lyrique nécessite l’adresse, sans jamais être un monologue introspectif : adresse à Clémence de Bourges, adresse aux dames lyonnaises, adresse à l’amour perdu, adresse aux divinités (dans le Débat, tout le discours est un dialogue d’ordre théâtral). L’élégie surtout, empruntée de Marot et d’Ovide, suppose un destinataire. La première s’adresse aux dames, la seconde à l’amour enfui, la troisième aux dames, comme si l’expression subjective ne pouvait en aucun cas n’être que personnelle mais supposait une conscience collective, le je lyrique pouvant en ce cas servir d’exemple et modèle à l’ensemble d’une communauté politique. Réduire la portée des œuvres écrites par des femmes, comme le fait la critique essentialiste et parfois certaines auteures, à des récits autobiographiques et anecdotiques, permet de les écarter de l’humain, de l’universel, du politique : c’est en faire des œuvres finalement mineures, petites musiques de chambre, sans portée sociale, des œuvres qui ne menacent en rien l’ordre patriarcal.

Notes
483.

Ibid., p. 19.

484.

Ibid., p. 32.

485.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 124.

486.

Ibid., pp. 112 et 113.

487.

Béatrice DIDIER, L’Ecriture-Femme, op. cit., p. 60.

488.

Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 160.

489.

Ibid., p. 161.

490.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 55.

491.

Je renvoie pour cela à l’ouvrage de Madeleine LAZARD, Louise Labé, op. cit., pp. 114 à 116, qui souligne l’importance pour Labé de cette référence non seulement à Sappho, mais aussi à Catulle et Ovide.

492.

Nathalie DAUVOIS, Le Sujet lyrique à la Renaissance, op. cit., p. 5.

493.

Ibid. : les mots en italique sont une citation de D. Montet-Clavie, Le Sujet Lyrique, TER, 1983.

494.

Nathalie DAUVOIS, Le Sujet lyrique à la Renaissance, op. cit., p. 5.

495.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., élégie I, vers 17 et 18, p. 107.

496.

Pour Fabri et Sébillet, voir les Traités de poétique et de rhétorique de la Renaissance, op.cit  ; pour Du Bellay, voir sa Deffense et Illustration de la Langue Françoise in Joachim DU BELLAY, Les Regrets, op. cit.

497.

Nathalie DAUVOIS, Le Sujet Lyrique à la Renaissance, op. cit., p. 12.

498.

Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., pp. 167 à 179 dans une mise en évidence de la réécriture à la fois marotique et ovidienne des Elégies de Labé.

499.

Ibid., p. 168. Daniel MARTIN fait référence à l’édition de Marot fait par G. DEFAUX, et notamment à sa notice qui date ces mots de 1541.

500.

Ibid., p. 168. MARTIN fait ici référence aux travaux de Gabriel André PÉROUSE sur Jeanne Flore : Nouvelles françaises du XVIème siècle. Images de la vie du temps, Genève, Droz, 1977, pp. 82-99 et Comptes amoureux par Madame Jeanne Flore, édités par le Centre Lyonnais d’Etude de l’Humanisme sous la direction de Gabriel André PÉROUSE, Paris et Lyon, CNRS et Presses Universitaires de Lyon, 1980, notice pp. 21-25.

501.

Voir article de Gabriel André PÉROUSE, «Louise Labé, Claude de Taillemont et le monde poétique de Jeanne Flore », pp. 79-90, in Louise Labé 2005, op. cit., article publié pour la première fois dans Guy Demerson (dir.), Louise Labé, les Voix du Lyrisme, pp. 35 à 52.

502.

Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 169.

503.

Stanislas Piotr KOCZOROWSKI, Louise Labé, étude littéraire, Paris, Champion, 1925, p. 47.

504.

Dorothy O’CONNOR, Louise Labé, op. cit., p. 140.

505.

Nathalie DAUVOIS, Le Sujet Lyrique à la Renaissance, op. cit., p. 14.

506.

Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., pp. 174 et 175.

507.

Ibid., p. 15.

508.

François RIGOLOT, Louise Labé lyonnaise ou la Renaissance au féminin, op. cit., p. 254 ; et l’article « Orphée aux mains des femmes – l’exemple de Louise Labé à la Renaissance » in Versants, 24, 1993.

509.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 76.

510.

Ibid., p. 98.

511.

Ibid., p. 69.

512.

François RIGOLOT, Louise Labé lyonnaise ou la Renaissance au féminin, op. cit., p. 255.

513.

François RIGOLOT, Poésie et Renaissance, op. cit., p. 30, citant François ROUGET, L’Apothéose d’Orphée, Genève, Droz, 1994, p. 41.

514.

PÉTRARQUE, Canzoniere, édition bilingue de Pierre BLANC, Classiques Garnier-Bordas, Paris, 1988.

515.

Pierre de RONSARD, Les Amours. GF-Flammarion, Paris, 1981.

516.

Nathalie DAUVOIS, Le Sujet Lyrique à la Renaissance, op. cit., p. 21.

517.

Ibid.

518.

François RIGOLOT, Louise Labé lyonnaise ou la Renaissance au féminin, op. cit., p. 268.

519.

Antoine HÉROËT, La Parfaicte Amye, in Opuscules d’Amour, par Héröet, La Borderie et autres divins poëtes, Lyon, Jean de Tournes, 1547.

520.

Ibid., p. 5.

521.

Nathalie DAUVOIS, Le Sujet Lyrique à la Renaissance, op. cit., p. 31.

522.

Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 27. Le critique fait par ailleurs référence dans cette page aux travaux de François RIGOLOT et de Kirk D. READ, « Discours liminaire et identité littéraire » dans Versants, n°15, 1989, pp. 75-98.

523.

Ibid.

524.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 41.

525.

Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 28.

526.

Ibid., p. 30.

527.

Arnaud TRIPET, Montaigne et l’art du prologue au XVIème siècle, Paris, Champion, 1992.

528.

Nathalie DAUVOIS, Le Sujet Lyrique à la Renaissance, op. cit., p. 40.

529.

Ibid., p. 42.

530.

Ibid.

531.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, sonnet V, dernier tercet, op. cit., p. 124.

532.

Nathalie DAUVOIS, Le Sujet Lyrique à la Renaissance, op. cit., p. 44.

533.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, troisième élégie, vers 95 à 102, op. cit., p. 118.

534.

Ibid., pp. 107 à 110.

535.

Ibid., p. 111.

536.

Ibid., p. 142.

537.

Ibid., p. 112.

538.

Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 177.