C- L’ « oralitude »

Dernier argument utilisé par la critique essentialiste pour définir l’« écriture féminine », l’« oralitude » serait cette plus grande faculté supposée des femmes au style « oral », conséquence directe du rapport plus direct de la « féminité » à la nature. Le style labéen est considéré comme celui d’une lyrique de l’épanchement. On attribue le strict aux hommes et le flou aux femmes, comme le relève Michèle Le Doeuff 582 , « dans l’ordre de la pensée comme dans celui de la confection ». Donc, aux hommes la réflexion, aux femmes l’intuition : « Platon distingue la noêsis (on traduit en général par intelligence) de la dianoia (raisonnement par pensée discursive) mais, s’il hiérarchise ces modes de connaissance – la noêsis est supérieure à la dianoia –, il pose leur coexistence dans l’activité cognitive que quiconque, homme ou femme, entreprend dans le long apprentissage de la philosophie » 583 .

La question qu’il faut nous poser, c’est bien comment est née l’expression « intuition féminine », dans l’imaginaire du connaître, c’est-à-dire dans une pensée de la pensée mythique, car cette « intuition » donnée aux femmes est la conséquence d’une vision naturalisante du genre et la cause d’une perception critique faussée des Euvres labéennes entre autres productions de femmes. Citant la Phénoménologie de l’Esprit de Hegel, Le Doeuff relève quelques propos intéressants sur l’intuition 584  : « L’intuition ne se connaît pas elle-même (…) autrement dit, elle ne connaît rien ». Le philosophe allemand prête ensuite aux femmes le « goût » et la « finesse » du « déploiement tranquille de la plante dont le principe est l’unité indéterminée du sentiment ». Et la plante est bien selon lui ce qui « ne parvient pas à l’être pour soi ». Donc, en tirant pour nous-mêmes de cette réflexion hégélienne une conclusion qui nous serve à démontrer à quel point l’intuition (dite « féminine ») est une contre-valeur, les femmes-plantes ne parviennent pas à la connaissance d’elles-mêmes, elles sont seulement intuitives. C’est ainsi qu’en plus d’une réification (ou végétalisation) des femmes, on obtient le cliché suivant : l’intuition est le style de pensée (le mode de savoir et de connaissance) spécifiquement « féminin » et la production littéraire des femmes est intuitive, naturelle, plus facilement orale qu’écrite, plus spontanée que rhétorique, « communication dite naturelle du langage ordinaire, à la limite de la littérature » 585 . Cixous définit ainsi l’« écriture féminine » selon trois points qui sont : le privilège de la voix ; le privilège du corps ; enfin la « dépropriation » ou « dépersonnalisation » (« les femmes par l’expérience de la maternité seraient davantage susceptibles de vivre une subjectivité se divisant sans regret » 586 ). On voit que l’idée de « nature » joue à plein dans cette définition du « féminin » ou de la particularité « féminine » de l’accès à l’écriture des femmes. Il est nécessaire de « dénaturaliser les dualismes de la métaphysique occidentale » car « comment établir (…) le lien d’une approche formelle, philosophique et textuelle de la « féminité » avec la situation réelle des femmes telle qu’elle apparaît historiquement, socialement, culturellement ? » 587 .

Les notions de « féminité » et d’ « écriture féminine » sont d’autant plus problématiques que Cixous les assimile presque totalement, dans un essentialisme très radical, avec le maternel, allant même jusqu’à parler de « sexe maternel ». Comment considérer alors les textes de Labé comme « féminins » alors que l’auteure, selon le peu de sources biographiques que nous possédons, n’a pas eu d’enfant et ne fait que très peu cas, comme la plupart des écrivains de la Renaissance ? Pour Cixous, le maternel va de soi, lié au corps, à l’oralitude, à la dépropriation de soi, donc à la « nature profonde » des femmes. « Cette façon d’identifier le maternel à une structure finalement pré-œdipienne implique une naturalisation qui confine le maternel-féminin à une sorte de matrice-nature, préalable à la culture » 588 . L’« écriture féminine » utilise un je toujours implicitement autobiographique, spontané, sorte de « sécrétion naturelle » de la « féminité » dans l’écriture (d’où une parenté entre « écriture féminine » et « oralitude »). Cette idée de « nature » plus proche des femmes, ou des femmes plus proches de la « nature » voire de l’animalité, enracine le caractère positiviste et sexiste de la notion d’ « écriture féminine ». Béatrice Didier relève chez Labé une prise de parole du corps, liée à l’oralité ontologique féminine, sorte de « chant strident des Bacchantes » qui retentirait sur « la lyre d’Orphée » 589 . Les femmes, soumises au mutisme, ne peuvent par conséquent que crier lorsqu’elles écrivent, mimant ainsi un acte de langage oral :

‘ Crier me faut mon mal toute la nuit…’

nous dit Labé au sonnet V mais dans un contexte de mise en scène de la persona lyrique. Le langage « féminin » est destructuré, chaotique, pythique, hystérique. Gisèle Mathieu-Castellani évoque cette caractéristique dans La Quenouille et la Lyre : elle intitule l’une de ses parties L’oralitude ou la vocalisation de la parole amoureuse et écrit : « l’un des critères de l’écriture-femme serait son oralisation ou son oralitude, sa proximité à l’égard du parlé. Si l’on fait l’hypothèse d’une bipolarité du langage dans sa dimension symbolique inconsciente, on admettra peut-être le postulat des deux versants de l’écriture, orientée soit vers le pôle paternel, soit vers le pôle maternel » 590 . Mathieu-Castellani considère comme établie la relation que les productions littéraires des femmes entretiendraient au « parlé », au « flux émotionnel », d’où une écriture proche « de la bouche et du corps » 591 . L’oralitude procéderait d’une restitution du corps au langage, comportement naturellement « féminin » ou marqué de la « polarité f ». Le chant serait le mode d’expression « typiquement féminin » :

‘ Quand vous lirez, ô Dames lionnoises,’ ‘ Ces miens écrits pleins d’amoureuses noises,’ ‘ Quand mes regrets, ennuis, despits et larmes’ ‘ M’orrez chanter en pitoyables carmes…592

Labé établit un parallèle entre ce qu’elle écrit et le chant, en cherchant l’accord des Dames lionnoises auxquelles elle s’est déjà adressée. L’auteure passe cependant par le terme d’écrits avant d’utiliser le verbe chanter. De plus, la structuration poétique du propos, avec la reprise anaphorique de l’adverbe quand au début du premier et du troisième vers, vient démentir le caractère a priori chaotique. Le je élégiaque, présent dans sa forme d’objet ou de possessif dans chacun des quatre vers, s’affirme dans la maîtrise de la rythmique, notamment au vers 3, par l’accumulation des compléments d’objets nominaux regrets, ennuis, despits et larmes.

« Les traces de l’oralitude, il faut se garder de les chercher de façon réductrice dans les marques d’une affectivité mal contrôlée, dans les exclamations, dans les brusques ruptures qui signaleraient le défaut de logique féminine, le délire verbal, la logorrhée, le bavardage (…), dans les caprices d’une pensée non-pensée qui vagabonderait en se laissant aller aux folles imaginations. Il faudrait se rappeler plutôt le modèle de représentation qui s’impose à la Renaissance, après Platon, lorsque l’humaniste essaie de décrire la spécificité de la parole poétique : Le poète, dit Platon, assis sur le trépied des Muses, verse de furie tout ce qui lui vient en la bouche, comme la gargouille d’une fontaine, sans le ruminer et peser, et lui échappe des choses de diverse couleur, de contraire substance et d’un cours rompu… » 593 . Le bémol apporté par Mathieu-Castellani pourrait être rassurant si cette citation de Montaigne, extraite des Essais (De la Vanité, III, 9), ne servait à la critique – par l’association qu’elle fait poète = femme, association qui n’est contenue ni chez Platon, ni chez Montaigne – à conforter, de manière détournée, la pensée d’une « écriture féminine » spontanée. Le poète n’a pas accès à la Cité idéale pour Platon car il est celui qui ne pense pas, ne réfléchit pas, mais laisse son corps être pénétré par son art (qui n’en est pas un puisqu’il ne le maîtrise pas), tout au contraire du philosophe. La citation choisie par Mathieu-Castellani ne valorise, une fois encore, qu’une contre-valeur sociale, tant pour la société antique et la cité platonicienne que pour la Renaissance.

Pour la critique, pourtant, l’association poésie-« féminité » fait sens dans un rapport intuitif au langage : « la définition de la poésie comme originel langage des dieux déclare, sous l’écorce de la fable, l’oralisation de l’écriture, qui passe par la bouche, passe en bouche, en restant le plus près possible du corps et du corporage » 594 . Labé parle de chant car elle chante, car la plupart des œuvres poétiques de la Renaissance, si elles sont d’abord écrites, sont souvent chantées, comme l’était la canso provençale, à l’imitation du mythe orphique sans doute ou plus simplement par tradition, parce que la naissance de la littérature s’est faite dans le chant, celui d’Homère comme celui de Chrétien de Troyes. Par conséquent, que Louise Labé ait su « oraliser » son langage, comme Sappho sans doute, mais aussi comme Homère, Ovide, Virgile, est la marque de son attachement à la lyrique originelle.

‘ Clere Venus, qui erres par les Cieus,’ ‘ Entends ma voix qui en pleins chantera… 595

Le je lyrique, par définition, est chant et voix : il ne s’agit pas d’y lire une marque du « féminin » mais une trace topique de la Renaissance poétique, une métaphore du mythe orphique. Qu’elle ait écrit un Débat philosophique, placé en tête de ses Euvres doit davantage nous interroger. Une femme, une poète, se pique de raisonner, de réfléchir, de débattre du sens (et du genre ?) de l’Amour. Une femme ose philosopher, à la manière de Platon, de Léon l’Hébreu ou d’Erasme.

Si la poète invoque davantage qu’elle évoque, notamment dans les élégies et les sonnets (quoique les élégies, selon la définition marotique, soient assez proches de la description d’un état, de l’état d’un être, d’autant plus qu’elles sont des lettres imitatives des Héroïdes), peut-on dire pour autant que la lyrique labéenne est une lyrique de l’épanchement et que cette lyrique de l’épanchement est essentiellement liée à la « féminité » de l’auteure des Euvres ? Si l’invocation participe sans aucun doute à la poétique labéenne, peut-on en conclure pour autant qu’il s’agit de la preuve d’une « féminité » des Euvres ? Difficile à croire quand on observe la qualité de la poétique labéenne : des sonnets en décasyllabes qui observent les codes définis par les Traités de poétique de la Renaissance (tout comme le Débat suit les règles de la rhétorique). Observons par exemple le sonnet IV, et notamment son second quatrain :

‘ Quelque travail, dont assez me donna,’ ‘ Quelque menasse et prochaine ruïne :’ ‘ Quelque pensée de mort qui tout termine,’ ‘ De rien mon cœur ardent ne s’estonna… 596

L’anaphore récurrente sur trois vers, la diérèse nécessaire au décasyllabe du second vers de ce second quatrain, font de ce sonnet, placé en grande partie sous le signe du double (on y répète deux fois les mots Amour et tousjours qui se trouvent rimer entre eux) un modèle de construction poétique. Les métaphores s’y enchaînent sur le thème du feu, fureur, brulay, ardent. Le dernier vers, chute attendue du sonnet dans la tradition renaissante, pratique une disposition symétrique :

‘Mais pour plus fort contre les fors paroitre… 597

La structure d’inversion est aussi une structure d’amplification, cohérente avec le sens du vers. Invoquer c’est aussi s’adresser et les nombreuses adresses ou injonctions faites notamment aux Dames, à Clémence de Bourges, aux dieux et déesses, à elle-même, ou au destinataire amoureux des sonnets : Clere Venus…, ou es tu donq o ame bien aymee…, Mais fais Ami…, o dous sommeil, o nuit à moy heureuse, Lut compagnon de ma calamité… 598 , peuvent nous laisser penser qu’il s’agit pour Labé de refuser d’une certaine manière de considérer les divers destinataires de sa lyrique comme de simples objets poétiques, prétextes à son expression. Les vocatifs sont récurrents, permettant l’établissement d’un dialogue avec l’autre sous toutes ses formes, Ami, Ame, Venus ou Lut. L’adresse et l’invocation donnent sans doute un caractère sacré et mythique à ses vers mais lui servent aussi à donner une place de sujet à l’objet poétique, au destinataire lyrique. On décrit un objet, on communique avec un sujet. Le je lyrique, sujet de la poésie et de l’amour, ne peut se contenter de blesser d’amour l’objet dont il parle, qu’il désire, qu’il invoque. Il attend en retour d’être blessé de même :

‘ Je m’animay, respons je, à un passant,’ ‘ Et lui getay toutes mes flesches’ ‘ Et l’arc apres : mais lui les ramassant’ ‘ Et les tirant me fit cent et cent bresches. 599

Le dialogue engendre la réciprocité. Dans le sonnet XIX, il y a discussion entre Diane et le je lyrique, sur la nécessité d’être chassant et chassé-e-, d’être objet et sujet, un dialogue où l’auteure prouve son indéniable culture antique (l’utilisation du cent et cent fait référence à l’hécatombe du mythe de Diane). Ce sonnet peut être rapproché du discours d’Amour dans le Débat : « Lors tu sentiras bien un autre contentement, que ceus que tu as uz par le passé : et au lieu d’un simple plaisir en recevras un double ; car autant y ha il de plaisir à estre baisé et aymé, que de baiser et aymer » 600 . De plus, le peu d’espace laissé à la description dans les Euvres correspond sans doute à une volonté de l’auteure de resserrement de sa poésie en vingt-quatre sonnets (il y a davantage de description dans les Elégies et encore plus dans le Débat), c’est-à-dire que la taille du recueil peut expliquer l’économie descriptive au profit d’invocations, c’est-à-dire d’adresses et de communication entre deux sujets pensants, parlants, agissants. Dans le célèbre sonnet des baisers, le sonnet XVIII, le tu est en position de sujet aux premiers vers du premier quatrain, puis le dernier vers de cette même strophe inverse les positions et le je lyrique redevient sujet de l’action et de l’amour.

La lyrique est, en soi, épanchement et invocation, combinaison d’une expression personnelle par la plainte et le chant. L’attachement de Labé à la tradition lyrique est sans faille, comme le relève aussi François Rigolot 601 . « Tout poète qui écrit des sonnets communique son expérience nécessairement à travers des structures artificielles » 602 , nous explique-t-il, quand Gisèle Mathieu-Castellani écrit : « Un autre rapport au temps, au monde, au langage : n’est-ce pas ce qui différencie le vivre-écrire de la polarité féminine ? Si l’écriture lyrique de Louise Labé se caractérise par sa liberté, par son aisance, sans doute est-ce dans la mesure où (…) l’acte d’écrire est vécu comme une jouissance particulière (…) La langue même semble maternelle pour la poétrice : n’est-elle pas, dans la langue, encore immergée dans la parole maternelle, dans le maternel du langage ? » 603 . Cependant, le lyrisme est en soi marqué par l’expression vocative et oralisée d’une subjectivité, sans rapport avec un hypothétique « maternel du langage ». La critique essentialiste est une critique biaisée par les clichés des schèmes sociaux intégrés. Elle se fonde sur une représentation thématique du féminin issue du système phallocentré et des contre-valeurs sociales.

Notes
582.

Michèle LE DOEUFF, Le Sexe du savoir, op. cit., p. 25.

583.

Ibid., p. 27.

584.

Ibid., p. 29.

585.

Nature, Langue, Discours. Cahiers Masculin-Féminin, sous la direction de Merete STISTRUP JENSEN, article « La Notion de Nature dans les théories de l’ “Ecriture Féminine” », par Merete STISTRUP JENSEN , op. cit., p. 32.

586.

Ibid., p. 36. La critique cite Hélène Cixous et Catherine Clément.

587.

Ibid., p. 37.

588.

Nature, Langue, Discours. Cahiers Masculin-Féminin, sous la direction de Merete STISTRUP JENSEN, article La Notion de Nature dans les théories de l’ « Ecriture Féminine », par Merete Stistrup Jensen, op. cit., p. 39.

589.

Béatrice DIDIER, L’Ecriture-Femme, op. cit., p. 39.

590.

Gisèle MATHIEU-CASTELLANI, La Quenouille et la Lyre, op. cit., p. 190.

591.

Ibid., p. 192, pour les deux citations et les suivantes.

592.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, élégie III, vers 1 à 4, op. cit., p. 115.

593.

Gisèle MATHIEU-CASTELLANI, La Quenouille et la Lyre, op. cit., p. 192.

594.

Ibid., p. 193.

595.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, sonnet V, vers 1 et 2, op. cit., p. 123.

596.

Ibid., p. 123.

597.

Ibid.

598.

Ibid., sonnets V à XII, pp. 123 à 127.

599.

Ibid., p. 132.

600.

Ibid., p. 64.

601.

Ibid., pp. 19 et 20, dans l’introduction de François RIGOLOT.

602.

Ibid., p. 22, dans l’introduction de François RIGOLOT.

603.

Gisèle MATHIEU-CASTELLANI, La Quenouille et la Lyre, op. cit., p. 195.