Ce renvoi des femmes au sémiotique, c’est-à-dire à une forme de symptomatologie comportementale, cette exclusion du symbolique, peut aussi s’analyser par une réduction des femmes au ça, à la maternité, à la naturalité, à l’animalité, au corps. Les effets de la féminité, pour Didier 607 , pour Mathieu-Castellani 608 , pour Kristeva 609 , se trouvent dans un privilège du corps. Les femmes n’ont pas, comme les hommes, un rapport sublimé au corps, selon ces critiques, mais un rapport naturel, direct et spontané. Valorisant des contre-valeurs, la critique essentialiste explique aussi que la jonction entre corps et langage est la marque de la « sorcellerie » naturellement féminine (confortant la thématique des femmes-lunes face aux hommes-soleils que l’on retrouve dans La Quenouille et la lyre 610 ).
Il va s’agir d’explorer cet érotisme, cette présence du corps plus importante, selon les essentialistes, dans l’ « écriture féminine ». Nous devons nous demander si les Euvres de Louise Labé développent une plus grande présence du corps que les autres productions, prosaïques ou poétiques, de la Renaissance. Si tel est le cas, il s’agit de se demander dans quelle topique renaissante ce corps est exprimé. Si Labé affirme un corps féminin dans les Euvres, c’est dû en partie à son statut d’auteure : elle est une femme et elle signe à plusieurs reprises son œuvre de son nom, Louize Labé, Lionnoize, affirmant par là son sexe et son appartenance à la Capitale des Gaules. L’énonciation subjective de sa production nécessite que le je lyrique s’exprimant soit, du moins lorsqu’il est clairement identifiable – et on verra que ce n’est pas une constante sur laquelle on peut continuellement s’appuyer – féminin. Implicitement, les lecteurs des Euvres identifient le je qui s’y exprime, notamment dans la partie poétique de l’ouvrage, au nom de l’auteure. Le corps du je lyrique est donc le corps de l’auteure des Euvres, une femme. Mais cette affirmation du sexe dans le nom n’est pas la trace d’une « féminité » : on a tendance à confondre finalement le féminisme du discours labéen avec l’expression de l’« éternel féminin ». Lorsqu’elle affirme, dans l’Epistre, que les dames doivent « eslever un peu leurs esprits par-dessus leurs quenoilles et fuseaus », et « mettre » leurs « concepcions par escrit », ce n’est certes pas la marque d’un discours féminin, mais féministe ou « du féminin ». Pourtant, Gisèle Mathieu-Castellani y lit la trace d’une maternité sans doute frustrée pour Labé : « Mettre ses conceptions par écrit, (…) c’est concevoir autrement, substituer (ou ajouter) à la conception normale cette autre forme d’enfantement ».
Le sonnet VII 611 fonctionne sur la redondance récurrente du mot corps :
‘ On voit mourir toute chose animee,’ ‘ Lors que du corps l’ame sutile part :’ ‘ Je suis le corps, toy la meilleure part :’ ‘ Ou es tu donq, o ame bien aymee ? ’Au corps est immédiatement associée l’âme. Le mot corps apparaît deux fois, tout comme le mot ame, de manière couplée. Nous ne lirons pas dans cette affirmation du je lyrique des Euvres (non-identifié comme féminin), comme le fait Mathieu-Castellani, une « dualité de l’âme et du corps » où « un corps-femelle, sensuel, un esprit-mâle, intellectuel » s’opposent, ni « l’orgueilleuse certitude d’une femme qui assume sa condition merveilleusement corporelle (…) dans la douleur comme dans la jouissance » 612 . Après lecture des deux derniers vers du second quatrain du même sonnet :
‘ Las, ne mets point ton corps en ce hazart :’ ‘ Rens lui sa part et moitié estimee…’on se rend compte que la dissolution des liens hiérarchisés se produit à la fois dans le couple et dans chacune des moitiés qui le composent. Non seulement les termes sont symétriques et s’entrecroisent, mais ils se répondent du je au tu. Rien ne permet d’affirmer que le je et le tu sont deux personnes différentes, mais du moins pouvons-nous constater la présence d’un dialogisme intéressant. Renversement subversif des codes sociaux établis, ces vers sont aussi une mise sur le même plan de chaque partie de l’humain, considéré comme un tout et non une partie d’un tout. Le je lyrique des Euvres le réaffirme un peu différemment, associant le corps et l’esprit :
‘ Lors qu’exerçoi mon corps et mon esprit…’dans la troisième élégie. L’importance de la conjonction de coordination qui met deux choses sur un plan d’égalité (ici le corps et l’esprit) dit, à elle seule, le refus pour ce je lyrique de n’être considéré qu’à moitié. Peut-on penser, comme le fait Gisèle Mathieu-Castellani, que le sonnet II (femelle), le sonnet XIII (sein, acollant, contentons nous, aise, baiseroit) et le sonnet XVIII (sonnet des baisers), sont des preuves irréfutables de l’érotisme affiché des Euvres ?Elle reprend par là nombre d’éléments de la critique biographique qui ne lisait, dans la production poétique de Labé, que l’expression d’une sensualité débordante, d’un érotisme hystérique, sans considérer les dimensions topiques, traditionnelles et ironiques des propos tenus. Elle affirme que « l’érotisme féminin est (…) moins refoulé et la liberté du corps se dit dans un langage libre et naïf » 613 .
A la fin du discours IV, Amour, discutant avec Jupiter, affirme : « La lubricité et ardeur de reins n’a rien de commun, ou bien peu, avec Amour. Et pource les femmes ou jamais n’aymeront ou jamais ne feront semblant d’aymer pour ce respect » 614 . Amour semble dire que l’érotisme dans son aspect lubrique n’a rien à voir avec la fusion néoplatonicienne. Plus intéressant, Amour souligne à Jupiter son incapacité à se faire aimer, puisqu’il n’est pas un être humain. Sa divinité l’empêche d’être aimable, et surtout de se faire aimable, pour être aimer. Jupiter n’est connu que par ses infidélités sexuelles, qui n’ont que peu de choses en commun avec l’amour véritable, conjonction de deux êtres qui se considèrent et se respectent. Folie a déjà mis en évidence le caractère burlesque des amours de Jupiter 615 , ainsi que des amours de Mars et Vénus.Bien trop divins, les personnages de l’Olympe labéen sont ici moqués dans leur incapacité à être des humains. Les termes font songer à la prose rabelaisienne, notamment celle du Gargantua. François Rigolot relève la grande faculté à l’obscénité développée par l’œuvre de Rabelais, une obscénité qui ne choque personne au XVIème siècle : « C’est depuis le XIXème siècle que l’on parle d’érotisme et de scatologie ; au temps de Rabelais, ces mots n’existaient pas, parce que le concept même ne faisait pas partie de l’outillage mental des contemporains » 616 . Cependant, Rabelais fut condamné pour « obscénité » par la Sorbonne : c’est sans doute qu’il était allé un peu trop loin, non forcément dans l’érotisme et la scatologie mais plutôt dans l’utilisation critique qu’il en avait fait.
Dans les Euvres, le mot corps est peu utilisé. Une occurrence définit l’Amant par son corps (le masculin) et l’aimée par l’esprit (le féminin) : « Apres que l’Amant ha composé son corps et complexion à contenter l’esprit de l’aymee… » 617 . Enfin, dans le discours de Mercure, une fois encore, corps et esprit se trouvent placés sur un pied d’égalité et il n’est question à aucun moment d’une différence par rapport au corps ou à l’esprit entre les hommes et les femmes 618 : « On est las tant d’esprit que de corps », nous dit-il, plaçant sur le même plan grammatical le corps et l’esprit, tout comme la folie et l’amour.
Doit-on penser alors que c’est dans l’œuvre poétique labéenne que peuvent se débusquer les traits marquants de l’« écriture féminine » et de son intrinsèque sensualité (ou corporage) ? Dans le néoplatonisme, le corps lutte entre désir charnel et sublimation spirituelle. Rigolot souligne que la présence de l’érotisme dans de nombreuses œuvres de la Renaissance, quel que soit le sexe de leur auteur-e-, affirmant « qu’il n’y a pas de lyrisme sans veine érotique » 619 . Marot, à l’initiative des Blasons très en vogue à la Renaissance, ayant lui-même composé lors de son exil à Ferrare le très sensuel Blason du Beau tétin en 1535, « donnait libre cours à ses fantasmes, érotisant chaque nuit un corps dont il ne prenait possession qu’en rêve » 620 dans Le Temple de Cupido. Ronsard, quant à lui, dans le sonnet XX des Amours de 1552, n’hésite pas à rêver un poète pénétrant son amante comme la pluie d’or jupitérienne qui féconda Danaé 621 . Labé se moque ouvertement de cet érotisme, le disqualifiant, comme le fait Amour, dans le discours de Folie du discours I : « je l’ay fait transmuer en Cigne, en Taureau, en Or, en Aigle… » 622 . L’érotisme est fondé sur une topique qui, si elle n’est pas propre à la Renaissance, trouve un écho très positif dans les œuvres des poètes du XVIème siècle. Amour fait subir au corps (et à l’esprit) du je lyrique des Elégies une véritable violence physique : « En ce se montre la grandeur d’Amour quand on ayme celui dont on est mal traité » 623 , écho de la tradition ovidienne des Remèdes à l’Amour, qu’on trouve aussi aux vers 81 et 82 de la seconde élégie (comme dans le second quatrain du premier sonnet) :
‘ Tu es tout seul tout mon mal et mon bien :’ ‘ Avec toy tout, et sans toy je n’ay rien…’Cette souffrance bienheureuse semble moins difficile à subir que le vide métaphysique du RIEN. La place accordée au corps dans les Euvres semble toujours davantage topique et codée que « naturellement » spontanée.
Béatrice DIDIER, L’Ecriture Femme, op. cit., p. 35 : la critique explique que Louise Labé, plus qu’une autre, développe une « écriture féminine » qui soit écriture du corps, comme Colette – le saut temporel ne l’effraie guère – qui s’est mise à écrire ce qu’elle sentait. Dommage pour les essais de Colette…
Gisèle MATHIEU-CASTELLANI, La Quenouille et la Lyre, op. cit., pp. 175 et 176 ; la critique développe entre autres arguments pour défendre le postulat d’une « écriture féminine » labéenne le cri « naturel » d’une féminitude, lié à une sensualité érotique.
Julia KRISTEVA, La Révolution du langage poétique, Paris, Le Seuil, 1974, p. 614 ; et Polylogue, Paris, Le Seuil, 1977.
Gisèle MATHIEU-CASTELLANI, La Quenouille et la Lyre, op. cit., p. 109.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 123.
Gisèle MATHIEU-CASTELLANI, La Quenouille et la Lyre, op. cit., p. 172.
Ibid., p. 189.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, Débat de Folie et d’Amour, op. cit., p. 64.
Ibid., p. 53.
François RIGOLOT, Les Langages de Rabelais, Genève, Droz, 1996, p. 112.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, Débat de Folie et d’Amour, op. cit., p. 74.
Ibid., p. 89, la seule occurrence dans le discours de Mercure.
François RIGOLOT, Poésie et Renaissance, op. cit., p. 207.
Ibid., p. 209.
RONSARD, Les Amours, op. cit., p. 67.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, Débat de Folie et d’Amour, op. cit., p. 53.
Ibid., p. 63.