Deuxième partie : traditions et émancipations

Si l’on ne peut absolument pas considérer que l’écriture labéenne ne soit qu’une écriture biographique ou qu’une écriture du corps, si on ne peut adhérer au postulat de l’existence d’une « écriture féminine » dont on a montré les limites voire la caducité, si on considère que l’inscription du corps dans la production prosaïque et poétique de Louise Labé correspond à une tradition renaissante lyrique et érotique, dans le sens physique et philosophique du terme, il s’agit d’interroger les instances énonciatives mises en jeu dans notre corpus.

‘Laure ut besoin de faveur empruntee’ ‘ Pour de renom ses graces animer ;’ ‘ Louïze, autant en beauté reputee,’ ‘ Trop plus se fait par sa plume estimer.’ ‘ Et de soymesme elle se faisant croire,’ ‘ A ses loueurs est cause de leur gloire. 677

A la lecture du sizain du sonnet liminaire anonyme Aus poëtes de Louize Labé, nous sommes contraint-e-s à la réflexion comparative : Laure trouve écho en Louïze. Le parallèle sonore entre les prénoms ne fait nul doute, et le glissement sémantique, de l’or et du laurier de la dame toscane à la louange qu’incite la lyonnaise, s’effectue naturellement par le changement des lettres centrales (on passe de L aur e à L ouïz e). Si Laure permettait à Pétrarque d’obtenir les lauriers de la gloire, Louïze « est cause » de gloire pour l’ensemble de ses « loueurs ». Le sonnetqui ouvre les Escriz de louange à l’auteure, figurant à la fin de son édition des Euvres de 1555 puis de 1556, mis en évidence par sa position externe aux écrits mais en même temps liminaire et introductive – il reprend en cela le statut de l’Epistre mais aussi du sonnet italien du canzoniere labéen –, nous incite à renoncer définitivement à une lecture essentialiste ou biographique du recueil, selon les caractéristiques assignées à ce type de critique. Par leur titre, leur agencement et le riche paratexte qui les ceint, et qui vient conditionner notre lecture de l’œuvre à proprement parler, les Euvres de Louise Labé relèvent d’une stratégie fine d’émancipation des femmes en général et d’une auteure plus particulièrement, émancipation qui passe par la reconnaissance de traditions.

Non seulement insuffisant pour apprécier la profondeur des Euvres mais encore pernicieux pour la réception correcte de la production d’une auteure, le postulat d’« écriture féminine » doit dorénavant laisser place à une vision davantage précise de la poétique labéenne. Il s’agit bel et bien de s’émanciper de la critique ancienne essentialiste et biographique qui perdure çà et là, afin de lui substituer une réflexion sur les desseins des Euvres à un moment particulier de l’histoire de l’humanisme lyonnais, et d’interroger l’importance du politique, au sens d’implication dans la polis, dans la poétique de Labé. Répondant apparemment à ce qu’on attend socialement de l’œuvre écrite par une femme – pudeur, modestie, mais lyrisme « échevelé » – le recueil de Labé n’en est pas moins une mise à distance de l’ordre du monde et de ses attentes, non pas vainement mais dans une perspective politique et poétique. Les Euvres, imprégnées des auteurs antiques et italiens, disponibles à Lyon avant 1554 grâce à la fécondité des imprimeurs, non seulement ne correspondent pas aux caractéristiques définitionnelles de l’« écriture féminine », mais encore s’en détachent nettement par leur implication humaniste, notamment le poids de l’intertexte des années 1550. La Renaissance et ses débats, la Renaissance et ses interrogations, la Renaissance et ses théories, laissent dans l’ensemble du recueil des sillons profonds : ceux de la nécessaire harmonie de la création artistique, de l’ordre et de l’obsession de symétrie des formes et des thèmes qu’utilisent les poètes du XVIème siècle, sous l’impulsion de l’architecture ; ceux du recours au burlesque et à la satire comme mise en question possible du poétique et des normes sociales ; ceux de la réflexion sur l’Amour et la Folie ; ou ceux de l’égalité des femmes et des hommes. Il y a tout cela dans les Euvres, tout ce que la grille de lecture unique, biographique et essentialiste, empêche de percevoir, tout cela et peut-être plus.

La première nécessité est d’interroger l’intertexte renaissant et les influences ayant pu jouer un rôle dans la production labéenne, en prenant la mesure du particularisme de l’auteure, de sa poétique propre. L’agencement qu’elle donne à son recueil, et sur lequel elle ne reviendra pas, malgré une édition revue et corrigee un an après la première, agencement réfléchi et posé, comme l’utilisation des topiques pétrarquistes et néoplatoniciennes, à la fois italiennes et françaises, ou encore la mise à distance prosaïque de ces topiques, laissent penser que Labé, en tant qu’auteure, est consciente de ce qu’elle produit et qu’elle le produit en ayant en tête un dessein certain. Le silence même de l’auteure, définitif, après que ses Euvres, dont le titre, choisi, évoque la complétude,ont été publiées et reconnues, nous semble signifiant. Le préalable intertextuel et formel nous permettra d’étudier les instances énonciatives de la production labéenne, qui ne peut être considérée comme un « journal intime ». La sincérité en poésie à la Renaissance est non seulement problématique mais encore préjudiciable dans une perspective critique. L’écriture de la Renaissance est réécriture par appropriation, adaptation, notamment du modèle pétrarquiste transmis en France – entre autres – par Bembo. A l’appropriation des modèles se combine la complexité énonciative des Euvres, complexité qui est la clé de voûte de l’édifice textuel labéen. Le lyrisme fonctionne, en fait, sur le fictionnel. Le je lyriquen’est pas le je réel. La personne Labé n’est pas le personnage des Elégies et des Sonnets : la persona est l’expression distanciée d’un-e- auteur-e- par l’intermédiaire d’un je fictif. Il y a une « impression de sincérité » sans doute voulue par l’auteure qui joue de masques identitaires. Ces personae lyriques et légendaires sont ainsi diverses, parfois « viriles » ou virilisées, de manière à correspondre à la masculinité littéraire. Elles participent d’un principe d’héroïsation quelquefois ironique. Ce sont des masques dont le « chaos intérieur », selon les mots de François Rigolot 678 , n’est que l’apparence visible d’une harmonie profonde et invisible, et dont le dessein est politique, puisque le « véritable art est celui qui ne paraît pas être de l’art, et on doit par-dessus tout s’efforcer de le cacher… » 679 , selon ce qu’en dit Castiglione dans le Courtisan, texte très en vogue dans les années 1550 et que Labé semble avoir lu. Deux points de contact au moins existent entre la production labéenne et celle de Castiglione : « les plaisirs merveilleux » qui s’ensuivent de « folie » 680 est la première interférence entre les deux textes. La seconde est un sonnet en italien présent dans l’édition italienne de 1562 publiée chez Guglielmo Rovillio (Guillaume Rouille), intitulé « Dell’Unico Accolti Aretino Sonetti » 681 , faisant référence à la fin du neuvième dialogue au défi lancé à l’assemblée par l’Unico Aretino : « que chacun dise ce qu’il croit que signifie cette lettre S que madame la Duchesse porte sur le front » 682 . La note explique que la duchesse Elisabetta portait bien au front un pendentif en forme de scorpion. La lettre S est la première du mot scorpion, mais aussi de la plupart des mots utilisés dans le sonnet dit ensuite par l’Unico (« il finit par réciter un sonnet sur le sujet dont il avait été question, révélant la signification de cette lettre S » 683 ), qui n’apparaît que dans l’édition de Rouille à Lyon en 1562, consultable à la Bibliothèque Municipale de Lyon, comme ajouté à la toute fin du volume. Or, cette référence au scorpion n’est pas sans nous rappeler le sonnet 1 des Euvres, où le même animal est mis en scène au vers 10 684 .

Les personae à la Renaissance correspondent à un jeu lyrique du je, savamment codé. Elles permettent à l’auteur-e- de s’exprimer sous couvert de masques, le plus souvent légendaires, afin de dire ce que le je réel ne saurait assumer, et de servir à l’établissement d’une légende auctoriale. « Ce qui caractérise la poésie lyrique, c’est (…) un mode d’énonciation, une adresse lyrique susceptible de plusieurs modalités, étagée comme le sont les styles et les sujets divers qui relèvent du lyrisme » 685 . Par conséquent, pour prendre la mesure de la complexité énonciative des Euvres, il va falloir distinguer les deux je existant dans le texte : le je d’auteure et le je lyrique (ou encore le je de la persona fictionnelle utilisée par les écrivains et les poètes pour se mettre en scène dans leurs écrits). La poésie de la Renaissance, et sans doute plus encore celle de Louise Labé, qui est une femme et doit, de ce fait, adopter des postures différentes de celles de ses confrères aux yeux de la doxa et de son lectorat potentiel, gonfle en quelque sorte le sujet lyrique de diverses personae qui lui permettent de représenter le je auctorial : elles le « déréalisent », et ainsi le rendent quasi légendaire. Nous allons interroger cette posture énonciative dans le contexte de la Renaissance puis dans le cas particulier de la production labéenne en gardant toujours à l’esprit ce caractère légendaire de la persona d’auteure. Labé participe, dans ses choix poétiques, à la mise en légende d’elle-même. En était-elle cependant l’unique initiatrice, ou bien peut-on proposer qu’un cénacle littéraire lyonnais l’ait imaginée et diffusée pour elle ? Ces diverses interrogations nous permettront de distinguer à quel point le mythe Labé est une construction minutieuse. Nous estimons que le risque de la dispersion identitaire légendaire provoque l’estrangement souligné par Rigolot. Nous en donnerons, comme le fait Daniel Martin, une lecture plus positive en nous appuyant sur l’objectif politique des Euvres,qui aboutit sans doute à la revendication androgynique du neutre.

La mise en légende d’une auteure, cette mythification de la persona lyrique et auctoriale, sert un dessein plus large, plus humain, plus communautaire. Il s’agit de la revendication féministe des Euvres, que porte en partie le système de symétrie et de réconciliation des contraires, tant thématiques que formels. Cette poétique est une véritable politique, dont Labé se sert afin de démontrer que le féminisme est un humanisme. Il va s’agir pour elle de mettre en œuvre, dans sa poétique, un système de jointures, de liens, d’unions. Il est perceptible dans la forme et l’ordre qu’elle a donnés à son texte et à l’ensemble du recueil, dans le style qui lui est propre, perceptible aussi dans les débats qui s’y nouent, les idées qui s’y développent, les théories qui s’y propagent, dans la mouvance d’un certain humanisme préoccupé du droit des femmes et de leur nécessaire égalité avec les hommes. Pour cela, Labé développe une poétique « androgyne », par l’hétérogénéité des formes choisies, par le réinvestissement de valeurs dites « masculines », par la mise sur le même plan des hommes et des femmes, sans tomber dans l’affrontement ou l’agression mais en rêvant d’un monde où l’androgyne amènerait l’anthropos, où les hommes et les femmes seraient véritablement égaux.

Notes
677.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 141. François Rigolot attribue ce sonnet liminaire des Escriz à Jacques Peletier du Mans, « qui a édité et probablement corrigé les Œuvres de Louise Labé, ou à Jean de Tournes lui-même, l’imprimeur de l’ouvrage ». L’attribution n’est cependant qu’une hypothèse conjoncturelle, à laquelle nous n’adhérons pas.

678.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., préface, p. 22.

679.

CASTIGLIONE, Le Livre du courtisan, op. cit., p. 55.

680.

Ibid., pp. 28-29.

681.

CASTIGLIONE, Il Cortegiano, Lyon, Guglielmo Rovillio, 1562, BM de Lyon, rés. 811 287 (CGA), p. 495 (fin non-paginée).

682.

CASTIGLIONE, Le Livre du courtisan, op. cit., pp. 30-31.

683.

Ibid., p. 31.

684.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 121.

685.

Nathalie DAUVOIS, Le Sujet lyrique à la Renaissance, op. cit., p. 21.